9 – SENSATIONS FORTES
Tout a commencé à New York, quand Tom Ford, pré-
sident du Council of Fashion Designers of America, ins-
titution qui gère la Fashion Week de New York et défend
la ville comme l’une des quatre grandes capitales mon-
diales de la mode, a annoncé que, comme la cérémonie
des Oscars se tenait le dimanche 9 février, il défilerait à
Los Angeles. Le cœur du boss de la mode américaine,
également réalisateur d’A Single Man (2009) et de
Nocturnal Animals (2016), penche pour le cinéma, ses
récompenses et ses stars. La nouvelle a jeté un léger froid
d’autant qu’elle s’accompagnait de quelques désiste-
ments de taille : Ralph Lauren et Tommy Hilfiger sont,
eux aussi, sortis du calendrier new-yorkais cette saison,
l’un ayant choisi de défiler plus tard et l’autre, de le faire
à Londres. Pour ne citer qu’eux. Si Anna Wintour et
quelques top-modèles ont fait l’aller-retour entre les
deux côtes pour voir Tom Ford, tout s’est bien passé pen-
dant les shows de Manhattan. L’absence des rois-soleils
a permis de (re)découvrir des marques et des créatrices
qui ont pu, les saisons passées, pâtir de l’ombre que leur
faisaient les géants masculins. Au cours de cette semaine
de la mode de cinq jours commençait à poindre l’inquié-
tante rumeur que le nombre d’acheteurs, médias et
influenceurs chinois serait au plus bas à Paris, et qu’au-
cun d’entre eux ne pourrait se déplacer. Le Women’s Wear
Daily, référence journalistique du secteur, publiait dans
ses éditions quotidiennes des chiffres assez alarmants
pour de nombreuses marques, de Coach à Moncler.
À Londres, peu de chahut à signaler. Le mouvement
contestataire et écologique Extinction Rebellion, qui avait
fait parler de lui la saison dernière, a bloqué une rue. Pas
de quoi braquer les projecteurs sur la London Fashion
Week en dehors de défilés restés dans les limites de leur
exercice. Mais, à Milan, tout a soudain pris des proportions
inhabituelles. Les deux premiers jours ont laissé une
impression de féerie. Chez Gucci, alors que l’on entendait
volontiers ces derniers mois qu’Alessandro Michele aurait
du mal à surprendre autant qu’à ses débuts, le voilà qui
chamboule tout, de l’invitation envoyée par message vocal
par WhatsApp au cérémonial du défilé – les invités sont
entrés par les coulisses, « surprenant » les mannequins,
encore en peignoir. Une fois dans la salle, le public a fait
face à un podium rond, qui tournait comme un manège
derrière une vitre et laissait voir les stylistes de la maison
en train de préparer les top-modèles. Une fois prêts, ils se
positionnaient face aux spectateurs, les fixant, immobiles,
puisque c’est la scène qui « défilait ». Moment de commu-
nion et de grâce absolues que cette invitation lancée par
le créateur italien à un public pourtant aguerri et privilégié
à passer, le temps d’un show, de l’autre côté du miroir.
Dans les trente-six heures qui ont suivi, Milan a déployé un
arsenal de propositions ultracréatives et de haute tenue :
sublime Jil Sander ; énergisant Moncler ; délicate exposi-
tion de mode (Memos) qui fait dialoguer les vêtements du
xxe et du xxie siècle et les collections permanentes du beau
Musée Poldi Pezzoli ; impeccable collection Max Mara pro-
posée sous une verrière baignée de lumière ; exceptionnel
Prada dans un décor de cinéma encastré dans le sol (conçu
par l’agence OMA-AMO de Rem Khoolhass) qui donnait
aux invités l’impression de regarder « à travers l’œil de
Dieu » des femmes puissantes et sexy suivre leur voie ; (é)
mouvant Fendi, dont le catwalk ondulant répondait à la
volupté des robes, des épaules et des corps.
Le mercredi, dans la foulée de son défilé Emporio,
Giorgio Armani a pris la parole dans les coulisses. Peu
familier des déclarations tonitruantes, celle-ci a étonné.
Le maestro du glamour à l’italienne, compagnon de
longue date des actrices sur tapis rouge et inventeur
génial de petits pantalons à pinces et du look de faux
garçon manqué de Diane Keaton, a exhorté les journa-
listes à arrêter d’écrire sur les tendances inutiles et sans
substance, les incitant à parler plus spécifiquement du
travail d’Alessandro Michele chez Gucci, de Miuccia
Prada ou du sien. « Allez chercher la réflexion qui sous-
tend ce que nous faisons. Arrêtez d’être dominés par les
délires des années 1990, par exemple. Je suis à un moment
où je peux dire ce que je pense. On parle tellement de
femmes violées, mais les femmes d’aujourd’hui sont régu-
lièrement violées par les créateurs. Sur certaines publicités,
on les montre provocantes, à moitié nues et de nombreuses
femmes se sentent pressées de leur ressembler. (...) Ce n’est
pas convenable. Ils pensent que porter des leggings et un
bomber, c’est ça, la modernité. » Ses propos rapportés par
Women’s Wear Daily ont fait l’effet d’une bombe.
M. Armani a regretté ensuite l’emploi du mot « viol »
mais, sur le fond, il serait intéressant de débattre.
Ce qui n’a pas fait débat, c’est la fantastique exposition
des gigantesques formats de Peter Lindbergh accrochés
aux murs en béton du Silos, le musée de Giorgio
Armani, situé de l’autre côté de la via Bergognone.
Antonio Banderas, Jeanne Moreau, Charlotte Rampling...
littéralement à fleur de peau. Puis la caravane de la
mode est retournée via Senato pour voir défiler
Sportmax, la marque « sœur » de Max Mara, mais la ver-
rière, occultée, avait transformé le lieu en antre noir,
annonciateur d’un week-end sombre pour la Fashion
Week de Milan. L’épidémie de Covid-19 s’est invitée
dans le calendrier : dimanche, le public n’a pu partici-
per à l’événement Moncler et le défilé Giorgio Armani,
interdit d’accès, s’est déroulé (pour la retransmission)
devant une salle vide. Plusieurs rendez-vous ont été
déprogrammés, sauf un : la convocation à la Fondation
Prada de Miuccia Prada et Patrizio Bertelli pour annon-
cer que Raf Simons était nommé codirecteur de la créa-
tion à 50/50 avec Madame. Tous ceux qui avaient vu,
trois jours avant, extatiques, les sublimes jupes de fla-
nelle grise découpées en larges bandes et les franges
années 1920 sortir des manteaux d’homme ont compris
qu’ils avaient assisté à la dernière collection de mode
femme de Miuccia Prada, présentée dans le cadre de la
Fashion Week de Milan.
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Dan & Corina Lecca. Miguel Medina/AFP. Fendi. Emporio Armani. Alberto Moncada/Prada. Giorgio Armani
9 - Tom Ford.
Désistements de taille à New York.
Peu de chahut à Londres. Tout a
pris des proportions inhabituelles
à Milan, même si les deux
premiers jours ont laissé
une impression de féerie avec
des propositions ultracréatives
et de haute tenue.