Le Monde - 05.03.2020

(Tina Meador) #1

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JEUDI 5 MARS 2020 france| 13


Pas plus que lors du dépôt de deux motions
de censure au moment de l’affaire Benalla en
juillet 2018, il n’y a donc eu de vote unanime
des oppositions pour dénoncer la politique
du gouvernement d’Edouard Philippe. Le pre­
mier ministre a pu, lui, à la tribune, dérouler
ses propres justifications. Le choix du 49.
d’abord, « utilisé 88 fois par [ses] prédéces­
seurs », « de gauche comme de droite » et dé­
clenché cette fois alors que « le travail des par­
lementaires a été rendu impossible par des
combines procédurales ». M. Philippe s’est en­
suite lancé dans un long plaidoyer pour la ré­
forme en vantant en particulier son caractère
« redistributif ». Il a défendu, en quelques
mots, sa place de premier ministre en insis­
tant sur le bilan social de son action. Un exer­
cice sans péril pour le locataire de Matignon,
qui sait combien une actualité chasse l’autre.
Dès les questions au gouvernement, mardi
après­midi, juste avant le débat sur les retrai­
tes, le coronavirus et les tensions avec la Tur­
quie avaient occupé autant le devant de la
scène que le 49.3. Dans la rue, mardi après­
midi, seuls quelques milliers de personnes
ont défilé à Paris (20 000 selon les syndicats)
contre le gouvernement, comme à Lille, Ren­
nes, Marseille, Bordeaux ou Dijon, à l’appel de
l’intersyndicale formée par la CGT, la CFE­
CGC, FO, la FSU, Solidaires et quatre organisa­
tions de jeunesse. « Je crois que beaucoup de
gens sont découragés », glissait une fonction­
naire du ministère de la justice, drapeau de la
CGT à la main, lors du rassemblement de
quelques centaines de personnes aux abords
du Palais­Bourbon au moment de l’examen
des motions de censure.
Même si le deuxième volet de la réforme
des retraites – le projet de loi organique – peut
aussi subir prochainement une phase de blo­
cage, les yeux des principaux opposants à la
réforme se tournaient, mardi, vers un autre
horizon. « En 2022, nous abrogerons tout ça. Le
temps long est pour nous, la force est pour
nous », a promis Jean­Luc Mélenchon aux mi­
litants qui avaient répondu à l’appel de LFI
mardi après­midi. « Rien n’est fini, Emmanuel
Macron ne sera pas toujours à la tête de l’Etat »,
« ce qu’une loi a pu faire, une autre loi peut le
défaire », a également prévenu Marine Le Pen.
Avant d’appeler à voter pour son parti aux
élections municipales, « pour manifester votre
opposition à la réforme des retraites » lors
d’une élection qui, a­t­elle espéré, « aura un ef­
fet national ».
sarah belouezzane, franck johannès,
aline leclerc, abel mestre
et manon rescan

contre nous, vos ragots, renchérissait Jean­
Luc Mélenchon, ajoutant : Demain, vous se­
rez la risée du monde démocratique. »
Si le message des oppositions contre le 49.
était unanime, celles­ci se sont toutefois affi­
chées en ordre dispersé. Fini l’union sacrée
qui a parfois surgi au mépris des histoires
politiques contre Emmanuel Macron.
Aujourd’hui la droite joue sa propre parti­
tion. En inscrivant dans son texte le report
de l’âge légal de départ à la retraite et la fin ra­
pide des régimes spéciaux, elle a cherché à
rendre impossible une adhésion de LFI ou du
Rassemblement national (RN). « Notre mo­
tion, explique Damien Abad, c’est une mo­
tion de propositions qui présente une réforme
clairement de droite des retraites. Voilà pour­
quoi, dans cette Assemblée, il ne peut y avoir
une quelconque alliance des oppositions.
Nous ne soutiendrons pas la motion présen­
tée par la gauche radicale car nous ne voulons
pas de confusion avec ceux qui sont dans le
blocage, l’obstruction et le déni de réalité. »

« BEAUCOUP SONT DÉCOURAGÉS »
LR a besoin de se positionner comme une for­
mation responsable, capable de gouverner si
l’occasion se présentait. « Il faut casser la nar­
ration du gouvernement qui tente de faire
croire que toutes les oppositions se valent »,
explique Pierre­Henri Dumont, député du
Pas­de­Calais. Effet immédiat : mardi, le RN a
rétropédalé sur ses intentions de vote. Lors
d’un rapide point­presse, Marine Le Pen a in­
diqué que les députés de son parti ne soutien­
draient pas la motion de censure déposée par
la droite. « C’est regrettable, nous étions partis
pour voter les deux motions, mais nous ne
pouvons pas voter un texte qui allonge la du­
rée de l’âge de la retraite jusqu’à 65 ans. La ré­
forme de LR, elle est pire que celle de Macron »,
a justifié la présidente du RN.

EN INSCRIVANT 


DANS SA MOTION 


LE REPORT DE L’ÂGE 


LÉGAL DE DÉPART, 


LA DROITE A CHERCHÉ 


À RENDRE IMPOSSIBLE 


UNE ADHÉSION 


DE LFI OU DU RN


Autour d’Emmanuel Macron,


la guerre des lignes pour 2022


Les défenseurs d’une droitisation assumée du chef de l’Etat s’opposent
aux partisans d’un retour aux sources sociales­démocrates

C’


est un débat sourd. De
ceux qui ne s’étalent
pas sur la place publi­
que. Mais de son issue dépend la
forme que prendra la seconde par­
tie du quinquennat d’Emmanuel
Macron, qui s’engage, avec les
municipales des 15 et 22 mars,
dans un long tunnel de scrutins
de deux ans, jusqu’à l’élection
présidentielle. Comment faire
réélire le chef de l’Etat en 2022?
Depuis quelques mois, la ques­
tion agite les allées du pouvoir.
Officiellement, l’intéressé n’y
pense même pas. « Je ne vais pas
vous dire ce que je vais faire
en 2022 (...). Au bon moment, il
faudra arriver à ces choses­là, si j’y
arrive », a précisé Emmanuel Ma­
cron lors d’un déplacement à
Mulhouse, le 18 février, expli­
quant que « pour le moment, il
faut continuer à travailler ».
Pour d’autres, il est au contraire
urgent de s’atteler à la stratégie.
De plus en plus de voix mettent
en garde contre l’idée que l’affaire
serait pliée, qu’Emmanuel Ma­
cron sera de nouveau au second
tour face à Marine Le Pen, qu’il la
devancera largement comme
en 2017. « Ce duel ne nous arrange
pas, il nous inquiète au contraire »,
affirme Aurore Bergé, députée
La République en marche (LRM)
des Yvelines. « Est­ce que suffisam­
ment d’électeurs voteraient Ma­
cron, même en se pinçant le nez?
C’est une question », reconnaît un
dirigeant macroniste.
Plutôt que d’attendre un éven­
tuel cataclysme, un certain nom­
bre d’élus plaident pour prendre
les devants. Leur constat : Emma­
nuel Macron a perdu une partie
de son électorat de 2017, celui de
centre gauche, mais en a gagné un
autre, celui de centre droit. « Les
européennes l’ont montré, les mu­
nicipales vont le confirmer : notre
électorat est aujourd’hui plus à
droite qu’à gauche », estime un
conseiller ministériel.
De fait, 27 % des électeurs de
François Fillon en 2017 ont voté
pour la liste LRM de Nathalie
Loiseau lors du scrutin européen
de mai 2019, selon l’IFOP. A l’in­
verse, un électeur sur cinq d’Em­
manuel Macron a préféré donner
sa voix à la liste Europe Ecologie­
Les Verts, emmenée par Yannick
Jadot. Un attrait qui ne semble pas
s’essouffler. Selon le dernier baro­
mètre Harris Interactive, publié le
26 février, 39 % des sympathi­
sants du parti Les Républicains
(LR) disent avoir confiance dans le
chef de l’Etat. Seuls ceux de LRM
font davantage.

« Changer d’électorat »
Pour ce camp, M. Macron doit as­
sumer de pencher à droite et
abandonner le « en même temps »
qui l’avait porté à la victoire
en 2017. « Rien ne sert de raccom­
moder le costume, il faut aller au
bout du dépassement », soutient
un parlementaire. « Sous la Ve Ré­
publique, aucun président n’a ja­
mais été réélu hors période de co­
habitation. Pour conjurer cette ma­
lédiction, la solution est peut­être
de changer d’électorat », calcule un
ministre. « L’important n’est pas de
savoir si on part un peu plus à
droite ou un peu plus à gauche. Il
faut surtout raconter pourquoi on
le fait et ou on va », nuance Marie
Lebec, députée (LRM) des Yvelines,
réputée proche de Matignon.
Une certitude, ces élus voient
avec satisfaction le chef de l’Etat in­
vestir le champ de la lutte contre le
communautarisme. « Le régalien,

c’est le sujet qui nous manque pour
ferrer définitivement l’électorat de
droite, analyse un élu présent lors
du déjeuner organisé à l’Elysée le
6 février sur ce thème. On a fait le
boulot sur l’économie et le social
mais on est toujours jugés en deçà
sur la réponse pénale, sur l’immi­
gration... » « Aller sur le régalien
n’est pas politiquement dangereux
parce que c’est ce qu’attendent les
Français », abonde Aurore Bergé.
D’autres, au contraire, pensent
que cette droitisation serait mor­
tifère. « Les conservateurs conti­
nueront de voter pour leur camp.
Ils préféreront toujours l’original à
la copie », s’agace un député LRM
influent, qui dit ne pas croire à
l’absence de candidat d’envergure
de LR en 2022. « Le réveil de Xavier
Bertrand ces dernières semaines
est symptomatique. Alors qu’il
était prêt à basculer chez En mar­
che! en 2017, il nous tape comme
un sourd aujourd’hui », observe
cet habitué de l’Elysée.
La remontée de Rachida Dati à
Paris, où la candidate LR dépasse
Agnès Buzyn mais aussi Anne Hi­
dalgo dans les intentions de vote,
serait à leurs yeux la preuve que
l’électorat de droite n’est pas sé­
duit par les sirènes de LRM. « Les
municipales seront la première
étape de la reconstruction des par­
tis, notamment LR. La droite va
remobiliser son électorat et com­
mencer à préparer 2022 », met en
garde Hugues Renson, vice­prési­
dent (LRM) de l’Assemblée natio­
nale et ancien conseiller de Jac­
ques Chirac, pour qui « l’enjeu pour
la majorité va être de vite renouer
avec la promesse originelle et de re­
trouver son électorat de 2017 ».
Ces élus s’inquiètent d’autant
plus qu’ils pensent qu’Edouard
Philippe sortira renforcé des mu­
nicipales. « Les seules villes où on
pourra revendiquer une victoire
seront celles où on a investi un
maire de droite sortant, comme à
Reims ou à Angers. Le premier mi­
nistre va surfer dessus pour peser
encore davantage », craint un dé­
puté LRM. « Le courant juppéiste
n’a pas gagné la primaire de la
droite ni l’élection en 2017, mais est
en train de prendre le pouvoir. C’est
à l’opposé de la promesse de renou­
vellement incarnée par Emmanuel
Macron », met en garde un poids
lourd de l’Assemblée.
Pour ce camp, « draguer la
droite » n’a aucun sens. « A moins
de vouloir terminer comme Gis­
card en 1981. » Au contraire, pen­
sent­ils, le chef de l’Etat doit re­
trouver l’essence de ce qu’il a
réussi en 2017. « Emmanuel Ma­
cron a été élu parce que les gens
avaient envie de balayer le sys­
tème. Il doit rester hors système s’il
veut être réélu. Continuer d’être le
plus disruptif », estime Sacha Hou­
lié, député (LRM) de la Vienne.
« Nous avons perdu 1 million d’élec­
teurs de centre gauche depuis 2017,
on doit les retrouver pour espérer
l’emporter en 2022 », ajoute un
membre du cabinet présidentiel.

Dans cette optique, certains élus
incitent le chef de l’Etat à « renver­
ser la table » après les municipa­
les. « Le président devra retrouver
la radicalité qui était la sienne
en 2017 », estime un cadre du
parti. « Il faudra un aggiorna­
mento après les municipales »,
ajoute un parlementaire.
Certains militent pour repren­
dre en main le parti présidentiel.
« Avec LRM, on a tous les inconvé­
nients d’un parti, le copinage, les
investitures contestées... et aucun
des avantages que sont la disci­
pline, l’organisation, l’implanta­
tion. Je ne suis pas sûr qu’on fasse
mieux qu’une amicale de boulis­
tes », tonne une figure de la
majorité, en référence à l’expres­
sion utilisée par Emmanuel
Macron pour désigner les vieux
partis politiques.
D’autres poussent pour un re­
maniement d’ampleur. « Il y a une
forme d’usure du gouvernement.
Pénicaud, Belloubet, Poirson, Ries­
ter... Ils sont tous fatigués, il faut re­
donner du souffle », estime un élu.
Un changement qui pourrait im­
pliquer jusqu’au premier minis­
tre, selon ces élus. « Le président
doit reprendre le pouvoir sur les
technos et sortir Philippe et ses con­
seillers d’Etat, plaide un cadre de
LRM. Il faut un truc radical. Pour­
quoi pas mettre Jadot à Matignon.
Sinon on n’y arrivera pas. »
« Changer de premier ministre
pour le symbole, c’est prendre les
gens pour des débiles au carré »,
met en garde Ismaël Emelien, qui
avait piloté la campagne de 2017.
Pour l’ancien conseiller spécial à
l’Elysée, qui continue d’alimenter
le chef de l’Etat en notes, « la stra­
tégie gagnante pour 2022 », c’est
au contraire de « ne pas penser à
2022 ». « Le président doit conti­
nuer de faire, parce que c’est ce qui
le différencie de ses prédécesseurs.
On se fiche de savoir si les mesures
qu’il prend sont de droite ou de
gauche, mais il faut qu’elles don­
nent des résultats! »

« Redresser la barre »
Malgré l’embellie sur le front du
chômage ou du pouvoir d’achat,
bien peu de Français se disent sa­
tisfaits de l’exécutif. Dans une en­
quête sur les mille premiers jours
du mandat, publié le 6 février par
Odoxa, 64 % des sondés considè­
rent qu’Emmanuel Macron a jus­
qu’ici été « un mauvais président ».
« Dans une présidentielle, le bilan
compte moins que le projet, se ras­
sure un proche. Macron sera jugé
sur la promesse d’après. »
Seule certitude : le « money
time » approche. Chacun des deux
camps reconnaît que l’après­mu­
nicipales peut être le moment de
bascule. « Rien n’est perdu, on peut
encore redresser la barre. Mais il
faudra faire notre examen de cons­
cience après le 22 mars et clarifier
notre position. Il faut entendre un
peuple et un pays : aujourd’hui, on
n’offre plus de perspective », estime
un dirigeant de la majorité.
Reste à savoir la stratégie que
choisira Emmanuel Macron. A
écouter les uns et les autres, le
chef de l’Etat ne dit rien. Fidèle à
sa pratique, il laisse faire et ne
pose d’interdit à personne. « Il
écoute, il ne me décourage pas,
mais je ne sais pas ce qu’il pense »,
reconnaît un de ceux qui échan­
gent avec lui. Une incertitude qui
alimente les spéculations sur les
intentions de l’hôte de l’Elysée.
« Le président initie­t­il ou subit­il?
C’est la vraie question. »
cédric pietralunga

« EMMANUEL MACRON 


A ÉTÉ ÉLU PARCE QUE 


LES GENS AVAIENT ENVIE 


DE BALAYER LE SYSTÈME. 


IL DOIT RESTER 


HORS SYSTÈME »
SACHA HOULIÉ
député LRM de la Vienne
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