Le Monde - 07.03.2020

(Grace) #1
C’EST DEVENU UN RITUEL : UNE FOIS PAR SEMAINE, lors
d’un live retransmis sur les réseaux sociaux, Jair Bolsonaro
s’adresse à ses concitoyens. Assis à une simple table, entouré
de ministres ou de conseillers, l’homme fort de Brasilia revient
sur l’actualité et tente de convaincre des bienfaits de sa poli-
tique. Pourtant, surprise : depuis le début de son mandat, le
sujet le plus évoqué n’est ni la violence ni la corruption, encore
moins le chômage, mais... la pêche à la ligne.
Selon le journal Estadão, rien qu’entre mars et juillet 2019, sur
un peu plus de 9 heures de live, le président aurait consacré
45 minutes et 33 secondes de temps d’antenne au sujet,
devançant Internet (41 minutes et 20 secondes) et les armes
à feu (36 minutes et 55 secondes). Sur les 50 thèmes les plus
évoqués, les privatisations n’arrivent qu’en 28e position et
l’emploi, à la 44e place. Le « sous-thème » de la pêche au
tilapia, espèce de carpe exotique, aura occupé à lui seul
15 minutes et 47 secondes, loin devant la santé publique
(7 minutes et 33 secondes), par exemple.
Car Bolsonaro est un mordu d’hameçon. Sportif expérimenté
depuis sa jeunesse, habitué à tâter le poisson dans la baie de
Rio, il aime à se mettre en scène, canne à la main : comme en
décembre 2019, lorsque, en vacances à Bahia sur une base

BOLSONARO,


PÊCHEUR


IMPÉNITENT.


Texte Bruno MEYERFELD

militaire, le « pêcheur président », un maillot du club
Tubarão FC (« requin FC ») sur les épaules, a sorti des eaux
un énorme tambaqui de 18 kilos.
Simplicité et virilité : Bolsonaro cultive son image d’homme du
peuple. Mais le hobby présidentiel a des conséquences poli-
tiques. Sous la pression du pouvoir, l’institut gouvernemental
Chico-Mendes (ICMBio), chargé de la protection des réserves
nationales, a émis, le 5 février, une ordonnance autorisant
la pêche dans toutes les unités de conservation du pays,
jusque dans l’Amazonie et le Pantanal. La mesure a épouvanté
les défenseurs de l’environnement, déjà échaudés par l’action
du chef de l’État. Elle n’a pourtant rien de surprenant : depuis
le début de son mandat, Jair Bolsonaro n’a cessé de clamer
sa volonté de révoquer les lois réglementant le secteur de
la pêche et de revoir à la baisse les amendes jugées « injustes »
qui pèsent sur les amateurs. « On ne peut pas vivre dans
une telle terreur au Brésil! », a lancé le président lors d’un live,
en croisade contre les « chiites environnementalistes » et
autres « talibans verts ».
Bolsonaro est épaulé en cela par Jorge Seif Júnior, secrétaire
à la pêche du gouvernement. Âgé de 42 ans, l’homme est
connu comme le « chouchou » du président, qui le considère
comme son fils et l’a affublé du surnom flatteur de « 06 »,
le chef de l’État ayant déjà cinq enfants, à qui il a attribué
un chiffre. Lui-même est issu d’une riche famille d’entrepre-
neurs, propriétaires d’une firme de pêche industrielle au thon
et à la sardine dans l’État de Santa Catarina, et soutien
de la première heure du président.
La cible des deux partenaires de pêche se trouve dans la baie
d’Angra dos Reis, dans l’État de Rio, à une centaine de kilo-
mètres de la Ville merveilleuse. Là, au milieu des eaux cristal-
lines, se trouve la station écologique de Tamoios, exception-
nelle réserve de biodiversité abritant, sur 9 3 00 hectares parmi
29 îles, plus de 200 espèces de poissons rares et plantes
marines. Dans cette zone fragile, la présence humaine est
interdite et la pêche, totalement prohibée. Qu’importe : pour
Jair Bolsonaro, la réserve « ne préserve absolument rien ».
Le président souhaite au contraire développer cette « région
merveilleuse » et la transformer en un mégaresort touristique,
afin de faire sortir des eaux tropicales un véritable « Cancún
brésilien », qui donne déjà des sueurs froides aux ONG et aux
défenseurs de la biodiversité. Jair Bolsonaro connaît bien
les lieux : en 2012, celui qui était alors député avait été pris en
flagrant délit de pêche illégale en pleine station de Tamoios.
Repéré par l’Ibama, la police environnementale, il avait écopé
d’une amende salée de 10 0 00 reais (2 0 00 euros environ)
mais a toujours clamé son innocence, affirmant avoir été
« massacré » par la justice pour un acte qu’il n’aurait « pas com-
mis », malgré l’évidence. Est-ce un hasard? En décembre 2018,
quelques jours avant sa prise de fonctions, la direction de
l’Ibama, à Rio de Janeiro, a tout simplement « annulé » l’amende
(jamais réglée) de celui qui allait devenir président. Quelques
mois plus tard, le fonctionnaire de l’institution ayant sanctionné
Jair Bolsonaro a été démis de ses fonctions.

Jair Bolsonaro,
le 15 janvier,
à Brasilia.
Le président
brésilien veut
faciliter la vie de
ses concitoyens
qui aiment
taquiner
le tilapia.


Grand amateur de pêche à la ligne,


le président brésilien est prêt à


se débarrasser de la législation


environnementale. Avec la bénédiction


de certains industriels du secteur.


20


LA SEMAINE

Fotoarena/Sipa
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