internationaux présents dans la pièce, et aux quelques
dizaines d’autres qui suivent la conférence par téléphone ou
sur Internet, Dr Tedros est entouré de ses fidèles lieutenants,
Dr Mike Ryan et Dr Maria Van Kherkove, directeur exécutif et
directrice technique du département des urgences sanitaires
de l’organisation. « C’est un exercice d’équilibriste, analyse
Suerie Moon, la codirectrice du Centre de santé globale
à l’Institut des hautes études internationales et du développe-
ment à Genève. Ils doivent à la fois informer le public tout en
étant rassurants, et être pris au sérieux par les responsables
politiques dans le monde. »
Dans leur discours domine la volonté de lutter contre le virus
tout autant que contre les vagues de désinformation qu’il
soulève. Après avoir rappelé en introduction que « choisir
soigneusement ses sources d’informations » faisait partie des
dix choses de base à faire pour éviter de répandre le virus, au
même titre que se laver régulièrement les mains, le Dr Tedros
a martelé : « Notre plus grand ennemi à ce jour, ce n’est pas
le virus lui-même. Ce sont les rumeurs, la peur et la stigmatisa-
tion. » C’est ce que l’organisation appelle « l’infodémie ».
À en croire ce qui se dit sur Internet, en effet, le virus se trans-
mettrait par les moustiques, se soignerait avec une bête
tisane à l’ail et serait voué à disparaître avec les premières
chaleurs du printemps. Toutes ces affirmations sont fausses,
mais à prendre au sérieux, dans la mesure où les réseaux
sociaux sont devenus la première source d’information des
moins de 35 ans. À titre d’exemple, sur le réseau social chinois
Xiaohongshu (« Petit Livre rouge »), équivalent de Pinterest
et d’Instagram, qui compte 300 millions d’utilisateurs,
les mots « précautions à prendre avant de sortir » ont été
cherchés 95 millions de fois ces dernières semaines par
des utilisateurs inquiets.
Pour la première fois dans un scénario d’épidémie mondiale,
l’OMS a cherché, avec son équipe consacrée à « l’infodémie »,
constituée d’une demi-douzaine de personnes, à traiter le pro-
blème à la source. « Aujourd’hui, le phénomène de rumeur est
amplifié par les réseaux sociaux : elle voyage plus vite et plus
loin qu’avant, comme les virus qui voyagent avec les gens, plus
vite et plus loin, explique Sylvie Briand, l’architecte de la straté-
gie de l’OMS contre “l’infodémie”, à la revue médicale britan-
nique The Lancet. C’est un nouveau défi, un défi chronométré,
parce qu’il faut être le plus rapide possible pour remplir le
vide. » La stratégie est simple, mais inédite : donner à lire en
premier lieu, et au plus grand nombre, les informations vali-
dées par l’OMS au sujet du virus. « Nous avons développé
des partenariats avec Facebook, Twitter, Pinterest, TikTok
et Tencent [équivalent de WeChat en Chine] pour nous aider
à atteindre le public concerné des pays les plus touchés par
le virus, et à détecter les fausses informations qui circulent »,
explique Tarik Jasarevic, du service de communication de
l’OMS. Toute recherche liée au coronavirus sur ces réseaux
fait en effet apparaître un bandeau renvoyant au site du gou-
vernement ou du ministère de la santé du pays où se trouve
l’utilisateur, qui eux-mêmes reprennent les recommandations
émises par l’OMS. « L’organisation travaille aussi en ce
moment, avec Instagram et YouTube, à la possibilité de diffuser
des messages de prévention par l’intermédiaire d’influenceurs,
notamment en Asie », ajoute Aleksandra Kuzmanovic, chargée
des réseaux sociaux de l’OMS, et à l’origine du partenariat de
l’organisation avec Pinterest. Google a créé une « alerte SOS »
en plusieurs langues qui affiche des liens vers le site de l’OMS
en haut de la première page de résultats. Facebook a même
annoncé il y a quelques jours interdire les publicités qui pro-
mettent des remèdes au virus ou qui, d’une façon ou d’une
autre, alimentent le sentiment de panique.
Mais le phénomène d’« infodémie » ne tient pas seulement
à la manière dont les gens s’informent. Il tient aussi à ce
qu’ils choisissent de croire. Or, qu’il s’agisse des élus ou des
médias traditionnels, l’opinion publique mondiale n’a jamais
fait aussi peu confiance aux institutions depuis vingt ans. Dans
le contexte d’une nouvelle épidémie, le terreau est fertile, et
les théories du complot prospèrent. La plus populaire d’entre
elles consiste à dire que le virus a été intentionnellement fabri-
qué dans un laboratoire de Wuhan, manœuvre derrière
laquelle se cacheraient de grands groupes pharmaceutiques,
cherchant à amasser une fortune avec la vente des futurs vac-
cins. Une des variantes vise en particulier Bill Gates et sa fon-
dation, comme énoncé dans une vidéo vue 160 0 00 fois sur
TikTok (à titre de comparaison celle de l’OMS expliquant com-
ment se servir d’un masque a été « likée » 835 0 00 fois).
« La dernière fois qu’on a eu une épidémie qui faisait les gros
titres, c’était Ebola, analyse Suerie Moon. On commençait
juste à voir le début de la montée des extrémismes, des popu-
lismes, de toutes ces choses dont on a depuis été les témoins
en Europe ou aux États-Unis avec l’élection de Trump.
Aujourd’hui, l’environnement politique est plus propice au
développement de théories du complot. » Les services diplo-
matiques américains assurent par exemple faire face depuis
un mois à une campagne de désinformation russe, qui profite-
rait de la volatilité du climat pour répandre, par le biais de cen-
taines de comptes Twitter, l’idée que le virus est une arme bio-
logique inventée par la CIA afin de déstabiliser l’économie
chinoise. Pendant ce temps, le président américain accuse, lui,
l’opposition démocrate d’être à l’origine du « canular » du coro-
navirus, et d’un même souffle, envisage de fermer la frontière
avec le Mexique, alors qu’aucun cas de coronavirus aux États-
Unis n’a de connexion avec ce pays.
Sans nommer personne, le Dr Tedros posait ainsi l’équation :
« Nous avons le choix. Sommes-nous capables de nous unir
pour faire face à un ennemi commun et dangereux? Ou est-ce
que nous allons laisser la peur, la suspicion et l’irrationalité
nous distraire, et nous diviser? »
La stratégie est simple, mais inédite : donner à
lire en premier lieu, et au plus grand nombre, les
informations validées par l’OMS au sujet du virus.
Le directeur de l’OMS,
Tedros Adhanom
Ghebreyesus (au
centre), tient chaque
jour une conférence
de presse sur l’épidémie
de Covid-19. Fabrice Coffrini/AFP
18
LA SEMAINE