Le Monde - 07.03.2020

(Grace) #1

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LE GOÛT

Bea De Giacomo pour M Le magazine du Monde

Green a aussi pour la première fois fait défiler en janvier der-
nier sa collection pendant la semaine de la mode masculine à
Paris, Graal pour tout designer. « C’est là qu’il te faut être », le tan-
naient depuis des années ceux qui lui veulent du bien. Longues
tuniques en cachemire, combinaisons gonflées parées au décol-
lage, ensembles romantiques blancs où s’épanouit une fleur de
couleur, vêtements bleus en Tyvek (à base de polyéthylène) qui
bruissent doucement à chaque pas, constructions complexes en
surempilement de couches, beauté des teintes qui rappellent l’élé-
gance des hommes du désert... Avec cette collection, le voilà désor-
mais officiellement adoubé. Ce qui s’est confirmé en coulisses
après le show, quand certains VIP de la mode sont venus le féliciter
– Clare Waight Keller, directrice de la création de Givenchy ;
Pierpaolo Piccioli chez Valentino (qui lui aussi fait partie de la team
originelle de créateurs rassemblée par Moncler pour Genius) ;
l’esthète Michèle Lamy, compagne de Rick Owens ; la styliste
Carine Roitfeld... On est tenté parfois de faire une lecture politique
des propositions stylistiques de Craig Green : la presse a souvent
cru déceler l’évocation de migrants morts en mer ou le miroir d’un
monde secoué par les attentats terroristes et les catastrophes cli-
matiques... Mais lui balaie tout cela. « Cette collection présentée à
Paris était une réflexion futuriste sur l’intimité et les barrières. En
vieillissant, ces barrières nous empêchent de nous connecter vrai-
ment aux autres. Le vêtement est comme un emballage du corps qui
nous protège mais nous tient à distance. »
Né en 1986 à Hendon, dans le nord de Londres, d’un père plom-
bier et d’une mère infirmière qui le soutiennent beaucoup, dit-il,
Green s’imaginait sculpteur ou peintre. Inscrit comme étudiant en

art à l’école Central Saint Martins, il déchante face à ses pairs qui
se la jouent perso en prenant des airs snobs de futurs grands plas-
ticiens. Les jeunes qui apprennent la mode semblent, eux, toujours
si soudés et partageurs, a-t-il remarqué en les observant fumer sur
le trottoir. Pragmatique, il change de voie pour les rejoindre.
Formé par Louise Wilson, professeure britannique très réputée
aujourd’hui disparue, Green apprend en développant son imagi-
naire et ses goûts qui font se croiser Marilyn Manson, architecture
brutaliste et films d’horreur, sculptures de Calder et réalisme
dépouillé à la Lucian Freud. Puis, il enrichit son vocabulaire en
stage à Anvers auprès de Walter Van Beirendonck – une leçon
d’audace par un maître qui n’a jamais froid aux yeux. Il n’y a qu’à
se servir, dans la grande bibliothèque du Belge, pour découvrir des
livres sur les mouvements du design, mais aussi les robes tribales
ou les masques traditionnels.
Dès sa sortie d’école, il est remarqué sur les podiums de Londres.
« Pourquoi tout le monde pleurait au défilé Craig Green », titre alors
le magazine Dazed & Confused en 2014. « Tout le monde a été tiré de
sa propre réalité et emmené dans son monde », s’extasie son influente
rédactrice en chef, Isabella Burley. L’imaginaire est puissant, il ren-
contre le besoin d’émotion d’un milieu en quête permanente de
sensations fortes. Le voilà lancé. Dès l’année suivante, Rihanna et
Drake portent du Craig Green. « En 2015, j’ai participé à un jury à
l’École des arts décoratifs, raconte Alexandre Samson, conservateur
des départements haute couture et création contemporaine du
Palais Galliera, à Paris. Sur dix étudiants, trois avaient indiscutable-
ment été inspirés par Craig Green, un an seulement après son premier
défilé! Ils s’étaient réapproprié ses liens, ses silhouettes comme des
armures, ses superpositions de couches textiles. Écouter et regarder les
étudiants constitue un excellent baromètre pour savoir quel créateur
compte, or, ils sont obsédés par lui. » Dans ces années 2010 où la
mode n’a que « streetwear » et « Instagram » à la bouche, Green
détonne (même s’il a depuis prouvé que ses créations, notamment
pour Moncler, sont ultra-instagrammables !). « Quand on s’est ren-
contrés, je lui ai proposé de faire une visite dans les réserves de
Galliera, poursuit Alexandre Samson. À l’heure où tous les jeunes
créateurs pastichent Martin Margiela, il a d’abord demandé à voir du
Issey Miyake. » Green n’a pas de logo quand la tendance réclame des
pièces ostensiblement griffées. Il ne parle pas non plus marketing.
Ses défilés ressemblent à des performances de galerie d’art et ses
campagnes publicitaires à des tableaux abstraits. Il collabore aussi
volontiers en dehors de son champ d’action mode, avec le choré-
graphe britannique Wayne McGregor dont il signe les costumes du
ballet Obsidian Tear, et figure au générique du film Alien: Covenant
(2017) de Ridley Scott. « Un jour où je cherchais une parka pour le
film, je suis tombée sur son corner au grand magasin Selfridges et là,
oh my god! L’une de ses parkas était exactement ce que je cherchais,
se souvient la cheffe costumière Janty Yates. Je suis allée trouver
Craig en personne pour lui proposer de travailler ensemble et nous
avons eu une collaboration formidable. Il a dû dessiner des gilets plus
longs que d’ordinaire, tailler différemment ses vestes et multiplier les
couleurs. Il a été d’un calme et d’un professionnalisme absolus. »
Un trentenaire bosseur et cool, presque comme les autres, et dont
les quelques extravagances passées – cheveux et sourcils teints, crâne
à moitié rasé, piercings – ont été enterrées à la fin de l’adolescence.
Il dit adorer les photos, mais pas celles qu’on prend de lui ; goûte peu
les mondanités mais a tout de même accepté l’invitation du couple
Macron à l’Élysée pour le dîner de la création donné le 24 février à
l’ouverture de la Fashion Week parisienne. Au quotidien, il porte les
vêtements de sa marque, chemises à carreaux et blouson noir (plus
workwear que rock), des jeans basiques, et des tee-shirts Uniqlo
noirs ou marine. Aussi passe-partout à la ville que capable, sur le
podium, de transformer les garçons en œuvres d’art.

Silhouette
de la collection
Genius Moncler
2020 par Craig
Green.

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