Le Monde - 07.03.2020

(Grace) #1
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LE GOÛT

Ben Campbell-White

“NOUS SOMMES AU MILIEU DES ANNÉES  1980,
CHEZ MOI, À LONDRES. À  gauche, c’est un garçon avec qui
j’allais au collège, et c’est un autre copain qui a pris la photo.
Le type du milieu s’appelait The Sulphate Strangler, c’était
un ancien « roadie » de Led Zeppelin, qui travaillait pour
mon père. En cockney, on appelle ça un minder, quelqu’un
qui fait vos courses, assure votre sécurité... Papa aimait
s’entourer de ce genre de personnages, même si c’était sur-
tout de la mise en scène. À droite, c’est moi. Je devais avoir
15  ans et Strangler, la trentaine. Il mesurait près de
deux mètres et c’était un dealeur, un type assez dangereux.
À l’époque, j’étais livré à moi-même, alors mon père a peut-
être pensé que le côtoyer me donnerait une leçon. Pendant
un an et demi, Strangler et moi avons donc vécu ensemble.
Il est devenu ma... « nounou » n’est pas le bon mot, plutôt
quelqu’un qui s’occupait de moi, au sens très large du
terme. Il essayait de cuisiner, effectuait des tâches vague-
ment domestiques. Pourtant, la plupart du temps, il vivait
sa vie, à savoir dealer et étrangler des gens.

Dans l’album photo de...


Baxter Dury.


ADOLESCENT, LE FILS DU ROCKEUR
IAN DURY, DISPARU IL Y A VINGT ANS, A ÉTÉ
LIVRÉ AUX BONS SOINS D’UN DEALEUR
INCONTRÔLABLE, ANCIEN “ROADIE”
DE LED ZEPPELIN. UN CONTRE-MODÈLE
QUI AURA PERMIS AU JEUNE BAXTER
DE NE PAS BASCULER DU MAUVAIS CÔTÉ.

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LE PODCAST “LE
GOÛT DE M” SUR
LEMONDE.FR
ET SUR TOUTES
LES PLATEFORMES.
NOUVEL INVITÉ :
L’ÉCRIVAIN
ÉDOUARD LOUIS.

J’aimais bien Strangler, c’était un peu un éternel enfant,
sans doute plus à l’aise avec des ados qu’en société. Mais il
était aussi accro au sulfate [de morphine], et ne pouvait dor-
mir qu’avec une poignée de somnifères. C’était quelqu’un
de marrant, de gentil. Enfin, plutôt gentil : une fois, c’est
moi qu’il a essayé d’étrangler parce que j’avais piqué l’argent
du pressing...
Ces périodes étaient ponctuées par les retours de papa à la
maison, je ne sais pas trop ce qu’il faisait le reste du temps.
Nous vivions dans un appartement génial qui donne sur la
Tamise – j’y ai d’ailleurs emménagé avec mon fils, il y a
un an. À l’époque, c’était le chaos. Une nuit, un voisin
furieux a trouvé mon père dans la salle de bains, en com-
pagnie d’un Aborigène à moitié nu en train de jouer du
didgeridoo. La plupart du temps, ça m’amusait, et parfois,
je détestais ça. Cette vie ressemblait à un fantasme d’ado-
lescent, mais elle avait un je-ne-sais-quoi de triste. Il m’en
reste quelque chose aujourd’hui : je ne paie toujours pas
mes factures de gaz, et je suis le seul de ma bande d’amis à
ne pas être marié. Fréquenter Strangler m’a aussi donné
envie de ne pas mourir jeune, de ne jamais devenir accro à
quoi que ce soit. De son côté, je crois que ça lui faisait du
bien d’être responsable de quelqu’un. Mais à la fin, il s’est
disputé avec mon père, il lui a volé sa voiture et il est parti.
Il est mort deux ans plus tard, dans une cellule de prison. Je
n’ai jamais vraiment su de quoi, peut-être d’une crise car-
diaque. J’étais assez triste. C’était une période étrange mais
déterminante. Et je m’en suis plutôt bien sorti, non? »^
Propos recueillis par Pascaline POTDEVIN
THE NIGHT CHANCERS, DE BAXTER DURY, PIAS, DISPONIBLE LE 20 MARS.
EN CONCERT DU 28 AU 30 AVRIL À LA GAÎTÉ-LYRIQUE, À PARIS.
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