Le Monde - 07.03.2020

(Grace) #1

Nous ne devions rester qu’une journée là-bas


mais, il n’y a nulle part où aller. Il a mis à notre


disposition une pièce où l’on vit tous les quatre.


Il a des enfants en bas âge. Il nous prête des


vêtements. Si je vais sur le toit de la maison, tout


ce que je vois c’est une mer de tentes. Je préfère


mourir sous les bombes que vivre dans des


conditions pareilles. À Atmeh, même les animaux


n’ont plus de toit. On les met dehors pour louer


au prix fort des emplacements dans des étables à


des familles qui ont été déplacées comme nous.


Il n’y a physiquement plus de place pour tout le


monde. Des centaines de milliers de personnes


se sont installées le long de la frontière turque


et se disent que ce sera plus sûr pour eux. Si


le régime continue d’avancer, il faudra marcher


vers ce mur que les Turcs ont construit car ils ne


veulent plus de réfugiés. Vers leurs militaires qui


tirent à vue. Nous partirons peut-être avant ça.


Tous nos proches, réfugiés, dispersés à travers


le monde nous supplient de le faire. Mille dollars,


deux mille dollars par personne dans les poches


du passeur pour tenter de rejoindre la Turquie,


au risque de se faire tirer dessus.


Mais mieux vaut la mort que de tomber dans


les mains du régime. Ce serait la torture jusqu’au


néant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de moi,


de ma femme, de mes enfants. J’ai laissé


la moitié de mon âme à Alep, la ville où j’ai lutté


pour ma liberté. J’abandonnerai


l’autre moitié en passant du côté


turc. Mais il me restera mon corps


et les miens.


Nous entendions celui des bombes depuis


deux semaines. Toujours plus proches du village


où nous vivons depuis deux ans. Et l’horrible


bruit de l’avion de chasse est arrivé. Je l’ai


déjà entendu ce rugissement. Il vous coupe


la respiration, vous met devant les yeux en


l’espace d’une seconde votre mort, celle de vos


enfants, de vos proches. Il vous donne à sentir


l’avenir qui s’efface. Et puis ça tape quelque


part. Et vous réalisez que vous êtes encore en


vie. Une seconde de joie. Avant de comprendre


que d’autres sont morts à votre place. Ce jour-


là, c’était le 17 février, ils ont bombardé le petit


hôpital de Daret Azzeh. C’était cinq jours après


l’anniversaire de ma fille. Elle vient d’avoir


4 ans et on ne les a pas fêtés. Quelqu’un devait


venir nous chercher en voiture pour fuir la ville


avec les autres mais il n’est jamais venu. On est


monté sur ma moto avec mon épouse, ma fille


et mon fils de 1 an et demi. Et nous avons tout


laissé derrière nous. On a roulé une heure et


demie comme ça tous les quatre, serrés. Les


gens partaient par tous les moyens. C’était notre


troisième fuite. On avait évacué Alep, en 2016,


quand le régime a pris la ville, ma ville, là où je


suis devenu activiste. Puis nous nous sommes


installés à Atarib où, un an plus tard, des


dizaines de personnes ont été massacrées sur


un marché dans un bombardement du régime


et, maintenant nous voilà sur la route à nouveau,


vers la frontière turque. J’ai contacté un camarade


de promotion de l’université qui vit à Atmeh.


C’est à moins de 3 kilomètres du territoire turc.


À TITRE PERSONNEL

ENGAGÉ DEPUIS 2011 DANS LES RANGS DE L’OPPOSITION CIVILE SYRIENNE,
CE PROFESSEUR D’ANGLAIS DE 34 ANS A DÛ FUIR L’OFFENSIVE DU RÉGIME VERS
LA FRONTIÈRE TURQUE, COMME PRÈS DE UN MILLION DE SES COMPATRIOTES.

ABDULKAFI AL-HAMDO, ACTIVISTE, DÉPLACÉ


À ATMEH, EN SYRIE, DANS LA RÉGION D’IDLIB.


Le bruit d’un avion de chasse au-dessus


de votre tête, c’est le bruit de l’impuissance.


Propos recueillis par Allan K AVA L

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LA SEMAINE
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