Le Monde - 07.03.2020

30 | 0123 SAMEDI 7 MARS 2020

0123

R

oman Polanski a provo­

qué une énième défla­

gration lors des Césars, le

28 février, et, deux jours

plus tard, avec une tribune au vi­

triol de l’écrivaine Virginie Des­

pentes dans Libération. Logique.

Parce qu’il est une industrie

lourde et un art ciselé, qu’il

aimante un public au spectre

large, qu’il crée des imaginaires

que chacun peut s’approprier,

qu’il est un répertoire de formes et

résonne avec l’actualité, le cinéma

bouscule les lignes de la société et,

en conséquence, crée des clans

bien plus visibles qu’ailleurs dans

la culture. Les fractures du cinéma

sont celles du pays. Avec une

même question à la clé : comment,

demain, vivre ensemble?

Comment, quand l’arbitre d’une

cérémonie devient procureur?

Aux Césars, l’humoriste Florence

Foresti n’a pas prononcé le nom

de Polanski, préférant « Roro »,

« Popol » ou « Atchoum », tout en

mimant sa petite taille. Un nain.

Jean­Pierre Darroussin a écorché

son nom. L’actrice Adèle Haenel a

quitté la salle en criant « Bravo la

pédophilie » – l’image restera –,

suivie de la cinéaste Céline

Sciamma et de l’équipe de son Por­

trait de la jeune fille en feu, film

érigé en challenger féministe de

J’accuse et qui est sorti du ring

battu. Celles qui ont déserté la

salle savaient l’opacité des Césars,

elles savaient que 65 % des votants

sont des hommes et que Polanski

avait des chances de gagner. Elles

auraient pu ne pas venir. Elles ont

préféré miner la cérémonie de

l’intérieur. Ça se discute.

Virginie Despentes brasse plus

large. Pour elle, les Césars sont le

symbole des riches qui prennent

du plaisir à violer le peuple des

exclus, par l’intermédiaire de la

police, la justice, les médias, la ré­

forme des retraites et l’usage du

49.3. Ne manque plus que Macron

dans ce brûlot d’une écrivaine qui

manie la rage à la hauteur de la

douleur ressentie par des fem­

mes. Il y a néanmoins chez Des­

pentes et ses partisans des non­

dits qui interrogent.

Fossé générationnel

Elle écrit que J’accuse est un « télé­

film » au budget de 25 millions qui

n’est pas « foutu » d’être dans les

cinq films les plus vus de l’année

et que Portrait de la jeune fille en

feu ne reçoit aucun grand prix

parce que Adèle Haenel a parlé

des attouchements qu’elle a su­

bis. Mais elle oublie que 1,5 mil­

lion d’entrées pour le Polanski est

un bon résultat et que 300 000

pour le Sciamma est décevant,

en dépit d’une grosse couver­

ture médiatique.

Il y a aussi l’idée que les défen­

seurs de J’accuse sont des compli­

ces des violeurs, comme s’ils

avaient comploté pour la survie

du mâle blanc. C’est oublier que

certains des 4 300 votants ont si­

gné une tribune dans Le Monde

dénonçant le manque de démo­

cratie et de mixité de l’Académie

des Césars. C’est oublier que les vo­

tants ont donné quatre Césars aux

Misérables, de Ladj Ly, deux à Papi­

cha, de la cinéaste algérienne

Mounia Meddour, et celui de l’ac­

teur à Roschdy Zem. Et comment

imaginer que les comédiens de

J’accuse, comme Jean Dujardin,

Louis Garrel, Mathieu Amalric, De­

nis Podalydès ou Eric Ruf soient

des complices du viol? Comment

dire que le cinéma français se fiche

de « la voix des opprimés » quand

c’est le contraire?

Des féministes, souvent jeunes,

diront que ces propos, comme

ceux de Lambert Wilson, Fanny

Ardant ou Isabelle Huppert, pour

qui, en citant Faulkner, « le lyn­

chage est une forme de porno­

graphie », viennent de l’ancien

monde. Le fossé générationnel

est criant, surtout quand on voit

l’avalanche de soutiens au coup

d’éclat d’Adèle Haenel. C’est

oublier toutes celles et ceux,

quoique de gauche et féministes,

qui préfèrent se taire tant la

nuance est jugée réactionnaire.

« Même les excès ont du sens »,

confiait l’actrice Marina Foïs, dans

Libération, le matin des Césars.

C’est juste, sauf que les excès inci­

tent à juger des œuvres non plus

pour leur esthétique mais à tra­

vers le prisme communautaire, le

pedigree de l’auteur, le traitement

« bons sentiments » du sujet. Cé­

line Sciamma est paradoxalement

la première victime de cette ap­

proche. Naissance des pieuvres ou

Tomboy furent justement salués

pour leur forme narrative alors

que son Portrait de la jeune fille en

feu a été souvent réduit à son fémi­

nisme. Belle ironie : en donnant à

Claire Mathon le prix de la photo­

graphie, les Césars ont salué la

force plastique d’un film, dont le

magnifique dernier plan – le vi­

sage changeant d’Adèle Haenel –

est le paroxysme.

Mettre en avant les identités,

c’est aussi inciter l’artiste à rester

dans son monde, sous peine d’être

accusé d’appropriation culturel­

le. N’y sommes­nous pas déjà? Ro­

man Polanski parle au nom des

juifs dans J’accuse, Céline Sciam­

ma des lesbiennes dans Portrait de

la jeune fille en feu, Ladj Ly des jeu­

nes de banlieue. Et puis des fémi­

nistes ont dénoncé Les Misérables

comme un film sans femmes.

L’actrice Aïssa Maïga a compté les

Noirs dans la Salle Pleyel. Le philo­

sophe Paul B. Preciado, dans Libé­

ration du 2 mars, estime que ré­

compenser Polanski vise à proté­

ger « la soumission à la souverai­

neté hétéropatriarcale ». Des

personnalités juives ont qualifié

d’antisémites les attaques aux Cé­

sars contre Polanski, Weinstein,

Bruel ou Strauss­Kahn.

Cette compétition entre minori­

tés mène au pire, tant le public ma­

joritaire en est exclu. Des intellec­

tuels américains comme Mark

Lilla ou Seth Greenland ont mon­

tré comment la gauche et ses re­

lais sur les campus, en se repliant

sur les identités, ont contribué à

l’élection de Trump. La féministe

Caroline Fourest, qui n’a pas voulu

voir J’accuse mais s’inquiète d’une

intolérance montante, creuse ce

sillon en multipliant les exemples

dans son livre Génération offensée

(Grasset, 162 p., 17 €).

Il est donc crucial de renouer les

liens. La cinéaste Claire Denis, qui

devait remettre le César du

meilleur réalisateur à Polanski,

absent, a ensuite confié au Pari­

sien : « Un jour, on se parlera, avec

ceux qui ont quitté la salle. Ce ven­

dredi soir, nous n’avions pas les

moyens d’entamer un débat. » Ce

débat, il est urgent.

A

u fil des ans, le baromètre sur

l’image du Front national, rebaptisé

en 2018 Rassemblement national,

est devenu un précieux indicateur politique.

Réalisé par Kantar­OnePoint pour Le Monde

et Franceinfo, il permet de mesurer, sur lon­

gue période, les effets du tournant entrepris

en 2007 par Marine le Pen en vue de « dé­

diaboliser » le parti d’extrême droite dans

l’espoir de le conduire un jour au pouvoir.

Non qualifiée au second tour de l’élection

présidentielle de 2012, la fille de Jean­Marie

Le Pen est parvenue en finale lors du scru­

tin de 2017, mais pour être largement bat­

tue par Emmanuel Macron. Sa perfor­

mance, lors du débat de l’entre­deux­tours,

était apparue humiliante aux yeux mêmes

de ses troupes, tant elle s’était montrée in­

capable de maîtriser ses dossiers.

Deux ans et demi plus tard, la présidente

du Rassemblement national continue de

souffrir de lourds handicaps : 22 % des

Français seulement estiment qu’elle ferait

une bonne présidente de la République et

ils ne sont que 36 % à la juger capable de

rassembler au­delà de son camp. Le niveau

global d’adhésion aux idées du RN, loin de

progresser, stagne à 26 %, soit 7 points de

moins qu’à la veille de la présidentielle de

2017. La normalisation recherchée est donc
      loin d’être acquise.
      Cependant, plus personne ne peut affir­
      mer que Marine Le Pen ne sera jamais élue
      présidente de la République, car une accou­
      tumance s’est créée, qui alimente un possi­
      ble : désormais, 56 % des Français pensent
      que son parti est en mesure d’accéder au
      pouvoir un jour en France. C’est 9 points de
      plus qu’il y a un an et 16 points de plus qu’il
      y a deux ans. Par ailleurs, ils ne sont plus
      qu’une courte majorité (51 %) à estimer que
      le parti d’extrême droite représente un
      danger pour la démocratie. C’est 4 points
      de moins qu’en 2019. Enfin, la coupure se
      creuse au sein des sympathisants du parti
      Les Républicains, où une forte minorité
      (48 %) se dit prête à des alliances.
      Ces indicateurs tombent à un moment où
      le RN accumule les déboires financiers : le
      parti est perclus de dettes, ses dépenses de
      personnel explosent sans que les recettes
      suivent. Depuis la dernière présidentielle,
      le nombre de ses adhérents a fondu et,

dans certaines communes, aucune liste n’a

été déposée en vue des municipales, faute

de candidats crédibles. Cela n’empêche pas

Marine Le Pen, qui s’est déjà déclarée candi­

date pour 2022, de remonter peu à peu son

handicap. Elle le fait sans avoir besoin de

forcer le trait car, depuis le mouvement des

« gilets jaunes », elle est persuadée d’être

devenue l’opposante numéro un. Les quel­

ques conquêtes qu’elle espère aux élections

municipales de mars prochain, puis aux ré­

gionales de 2021, participent de l’accoutu­

mance qu’elle veut créer en renvoyant sur

l’actuel président l’accusation qu’il avait ef­

ficacement portée à son encontre lors du

débat de la présidentielle de 2017 : celle

d’insécuriser le pays.

Pour le président de la République, l’aver­

tissement contenu dans le sondage est sé­

rieux. Toute sa stratégie, construite autour

d’un socle électoral d’à peine 30 %, repose

sur l’idée que Marine Le Pen n’accédera ja­

mais à l’Elysée parce que, au dernier mo­

ment, un front républicain s’érigera pour

l’en empêcher. Certes, la barrière existe en­

core, mais elle est fragilisée par l’anticipa­

tion des électeurs qui se considèrent

aujourd’hui comme des orphelins politi­

ques. La proportion de ceux qui pensent que

« le RN peut accéder un jour au pouvoir » a

particulièrement augmenté chez les sympa­

thisants de gauche (+ 15 points en un an), qui

sont aujourd’hui en rupture avec la politi­

que présidentielle. A leurs yeux, Emmna­

nuel Macron n’est plus le bon rempart.

LES FRACTURES 

DU CINÉMA SONT 

CELLES DU PAYS. 

AVEC UNE MÊME

QUESTION À LA CLÉ : 

COMMENT, DEMAIN, 

VIVRE ENSEMBLE ?

RASSEMBLEMENT 

NATIONAL : 

LE RISQUE DE 

L’ACCOUTUMANCE

Se reparler

après les Césars

CETTE COMPÉTITION 

ENTRE MINORITÉS 

MÈNE AU PIRE, TANT LE 

PUBLIC MAJORITAIRE 

EN EST EXCLU

Tirage du Monde daté vendredi 6 mars : 176 312 exemplaires

CULTURE|CHRONIQUE

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teurs. Mais, facedalités de ce départ, concluBrexit plus durjeudi 17 octobrquiavait étéprévoit une rupture nette, unvendu aux élec­que celui, flou,eàBruxelles,àlamenace
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L’ÉPOQUE–SUPPLÉMENT LESARTISTE SMORTS N’ONTJAMAISAUTANT TRAVAILLÉ
Chômag▶Au troisième trimestre,le nombrededemandeurse:l’espoir d’une amélioration durable
d’emploi sans aucune acti­vité adiminuselon les chiffres publiésvendredi 25octobreéde0,4%,doucement. Il s’agitdu quat rième trimestrede baisse. Sur un an, ladécrue est nette,de chômeurs se confirme▶Le reflux du nombreà–2,4%soutenue▶la bonne santdes Urssafdu trad’uneCesrésultat«augmentationvail.Jeudi, leafait état»des CDIédumsfont écho àréseauarché▶gile dans une conjonctureàcettebaisse, encoplan gouformation contribuinternationalLa monvernemental detéeenreincertaineégime dure fra­eaussi▶jugent atteignablel’objectif d’un taux dechômagàlafPAL’exécutif et sa majoritéGE 10in dueramenéquinquennatà7%
CHILIDE LA COLÈRE▶Le mouvement de contestatioAUXSOURCESnqui
dénonce les inégalités socialesmobilisation histPAGE 4 oriqueàSantiagoaconnu unevendredi
Géopolitiqued’autonomie des KurdesLe rêvebrisé
TURQUIESYRIE▶L’offensiPAGES 16dans le Nord­Estmarque un coup d’arrêtau projet politique dupeuple apatrideÀ19ve turquesyrien
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