Le Monde - 07.03.2020

(Grace) #1

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INTERNATIONAL


SAMEDI 7 MARS 2020

0123


la haye ­ correspondance

A


vocate de deux Af­
ghans incarcérés à
Guantanamo, Kathe­
rine Gallagher se ré­
jouit. « Les juges ne se sont pas incli­
nés devant les pressions politiques,
ils ont jugé le droit et les faits. »
Mais il aura fallu vingt­neuf mois
de procédures pour autoriser
la procureure de la Cour pénale
internationale (CPI) à enquêter
sur les crimes commis depuis
2003 en Afghanistan.
Avec la décision prise le 5 mars
par la chambre d’appel, l’enquête
est désormais ouverte. Dans un
mémoire déposé devant les ju­
ges en novembre 2017, Fatou Ben­
souda en précisait les contours.
Ses investigations porteront sur
les crimes contre l’humanité com­
mis par les talibans, lors d’une
vaste campagne « d’intimidation,
de meurtres ciblés et d’enlèvements
de civils », considérés comme fa­
vorables au gouvernement et aux
forces étrangères, ou s’opposant
« à la domination et à l’idéologie
des talibans ». Selon la procureure,
le conflit opposant les milices au
gouvernement aurait fait 26 500
victimes entre 2009 et 2016.

Décision « imprudente »
La procureure vise aussi les crimes
de guerre des forces sécuritaires
afghanes, police et services de ren­
seignement, et ceux perpétrés par
les forces internationales, au pre­
mier chef l’armée américaine,
dont les tortures, les traitements
cruels, les violences sexuelles et
les viols commis dans la prison de
Bagram en 2003 et 2004. Son en­
quête devrait aussi s’étendre aux
prisons secrètes de la CIA, l’agence
centrale de renseignement améri­
caine. Fatou Bensouda s’intéresse
notamment à celles installées au
début des années 2000 en Rou­
manie, en Pologne et en Lituanie,
où des Afghans avaient été tortu­
rés après leur enlèvement pour
leur appartenance supposée aux
talibans ou à Al­Qaida.
Pour le secrétaire d’Etat amé­
ricain, la Cour a pris une décision

« imprudente » après l’accord de
paix, déjà vacillant, signé entre
Washington et les talibans fin fé­
vrier. On est loin du printemps
2019, et des Tweet au ton triom­
phant de Donald Trump et de
Mike Pompeo. A l’époque, les juges
de la chambre préliminaire de la
CPI avaient rejeté toute enquête,
au motif qu’elle serait contraire
« aux intérêts de la justice ». Si les
crimes relèvent bien du mandat
de la Cour, la procureure ne pourra
ni enquêter ni arrêter les suspects,
avaient­ils justifié. Quelques jours
plus tôt, Mike Pompeo avait révo­
qué le visa américain de Fatou
Bensouda, mettant en œuvre le
premier volet d’un train de sanc­
tions annoncées. Avant lui, le con­
seiller américain à la sécurité na­
tionale de l’époque, John Bolton,
avait promis la fin de la juridiction,
et menacé ses magistrats. Mena­
ces réitérées par M. Trump à la tri­
bune de l’ONU, en septembre 2018.
Le feu vert donné par la chambre
d’appel le 5 mars renverse l’une
des décisions les plus controver­
sées de la justice internationale. En
faisant appel de la décision rendue
en avril 2019, Fatou Bensouda
avait reçu le soutien de procureurs
chevronnés, anciens des tribu­
naux ad hoc pour l’ex­Yougoslavie,
le Rwanda et la Sierra Leone. Ils dé­
nonçaient une attaque aux princi­
pes même de la justice internatio­
nale, depuis ses premiers pas à Nu­
remberg où furent jugés les res­
ponsables nazis après la seconde
guerre mondiale. A l’aune de cette
décision, plus aucune enquête ne
serait possible, affirmaient­ils.
En cédant aux pressions améri­
caines, les magistrats alimen­
taient l’impression d’une justice à
la carte. Washington ne cesse de
critiquer une Cour à laquelle elle
n’adhère pas, mais n’a pas hésité,
dans le passé, à pousser certains
dossiers en fonction de ses inté­
rêts. La Cour a mandat de poursui­
vre les auteurs de crimes commis
sur le territoire de ses pays mem­
bres, quelle que soit leur nationa­
lité, même américaine. Et comme
pour l’Afghanistan, qui a ratifié
son traité en 2003, deux ans après

le début de l’intervention améri­
caine, la Cour est censée protéger
les Etats les plus faibles.
La CPI est encore loin d’émettre
ses premiers mandats d’arrêt.
L’enquête ouverte le 5 mars s’an­
nonce compliquée et sensible.
L’Afghanistan refuse désormais de
coopérer. Depuis les premiers ac­
tes du dossier à la CPI, c’est­à­dire
l’ouverture d’un examen prélimi­
naire (l’étape précédant l’enquête),
en 2007, Kaboul avait joué le jeu.
Le code pénal afghan avait été
amendé, celui de la CPI traduit en
pachtou et en dari. Kaboul avait
aussi mis sur pied son propre bu­
reau d’enquête, et remis à la pro­
cureure des centaines de pages de
procédures ouvertes devant les
tribunaux afghans. Le gouverne­
ment espérait démontrer que
l’intervention de la Cour était inu­
tile, puisque l’impunité ne passe­
rait pas. La CPI, créée en 1998 par
traité, n’intervient qu’en dernier
recours : lorsqu’un Etat ne peut ou
ne veut juger. Tant que les crimes
sont punis, elle n’hésite pas à
soutenir les justices nationales.

Lors d’audiences organisées à
La Haye en décembre, l’ambassa­
deur d’Afghanistan aux Pays­Bas
implorait la chambre d’appel de
laisser le pays juger.
Longtemps, Kaboul avait bénéfi­
cié de l’attentisme du premier
procureur de la Cour. Luis Moreno
Ocampo avait tenté de se retirer
sur la pointe des pieds de ce dos­
sier explosif. En prenant ses fonc­
tions en 2012, Fatou Bensouda en­
tendait au contraire faire la preuve
de l’indépendance de la Cour.
Si les limiers de la procureure
pourraient avoir des difficultés à

enquêter sur le territoire afghan, le
volet de l’enquête concernant les
troupes américaines serait, de
l’avis de nombreux juristes et avo­
cats, techniquement plus simple.

« Confession » de George W. Bush
« Il y a déjà tellement d’informa­
tions sur le programme de torture
américain, l’armée américaine a
enquêté, le Congrès a enquêté, les
victimes sont disponibles pour des
interrogatoires, estime Katherine
Gallagher. Je ne crois pas qu’il soit
difficile de trouver les informations.
En fait, George W. Bush, dans son li­
vre, a dit qu’il avait autorisé la tor­
ture et, lorsqu’on lui a demandé s’il
avait autorisé le waterboarding [si­
mulacre de noyade], il a dit oui.
Nous avons donc ici la confession
de l’ex­président des Etats­Unis. »
L’avocate déplore que « trop de
pays, y compris des membres de
la CPI, [aient] collaboré au pro­
gramme américain de torture »,
mais rappelle que les Etats mem­
bres, la Lituanie, la Pologne et la
Roumanie, ont l’obligation de
coopérer avec le parquet, comme

Un enfant blessé
lors d’un
bombardement
à Haska Mina
(Afghanistan),
le 18 octobre 2019.
NOORULLAH SHIRZADA/AFP

La procureure
s’intéresse
notamment aux
prisons secrètes
de la CIA
en Roumanie,
en Pologne
et en Lituanie

l’Afghanistan. Beaucoup, à la Cour,
s’inquiètent de futures pressions
américaines sur ses Etats mem­
bres. « Aujourd’hui marque le pre­
mier jour d’une enquête qui sera
longue et inévitablement lourde
de défis logistiques et politiques »,
préviennent Fergal Gaynor et
Nada Kiswanson van Hooydonk,
avocats de 82 victimes, appelant
au soutien des 123 Etats membres.
En menaçant la Cour, Mike Pom­
peo avait aussi mis en garde contre
l’ouverture de dossiers ciblant les
alliés des Etats­Unis, dont Israël.
En décembre 2019, Fatou Ben­
souda a annoncé sa décision d’en­
quêter sur la guerre de 2014 à Gaza,
et sur la colonisation des territoi­
res occupés par Israël. Mais, avant
d’entamer ses investigations, la
procureure « a passé la patate
chaude aux juges », estime une ju­
riste de la Cour, en leur deman­
dant de confirmer sa compétence
sur les territoires occupés et d’en
définir les frontières. Une affaire
qui s’annonce, elle aussi, sensible
et risquée pour la CPI.
stéphanie maupas

washington n’a accordé que peu d’at­
tention à la décision de la Cour pénale in­
ternationale (CPI), jeudi 5 mars, d’ouvrir
une enquête pour crimes de guerre et
crimes contre l’humanité en Afghanistan.
Une telle enquête risque de mettre en
cause l’armée américaine, qui y est accu­
sée d’exactions. A l’occasion d’un tour
d’horizon avec la presse, le secrétaire
d’Etat, Mike Pompeo, a dénoncé « une ac­
tion vraiment stupéfiante venant d’une ins­
titution politique irresponsable se faisant
passer pour un organisme juridique ». « Il
est d’autant plus imprudent que cette déci­
sion intervienne quelques jours seulement
après que les Etats­Unis ont signé un accord
de paix historique sur l’Afghanistan, qui est
la meilleure chance de paix en une géné­
ration », a poursuivi le secrétaire d’Etat.
« Les Etats­Unis prendront les mesures né­
cessaires pour protéger leur souveraineté et
pour protéger notre peuple », a­t­il ajouté.
Ses commentaires reflètent une mé­
fiance de longue date envers la CPI, de la

part du gouvernement américain, qui a re­
fusé d’en faire partie dès les origines. Cette
hostilité avait été rappelée et théorisée en
septembre 2018 par le précédent conseiller
à la sécurité nationale de Donald Trump,
John Bolton. Devant un cercle de ré­
flexion conservateur, ce dernier avait af­
firmé que cette instance pour poursuivre
les crimes les plus graves à travers le
monde « menace de manière inacceptable
la souveraineté américaine et les intérêts de
sécurité nationale des Etats­Unis ».

Posture de défiance
L’éphémère ambassadeur américain aux
Nations unies (2005­2006), qui s’exprimait
devant la Federalist Society, avait ajouté que
« le but non avoué mais central des partisans
les plus vigoureux » de la CPI « a toujours
été de corseter les Etats­Unis ». Un dessein
d’autant plus néfaste, selon lui, que cette
institution serait incapable du moindre ef­
fet de dissuasion sur les Etats voyous et les
dictateurs. « L’histoire a prouvé que le seul

moyen de dissuasion est (...) la puissance
juste des Etats­Unis et de leurs alliés », avait
assuré le conseiller à la sécurité nationale.
Cette posture de défiance vis­à­vis de la
justice internationale est partagée par les
deux grands partis, comme en avait attesté
l’adoption en 2002 par le Congrès de l’Ame­
rican Service­Members’Protection Act (« loi
pour la protection des membres du service
américain »). Ce texte, visant à faire obstacle
à la CPI, prévoit même le cas extrême d’une
intervention militaire pour soustraire un
ressortissant américain à la juridiction. Elle
avait été soutenue par 397 voix contre 32 à
la Chambre des représentants et par 92 voix
contre 7 au Sénat, dont celles de Bernie
Sanders et de Joe Biden, les deux candidats
à l’investiture présidentielle démocrate.
Une alternance à la Maison Blanche, à la
faveur de la présidentielle de novembre,
ne modifierait probablement en rien l’hos­
tilité exprimée jeudi contre la CPI.
gilles paris
(washington, correspondant)

Washington dénonce « une institution irresponsable »


La CPI se saisit des crimes en Afghanistan


La Cour de La Haye pourra enquêter sur les exactions présumées des talibans, mais aussi des forces américaines

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