Le Monde - 07.03.2020

(Grace) #1
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LE GOÛT


Un corps qu’il prépare à des cascades pour le pla-
teau, qu’il astreint au yoga et dont il surveille le
poids, pour rester en forme. Un corps qu’il a
amaigri pour incarner Sean, militant séropositif
d’Act Up (120 battements par minute) ; dénudé et
bandé pour jouer un prostitué (Je suis à toi, de
David Lambert) ; allongé dans un lit d’hôpital
pour interpréter un soldat blessé et défiguré
(Au revoir là-haut, d’Albert Dupontel) ; enlaidi
pour devenir un vagabond répugnant (Au fond
des bois, de Benoît Jacquot)... Lui échoient sou-
vent des rôles de garçons mystérieux, de margi-
naux ou de fantômes, qui disparaissent au cours
du film pour mieux le hanter ensuite. Mais on ne
le voit presque jamais en bourgeois. « Être acteur
confère un statut confortable. Si tu utilises cette
chance pour jouer aussi des petites situations
confortables, cela appauvrit tout, non? »
Happé par le cinéma, c’est pourtant sur scène
que Pérez Biscayart, patronyme mi-andalou, mi-
basque, a fait ses premiers pas, aux cours de
théâtre de son collège de Buenos Aires. « La
semaine, nous étions 36 dans la classe, unique-
ment des garçons, à étudier l’électromécanique, et
c’était à qui aurait la meilleure note, raconte celui
qui assurait en maths. Mais, le vendredi soir, on
quittait nos uniformes grisâtres pour enfiler un
accessoire coloré ou une perruque. C’était jouer
librement, se laisser aller. » La disparition brutale
d’un ami proche l’éloigne de ses études rigou-
reuses qui l’étouffent. « Sa mort m’a réveillé. » Il
change de voie, s’inscrit aux beaux-arts, avec le
soutien de ses parents – mère psychanalyste,
père artiste –, mais poursuit son apprentissage
du théâtre auprès de Nora Moseinco, professeure
réputée pour son régime à base de bienveillance
et d’improvisation totale.
Puis, très vite, c’est par la télévision que Nahuel
Pérez Biscayart se fait connaître. Disputas, Sangre
fria, Hermanos y detectives... Son visage devient
familier aux Argentins grâce à des séries et des

JUSQU’À LA FIN DU MOIS D’AVRIL, SON
ENTOURAGE SAIT OÙ LE TROUVER : loge 209, Théâtre
de l’Odéon, à Paris. C’est là que s’installe, pour
quelques semaines, Nahuel Pérez Biscayart. Celui
qui revient tout juste du Festival de Berlin, où il a
présenté deux nouveaux longs-métrages, un
argentin et un russo-allemand, semble toujours
entre deux avions, deux pays, deux langues. « Pour
moi, rester à Paris, supporter le cadre urbain, gérer
la sociabilité, c’est là qu’est la jungle, bien plus que
quand je pars seul dans la nature pendant deux
mois », assure l’acteur aux sept agents (en
Argentine, en France, en Espagne, au Mexique,
aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne).
Applaudi pour sa performance dans 120 batte-
ments par minute, de Robin Campillo, Grand Prix
à Cannes mondialement exporté, qui a valu à
l’acteur le César du meilleur espoir masculin,
Nahuel Pérez Biscayart donne cette fois corps sur
les planches à Tom, le narrateur de La Ménagerie
de verre, dont on revisite les souvenirs. Soit l’adap-
tation d’un drame américain (de Tennessee
Williams) par un metteur en scène belge (Ivo
van Hove), avec une emblématique actrice fran-
çaise (Isabelle Huppert). « C’est à New York que j’ai
découvert Williams, se souvient-il, à travers Vieux
Carré, que j’avais travaillé à 21 ans, lorsque j’étu-
diais au Wooster Group », une pépinière du théâtre
expérimental basée à Manhattan et que l’acteur a
intégrée grâce à une bourse décrochée en 2008.
À dix jours de la première, une légère inquiétude
plane dans son regard. « Je n’ai pas encore com-
plètement trouvé mon personnage, reconnaît-il.
Je ne l’ai trouvé que par fulgurances, j’ai encore
besoin de chercher à le ressentir. Je n’ai jamais été
un acteur technique, je me laisse traverser par ce
que vivent mes personnages. Chez moi, tout passe
par le corps. » Soit une morphologie sèche et
musclée de 1,69 mètre, que domine un visage
adolescent – de grands yeux azur, une éternelle
moustache, des airs insondables.


feuilletons de qualité – « pas du tout telenove-
las! » À 22 ans, après une année passée à
New York, il est appelé en France par Benoît
Jacquot, qui le repère dans un film argentin,
La sangre brota, de Pablo Fendrik. Lors de leur
rencontre, à Londres, Jacquot lui propose de
devenir le sale et terrifiant Timothée, qui viole
une villageoise de la France du xixe siècle, dans
Au fond des bois. « Le personnage était décrit
comme grand, costaud, un vrai homme des
cavernes. J’ai dit à Benoît : “Si tu vois ça en moi,
qui suis petit et frêle, évidemment que je le ferai !” »
À partir de là, les propositions se multiplieront
dans l’Hexagone, pays visité en famille à l’âge de
10 ans, au gré d’une traversée Paris-Barcelone
passant par Poitiers, Limoges, Rocamadour, Albi,
Toulouse... « Ma mère m’a toujours raconté qu’au
moment de quitter la France, à la traversée de la
frontière, je pleurais dans la voiture. »
Aujourd’hui, celui qui vient de fêter, ce 6 mars,
ses 34 ans va et vient, sac au dos et yeux grands
ouverts sur le monde, entre deux tournages :
Vietnam, Philippines, Jordanie, Panama,
Canada... Ni tourisme organisé ni selfies de
vacances : tout ce qu’il déteste. « Cette façon de se
regarder prendre un bain d’exotisme me répugne.
Ce qui m’importe est d’aller vers l’autre, d’avoir la
curiosité de le découvrir. » À l’opposé de son per-
sonnage de Tom dans La Ménagerie de verre qui
rêve à de renversants safaris teintés d’orienta-
lisme : « Je ne sais pas encore comment m’appro-
prier certaines de ses répliques », grimace-t-il.
Pérez Biscayart grince quand il s’agit d’établir
domicile. « À une époque où tout le monde est ter-
rassé par la peur de l’autre, à rester bien dans ses
frontières, l’idée de domicile me déplaît. » Avec lui,
tout film est un voyage et tout voyage, une décou-
verte. Inspirer, se laisser envahir, accepter d’en
ressortir transformé. « Dans le voyage comme
dans un film, je ne fais que passer. Je n’ai pas fait
le conservatoire, je ne me sens pas vraiment pro-
fessionnel », dit-il, lui qui a pourtant tourné une
bonne vingtaine de longs-métrages et remporté
de nombreux prix d’interprétation. « Je prends du
plaisir, mais je regarde avec distance ce qui m’ar-
rive. Parfois, c’est comme si j’étais... » Il cherche le
mot juste. « Un infiltré? », lui suggère-t-on. « C’est
exactement ça », avoue-t-il en se cachant le visage,
comme un enfant dont on perce un secret. Puis,
plus bas : « C’est comme si les autres allaient
s’apercevoir un jour de la méprise. » À ceux qui ne
connaissent pas son parcours et lui demandent
ce qu’il fait dans la vie, il n’ose jamais rétorquer
« acteur » ou « comédien ». Il répond par une
pirouette : « Je joue. »

LA MÉNAGERIE DE VERRE, DE TENNESSEE WILLIAMS,
MISE EN SCÈNE D’IVO VAN HOVE, ODÉON-THÉÂTRE
DE L’EUROPE, PARIS 6e. JUSQU’AU 26 AVRIL, PUIS EN
TOURNÉE.

Nahuel Pérez Biscayart,


acteur en DÉPLACEMENTS.


CÉSAR DU MEILLEUR ESPOIR MASCULIN DANS “120 BATTEMENTS
PAR MINUTE”, LE COMÉDIEN ARGENTIN ENCHAÎNE LES RÔLES
TROUBLANTS AU CINÉMA. CE GLOBETROTTEUR DE 34 ANS EST
SUR SCÈNE AU THÉATRE DE L’ODEON DANS “LA MÉNAGERIE
DE VERRE”, AUX CÔTÉS D’ISABELLE HUPPERT ET SOUS LA DIRECTION
D’IVO VAN HOVE.


Texte Valentin PÉREZ
Photo Rodrigue FONDEVIOLLE

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