Le Monde - 07.03.2020

(Grace) #1
allemande », racontera Jean-Philippe Charbonnier,
qui a témoigné avec style et panache dans son
autobiographie, Un photographe vous parle
(Grasset, 1961). De cet épisode, il garde un
immense dégoût, et une conviction : jamais plus
il ne photographiera une mise à mort.
Une autre de ses séries saisissantes, et des plus
noires, a été réalisée en 1954 dans des hôpitaux
psychiatriques. Un travail sans fard, au plus près
de la misère et de la solitude : les malades enfer-
més, prostrés, d’autres ligotés, voire nus dans la
paille... Certaines images sont délibérément flou-
tées pour les rendre supportables. « Il a visité
tous les hôpitaux psychiatriques de France, rap-
pelle l’historienne Emmanuelle de l’Écotais, qui
expose son travail au Pavillon Populaire de
Montpellier. Le reportage a été publié sur dix
pages dans Réalités et a créé une vraie prise de
conscience. » De cette expérience terrible, le pho-
tographe ne garde pas un bon souvenir. « Les
photos de folie, c’est comme les photos de guerre,
c’est trop facile, dira-t-il en 1983 sur France Inter.
Les fous sont toujours photogéniques. »
Il lui a sans doute manqué, dans ces prises de vue
réalisées à travers des grilles et des vitres de pro-
tection, ce qu’il aimait avant tout dans son métier :
la proximité, l’échange, la confiance, l’immersion
au long cours. Jean-Philippe Charbonnier s’était
spécialisé dans le documentaire en profondeur,
au plus proche des gens, délaissant l’actualité
chaude et spectaculaire. Et ses meilleures images
sont celles qui racontent l’ordinaire de gens
simples, pêcheurs sur l’île de Sein, mineurs en
Grande-Bretagne... « Il était issu d’un milieu très
privilégié, note Emmanuelle de l’Écotais, et a tou-
jours gardé une immense admiration pour les per-
sonnes qui vivent et qui travaillent dans des condi-
tions difficiles. Surtout celles qui sont au contact de
la nature, des éléments. » Dans tous les pays,
même lorsqu’il ne parlait pas la langue, Jean-
Philippe Charbonnier avait le don de lier contact
et se faisait partout inviter à table. De ces ren-
contres fortuites, il a tiré des portraits de groupe,
parfois mis en scène, où mille petits détails révé-
lateurs et pleins d’humour éclairent à la fois la
dureté de la vie quotidienne et la solidarité indé-
fectible de la cellule familiale.

« JEAN-PHILIPPE CHARBONNIER, RACONTER L’AUTRE
ET L’AILLEURS (1944-1983) », AU PAVILLON POPULAIRE,
ESPLANADE CHARLES-DE-GAULLE, MONTPELLIER.
JUSQU’AU 19 AVRIL.

IL N’A PAS LA NOTORIÉTÉ D’UN ROBERT
DOISNEAU, D’UN ÉDOUARD BOUBAT ou d’un Willy
Ronis. Sans doute Jean-Philippe Charbonnier
(1921-2004) était-il un peu à part. Par sa soif d’ail-
leurs, d’abord : pendant que ceux qu’on a appelés
les « photographes humanistes » immortalisaient
le renouveau et l’espoir de la France d’après
guerre, Jean-Philippe Charbonnier arpentait le
globe du Texas à la Chine ou au Japon pour le
magazine Réalités. Il fut pendant quinze ans le
photographe attitré de cette revue créée en 1946
qui réservait une place centrale à l’image. Mais,
si Jean-Philippe Charbonnier n’a pas eu la posté-
rité de ses confrères, c’est sans doute aussi par la
nature même de ses clichés, plus sombres, plus
féroces, moins propices à la récupération nostal-
gique et fantasmée du passé. Une de ses séries
fondatrices, prises à la Libération, en 1944, à
Vienne (Isère), s’arrête sur l’exécution d’un colla-
borateur, qu’il restitue comme les étapes d’un
chemin de croix : l’homme qu’on attache, les
soldats qui tirent, le corps qui chute, la foule qui
s’éparpille. « Ce n’était pas un espion de grande
envergure, tout juste un bougre qui avait travaillé
comme grouillot ou secrétaire dans l’administration


Comme au musée Grévin ou Louis XVI
au Temple, à l’hôpital psychiatrique
de Clermont, Oise, 1954.

Page de droite, ouvriers pendant des
élections, Liverpool, Angleterre, 1950.
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