Le Monde - 05.03.2020

(Tina Meador) #1
0123
JEUDI 5 MARS 2020 france| 15

Loi sur la recherche : les facs et les labos dans la rue


Un appel à la mobilisation a été lancé pour le jeudi 5 mars, soutenu par l’ensemble des syndicats du secteur


L


argement saluée au dé­
part comme une pro­
messe de financement
dans un secteur en souf­
france, la loi de programmation
pluriannuelle de la recherche
(LPPR) va­t­elle réussir le tour de
force de devenir la cause d’une
mobilisation d’ampleur, contre
elle, dans le monde scientifique?
Une coordination nationale des
« facs et des labos en lutte » appelle
à faire de jeudi 5 mars « le jour où
l’université et la recherche s’arrê­
tent ». Un appel soutenu par les
syndicats du secteur, toutes ten­
dances confondues, qui ont dé­
posé des préavis de grève.
« Des mobilisations et des actions
sont prévues dans l’ensemble des
universités du territoire », soutient
Marie Sonnette, maîtresse de con­
férences en sociologie et membre
de cette coordination, réunie pour
la première fois en décembre 2019

dans le cadre de la mobilisation
contre la réforme des retraites.
« Ce que nous savons de la LPPR
va dans le sens de la casse du ser­
vice public, avec plus de précarité et
moins de financements pérennes »,
dénonce l’universitaire. En tête
des revendications de cette jour­
née : le retrait du texte et la de­
mande d’un « plan de titularisa­
tion massif des 130 000 précaires et
vacataires » de l’université et de la
recherche, et de « créations de pos­
tes ». Un an après l’annonce par le
premier ministre, en février 2019,
de ce projet de LPPR, ayant voca­
tion à investir de manière durable
et à la hauteur des besoins dans la
recherche, le texte n’est pas encore
connu dans le détail, mais il est au
cœur de la contestation qui monte
depuis trois mois dans une partie
de la communauté universitaire.
Selon les chiffres de la coordina­
tion, plus d’une centaine d’univer­
sités et écoles, près de 300 labora­
toires et 145 revues scientifiques
en sciences humaines et sociales
sont impliqués dans le mouve­
ment, qui prend la forme de mo­
tions de défiance, d’actions diver­
ses comme des flashmobs, ou en­
core de participation aux manifes­
tations interprofessionnelles. Un
vent de contestation comme il
n’en a pas soufflé dans le secteur
depuis le mouvement contre la loi
relative aux libertés et responsabi­
lités des universités (LRU) de 2009

Loi « inégalitaire »
Comment en est­on arrivé là?
L’objectif, toujours affiché par le
gouvernement, d’atteindre 3 % du
PIB investi dans la recherche


  • dont 1 % pour la recherche pu­
    blique – fait l’unanimité. En re­
    vanche, les paroles du patron du
    CNRS, Antoine Petit, prononcées
    fin novembre 2019 et plaidant
    pour une loi « inégalitaire » et
    « darwinienne », ont suscité une
    première vague d’indignation,
    dans une branche d’activité où la
    compétition et le temps passé à ré­
    pondre à des appels à projets pour
    décrocher des financements sont
    déjà largement décriés.
    Plusieurs mesures évoquées
    dans trois rapports préparatoires
    rendus en septembre 2019 inquiè­
    tent les personnels. Parmi elles,
    l’éventuelle création de nouvelles
    voies de recrutement, à côté de cel­
    les de la fonction publique exis­
    tant dans les universités et des or­
    ganismes de recherche. Il s’agirait
    de contrats à durée limitée, offrant


des conditions plus attractives
aux jeunes chercheurs les plus
brillants, comme cela se fait dans
le système anglo­saxon. Ou en­
core de contrat sur plusieurs an­
nées, des « CDI de projet », pour le
temps d’une mission. Des mesu­
res décriées comme un pas de plus
dans la « précarité » que subit déjà
le secteur universitaire.
Finalement, le silence du gou­
vernement, qui se refuse toujours
à dévoiler un texte précis, renforce
ce climat de défiance. Aurait­il
perdu les arbitrages avec Bercy? A­
t­il voulu retarder l’ouverture d’un
front supplémentaire de contesta­

tion? « Il est plus difficile de mobili­
ser contre un texte qui n’existe
pas », juge le sénateur commu­
niste, Pierre Ouzoulias.
Selon plusieurs sources, Emma­
nuel Macron devait s’exprimer fin
janvier, mais cela a été reporté.
Faut­il y voir une relation de cause
à effet avec la réforme des retrai­
tes? D’aucuns le suggèrent dans
l’entourage ministériel. D’autant
que les compensations à prévoir
pour les personnels du supérieur,
qui font partie des fonctionnaires
pénalisés par le nouveau mode de
calcul des pensions – vont passer
par cette loi de programmation.
« Des annonces nous sont promi­
ses depuis fin décembre », souligne
Franck Loureiro, du SGEN­CFDT,
qui s’inquiète de « l’art de ce gou­
vernement de transformer l’or en
plomb ». Face à l’absence de texte,
le front de contestation s’est
élargi : outre l’intersyndicale ini­
tiale (Snesup­FSU, CGT, Solidaires,
UNEF...), mobilisée dès décembre,
un « bloc réformiste » (SGEN­
CFDT, SNPTES, UNSA, FAGE...) ap­
pelle désormais à rejoindre les
mobilisations du 5 mars. « Nous
n’avons toujours aucune réponse

précise sur le contenu de la loi, sur
les enveloppes budgétaires, ce n’est
pas acceptable, s’indigne le syndi­
caliste. Nous entendons en revan­
che, depuis quelques mois, des
orientations du ministère qui ne ré­
pondent pas aux attentes de la
communauté scientifique, par
exemple avec ces nouveaux con­
trats, à côté de la plaque et complè­
tement idéologiques. »

118 millions d’euros
Au ministère de l’enseignement
supérieur, on temporise. Le texte,
relativement court avec une ving­
taine d’articles, sera présenté en
conseil des ministres au début du
printemps, et ce « comme l’avait
annoncé le premier ministre, en
janvier », assure­t­on. « Le gouver­
nement met en œuvre le calendrier
qui lui paraît le plus approprié », dé­
fend l’entourage de la ministre,
tout en indiquant que « les discus­
sions se poursuivent avec les syndi­
cats » et que « le travail de prépara­
tion est toujours en cours ». De pre­
miers éléments ont été avancés à
la mi­janvier : Frédérique Vidal,
ministre de l’enseignement supé­
rieur, a annoncé une revalorisa­

tion dès 2021, notamment pour les
jeunes chercheurs, avec une enve­
loppe de 118 millions d’euros.
Signe que cette mobilisation in­
quiète, des universitaires et des
personnalités du monde de la re­
cherche ont pris position. La Con­
férence des présidents d’université
est montée au créneau. Dans un
communiqué du 24 février, elle
s’est dite « en phase avec les orienta­
tions » du projet. « Il est urgent dé­
sormais que le projet de loi de pro­
grammation pluriannuelle de la re­
cherche soit finalisé et diffusé pour
faire taire les inquiétudes », écrivent
les présidents, évoquant un senti­
ment de défiance « légitime », après
le précédent d’une loi budgétaire
similaire en 2006, qui n’avait pas
été suivi d’effets.
Quelques jours auparavant, le
20 février, dans une tribune pu­
bliée dans Le Monde, 180 person­
nalités du monde de la science,
dont de nombreux Prix Nobel et
présidents d’organismes de re­
cherche, ont soutenu une LPPR à
même d’apporter un « engage­
ment financier fort et durable pour
la recherche ».
camille stromboni

A Rennes­II, « on ouvre un nouveau front dans la mobilisation »


Des étudiants et des professeurs de l’université bretonne mobilisés depuis plusieurs mois participeront à la journée d’action nationale, jeudi


rennes ­ correspondance

G


endarmes mobiles sta­
tionnés aux abords du
campus. Agents de sécu­
rité surveillant les entrées de bâ­
timents. Vérifications d’identité
avant l’accès aux salles d’exa­
men. Depuis lundi 2 mars, la di­
rection de l’université Rennes­II
a pris des mesures pour éviter
tout blocage des locaux dans le
cadre des mouvements sociaux
en cours. Objectif : permettre la
tenue des examens du premier
semestre, reportés à deux repri­
ses ces derniers mois. Sur le cam­
pus règne une atmosphère à la
fois studieuse et sécuritaire,
apaisée et séditieuse – paradoxes
d’une faculté engagée depuis le
mois de décembre sur plusieurs
fronts sociaux, mais qui conti­
nue à fonctionner peu ou prou
« normalement ».
L’établissement rennais, haut
lieu historique des luttes estu­
diantines, n’a connu « que » deux
jours de blocage depuis le début

de la mobilisation contre le projet
de réforme des retraites, en dé­
cembre 2019 (il avait été bloqué
durant près de deux mois en 2018,
notamment dans le cadre du
mouvement contre la loi orienta­
tion et réussite des étudiants). Le
conseil d’administration de l’uni­
versité, qui a voté, le 24 janvier,
une motion exprimant une oppo­
sition claire à ladite réforme, a dé­
cidé par ailleurs de l’annulation
des cours à plusieurs reprises lors
des journées de mobilisation na­
tionale, afin de « respecter le droit
de grève » et de permettre aux
personnes souhaitant manifester
d’aller se joindre aux cortèges.

Posture d’équilibriste
Dans le même temps, ce conseil
d’administration a affiché sa fer­
meté à l’égard de « toute tentative
de perturbation » des enseigne­
ments et des sessions d’examens.
Cette posture d’équilibriste, sa­
luée par les uns et décriée par les
autres, a contribué au maintien
d’un climat « relativement serein »

dans les travées du campus, selon
plusieurs sources syndicales. Les
heurts entre pro et antiblocage
n’ont pas émaillé le quotidien
universitaire. Les forces de l’ordre
ne sont pas intervenues dans l’en­
ceinte de l’établissement, comme
ce fut le cas en 2018.
S’agit­il, pour autant, d’un
mouvement social de faible in­
tensité à l’échelle d’une univer­
sité que d’aucuns ont surnommé
« Rennes­II la rouge »? L’impor­
tant contingent d’étudiants pré­
sents lors des manifestations

organisées localement, la forte
implication des personnels du­
rant les assemblées générales
professionnelles, ainsi que le
grand nombre d’actions menées
tous azimuts, tendent à relativi­
ser cette hypothèse.
Ce mouvement universitaire
atypique agrège, qui plus est, ici
comme ailleurs en France, des
colères multiples : opposition à
la réforme des retraites et à celle
de l’assurance­chômage, dénon­
ciation de la précarité étudiante
et du « manque de moyens » al­
loués à l’enseignement comme à
la recherche et au fonctionne­
ment des établissements... Des
doléances auxquelles s’ajoutent,
depuis quelques semaines, les
craintes relatives au contenu de
la future loi de programmation
pluriannuelle de la recherche
(LPPR), attendue en conseil des
ministres au printemps.
Trois mois après le début du
mouvement, ses chevilles
ouvrières semblent cependant
en quête d’un second souffle. Un

certain désenchantement était
ainsi palpable, mardi 3 mars, lors
de l’assemblée générale étu­
diante organisée à Rennes­II.
« Pas mal d’entre nous sont un
peu fatigués », affirmait un jeune
homme au micro. « [Les actions]
reposent encore et toujours sur
les mêmes personnes! Est­ce que
c’est juste à cause des examens ou
bien est­ce que les gens ne sont
pas motivés? », s’interrogeait
l’un de ses camarades. « Ce climat
est celui de notre époque, ajoutait
un autre. Il y a cent flics le long de
la fac, des vigiles partout. (...)
Aujourd’ hui, pour gratter une
prime d’activité à 250 balles, les
gens sont obligés d’aller casser les
Champs­Elysées! » « Il faut faire
en sorte que ça bouge, s’excla­
mait enfin une jeune femme. La
journée du 5 mars peut être un
point de départ. »
Ce 5 mars doit avoir lieu une
grève nationale dans les univer­
sités, à l’appel de la Coordination
nationale des facs et labos en
lutte et de plusieurs syndicats,

opposés notamment à la LPPR.
« Ça se veut un point de départ
vers un mouvement de fond, ex­
plique Clément Gautier, secré­
taire du syndicat Solidaires et vi­
ce­président étudiant de l’uni­
versité. On ouvre un nouveau
front dans la mobilisation. » Le
31 mars, date de la prochaine
journée interprofessionnelle de
mobilisation contre la réforme
des retraites, fait également fi­
gure de point de mire.
Reste à savoir quel sera, d’ici­là,
l’état des forces en présence. « J’ai
accumulé dix à douze jours com­
plets non travaillés pour participer
aux mobilisations, auxquels
s’ajoute le travail syndical qui oc­
cupe une grande partie de mes soi­
rées et de mes week­ends, confie
Benoît Montabone, maître de
conférences en géographie et dé­
légué du Snesup­FSU à Rennes­II.
Si on repartait maintenant sur un
mouvement dur, je tirerais un peu
la langue... Mais quand le collectif
est là, il faut y aller! »
nicolas legendre

« J’ai accumulé
dix à douze jours
complets non
travaillés pour
participer aux
mobilisations »
BENOÎT MONTABONE
délégué du Snesup-FSU

Manifestation
contre la
réforme
des retraites,
devant le
ministère de
l’enseignement
supérieur
et de la
recherche,
le 25 février,
à Paris.
THOMAS SAMSON/AFP

« Nous n’avons
toujours aucune
réponse précise
sur le contenu
de la loi, sur
les enveloppes
budgétaires »
FRANCK LOUREIRO
SGEN-CFDT

LES  DATES


2019
1 er février
Edouard Philippe annonce
une loi de programmation plu-
riannuelle pour la recherche,
avec l’objectif de redonner « de
la visibilité, de la liberté, et des
moyens » à compter de 2021.

23 septembre
Trois groupes de travail,
composés de parlementaires,
de présidents d’université et
d’organismes de recherche,
de scientifiques et d’industriels,
remettent leurs rapports prépa-
ratoires au premier ministre.
Ils portent sur le financement
de la recherche, l’attractivité
des emplois et des carrières
scientifiques, et l’innovation
et la recherche partenariale.

2020
21 janvier
La ministre de l’enseignement
supérieur, Frédérique Vidal,
annonce une première enve-
loppe budgétaire de 118 millions
d’euros pour 2021, qui doit
permettre notamment de reva-
loriser les jeunes chercheurs
à hauteur d’au moins 2 smic au
recrutement, contre 1,3 à
1,4 smic au plus bas aujourd’hui.
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