20 |management JEUDI 5 MARS 2020
0123
La loi « avenir » a multiplié les centres de
formation d’apprentis dans les entreprises
Les CFA apportent une réponse à la pénurie de maind’œuvre et à l’absence de qualification
L
a loi pour la liberté de
choisir son avenir profes
sionnel du 5 septem
bre 2018 a permis aux en
treprises de créer leur propre cen
tre de formation d’apprentis
(CFA). Une soixantaine de sociétés
s’en sont emparées. « La loi a été
l’élément déclencheur », explique
Françoise Merloz, directrice du
premier CFA interentreprises : le
CFA des chefs, créé par Adecco,
Accor, AccorInvest, Korian et So
dexo. Il va accueillir ses premiers
apprentis à partir du 23 mars à Pa
ris, Lyon et Marseille.
« La loi a débloqué les règles qui
bridaient l’apprentissage. Les
freins ont été levés », s’était félici
tée la ministre du travail, Muriel
Pénicaud, le 14 février, lors de la
présentation des chiffres de l’ap
prentissage en 2019. L’autorisa
tion administrative des régions,
jusqu’alors nécessaire à toute
ouverture de centre, a été rempla
cée par une simple déclaration. Et
le financement ne se fait plus di
rectement par les régions, mais
par l’intermédiaire des branches
professionnelles en fonction du
nombre d’apprentis accueillis, à
partir de « coûts contrats ». « Ces
montants forfaitaires nous offrent
de la visibilité sur les ressources »,
apprécie François Milioni, direc
teur de la formation du groupe
Schneider Electric.
« Ces CFA sont une réelle oppor
tunité pour les entreprises qui
peuvent adapter les cursus à leurs
nouveaux besoins en compéten
ces », explique Yann Bouvier,
chargé de mission à la Fondation
innovation pour les apprentissa
ges (FIPA), qui regroupe treize
entreprises dont Air France, BNP,
La Poste, EDF, Total, Veolia, Tha
les... La fondation va publier un
guide pratique destiné aux em
ployeurs désireux de créer leur
CFA d’entreprise, car « c’est un
projet qui se réfléchit. Comme
pour une création d’entreprise, il
faut mener une étude d’opportu
nité et faire un business plan »,
avertit M. Bouvier.
« Assurés d’avoir un poste »
Les problématiques des entre
prises sont diverses. Pour certai
nes, il s’agit de répondre à des
besoins du marché de l’emploi
qui ne sont pas – ou insuffisam
ment – couverts. C’est le cas de
la restauration, où les besoins
en maind’œuvre sont énormes.
« Nos cinq groupes – Adecco, Ac
cor, AccorInvest, Korian et So
dexo – recrutent 11 000 personnes
par an en cuisine. Nous pour
rions en embaucher 4 000 de
plus », illustre Françoise Merloz.
Le CFA des chefs accueillera
cinq cents apprentis en 2020,
puis mille par la suite. A la clé :
l’obtention d’un titre profes
sionnel de cuisinier, ou d’un CAP
cuisine. A partir de 2021, il sera
possible de décrocher un bac
pro cuisine ou un brevet profes
sionnel des arts culinaires.
« Tous nos apprentis sont assurés
d’avoir un poste à l’issue de la for
mation », souligne la directrice.
Autre exemple, le groupe laitier
Lactalis est, lui aussi, confronté à
des pénuries de maind’œuvre,
notamment dans les métiers de
la production, de la mainte
nance, du contrôle de gestion et
du commerce.
« Nous avons de trois cent cin
quante à quatre cents postes va
cants, explique JeanBaptiste
Vallée, directeur du développe
ment RH. Pour répondre à nos
besoins, le futur CFA apparaît
comme une solution complémen
taire aux partenariats que nous
avons déjà noués avec les forma
tions existantes comme, par
exemple, les écoles nationales
d’industrie laitière (ENIL). » La
première centaine d’apprentis
est attendue à Laval, en Mayen
ne, en septembre 2021.
Chez Schneider Electric, la dé
marche est tout autre. Le CFA a
vocation à répondre aux besoins
de la filière. « Nous ne sommes
pas dans une logique de crise de
l’emploi. Moins de 20 % des ap
prentis de notre CFA auront voca
tion à rester chez nous, annonce
François Milioni. Les autres re
joindront nos soustraitants,
voire nos concurrents. Et c’est
bien ce que nous cherchons. Nous
voulons répondre à la probléma
tique de la filière énergie. En ser
vant les intérêts de nos clients,
nous servons les nôtres. »
« Un risque d’appauvrissement »
Le groupe va accueillir les pre
miers jeunes en septembre pour
un BTS en domotique et bâti
ments communicants : une qua
rantaine à Grenoble et une dou
zaine à BeaupréauenMauges
(MaineetLoire). L’objectif à
terme est d’accueillir deux cent
cinquante jeunes par an, d’ouvrir
cinq nouvelles unités de forma
tion en apprentissage (UFA) et
deux autres filières de formation
dans les trois ans.
C’est aussi pour développer l’at
tractivité de la filière coiffure qui
peine à former et à recruter que
L’Oréal a inauguré, le 24 janvier,
sa nouvelle école, Real Campus,
destinée à devenir un CFA d’en
treprise. L’Oréal y formera
150 jeunes par an aux techniques
de la coiffure, au management et
aux outils digitaux. On estime
aujourd’hui que 10 000 postes
sont vacants en France faute de
profils qualifiés.
Avec son CFA Recruter autre
ment, Adecco est un des pion
niers dans le secteur du recrute
ment. Depuis septembre 2019,
vingt personnes sont en forma
tion à Paris et quinze à Lyon. Sur
l’ensemble de l’année 2020, cent
quarante personnes seront ac
cueillies. A l’issue de la forma
tion d’un an, elles décrocheront
un titre de niveau bac + 4. « Il
n’existe aucune qualification pro
fessionnelle pour le métier de re
cruteur, explique Hélène Four
rier, directrice du CFA. De plus,
nous sommes des militants du re
crutement sans CV. Les recruteurs
doivent avant tout évaluer le po
tentiel des candidats. »
François Milioni estime que « le
mécanisme mis en place par la loi
est vertueux avec, notamment,
une forte exigence de qualité par
la certification ». Celleci sera
obligatoire à partir de 2021. Yann
Bouvier exprime, quant à lui, un
petit regret : que les entreprises
qui créent de nouvelles certifica
tions tournées vers les métiers
de demain ne reçoivent pas un
petit coup de pouce financier. Il
estime que « cette carotte aurait
permis une éclosion très rapide de
nouvelles certifications ».
Ces centres de formation d’ap
prentis d’entreprise ne font ce
pendant pas l’unanimité. « Ils
visent à former une maind’œu
vre immédiatement employa
ble. Nous y voyons un risque d’ap
pauvrissement à travers une for
mation trop exclusive. Quid de la
formation du citoyen ?, s’inter
roge Christophe Auvray, secré
taire national du SnetaaFO, syn
dicat de l’enseignement profes
sionnel. A l’heure où la mobilité
professionnelle est indispensable,
il est contradictoire qu’une for
mation soit faite par une seule
entreprise sur des techniques
qui peuvent lui être particuliè
res ou sur seulement des “bouts”
de métiers », explicitetil. Les
entreprises lui répondent « com
plémentarité ».
myriam dubertrand
LES CHIFFRES
58
centres de formation d’apprentis
d’entreprise ont été créés ou
sont en projet depuis la loi du
5 septembre 2018 pour la liberté
de choisir son avenir profession-
nel, d’après les dernières don-
nées du ministère du travail.
554
projets de centres de formation
d’apprentis (CFA), en plus des
CFA d’entreprises, ont vu le jour,
dont 200 centres de formation
d’apprentis ont été réalisés.
L
es PME de 50 à 249 salariés devaient avoir publié, le
1 er mars, leur premier index égalité profession
nelle, calculé sur 100 points et quatre critères : la
rémunération, les augmentations salariales, l’aug
mentation au retour du congé maternité et la parité parmi
les dix plus hautes rémunérations. Le ministère du travail
a déployé son soutien : un simulateur de calcul, une forma
tion en ligne, une assistance téléphonique (Allo Index Ega
Pro), et même des « ambassadeurs » en région et des « réfé
rents » dans l’administration.
Tout comme les grandes entreprises, à quelques jours de
l’échéance, les meilleurs élèves des PME ont communiqué
haut et fort sur leurs bons résultats. « Suppression des écarts
de salaire : 39/40 ; égalité des chances d’avoir une augmenta
tion : 15/15 ; mise à niveau des salaires au retour d’un congé
maternité : 15/15 », total : 94/100, se félicitait ainsi le cuisi
niste Schmidt Groupe, le 24 février ; 97, claironnait Heine
ken trois jours après ; 98, renchérissait Manpower. Les mau
vais élèves ne se sont pas davantage vantés que ceux des
grandes entreprises. Avec un index infé
rieur à 75/100, l’entreprise a trois ans
pour mettre en œuvre des mesures de
correction qui la ramèneront dans les
clous. Sinon, la pénalité financière peut
aller jusqu’à 1 % de la masse salariale.
Le gouvernement s’est montré particu
lièrement patient. En juin 2019, la minis
tre du travail, Muriel Pénicaud, indiquait
aux deux cents grandes entreprises qui
avaient déjà trois mois de retard sur la
communication de leur premier index que, si elles ne se con
formaient pas « très vite », elles seraient « mises en demeure »
et pourraient « avoir des sanctions ». En septembre, dixsept
entreprises ont été mises en demeure. Mme Pénicaud faisait
alors un premier point sur les résultats connus. Elle précisait
que 18 % des sociétés de plus de 1 000 salariés et 16 % de plus
de 250 étaient « en alerte rouge », et qu’elle ferait connaître les
noms de celles qui ne seraient pas parvenues à 75 points « au
1 er mars [2020] ».
L’obligation de résultat en matière d’égalité introduite par la
loi du 5 septembre 2018 « avenir » est plus compliquée à res
pecter dans une petite structure : à cause de la composition
de l’effectif, parfois essentiellement féminin ou majoritaire
ment masculin ; pour des questions techniques aussi : les sa
laires moyens ne doivent être calculés que « sur au moins
trois personnes », indique le simulateur de calcul du minis
tère, alors que la taille de l’effectif ne le permet pas toujours.
L’entreprise est alors dans un « cas d’incalculabilité » et n’est
pas sanctionnée ; enfin, l’absence de service des ressources
humaines laisse les plus petites structures démunies.
Mais le fossé à combler est considérable. Une étude de
l’Association pour l’emploi des cadres (APEC), publiée le
28 février, relève que, concernant les seuls cadres, l’écart de
rémunération entre les femmes et les hommes dans les en
treprises de 20 à 249 salariés est de 12,8 %. Selon les métiers,
les femmes et les hommes peuvent, certes, occuper des po
sitions différentes qui expliqueraient des écarts de salaire.
Mais, à profil identique, l’inégalité reste de 8,6 %. Réduire
cet écart à néant pourrait sans doute attirer davantage de
femmes dans certains secteurs.
LA PÉNALITÉ
FINANCIÈRE PEUT
ALLER JUSQU’À
1 % DE LA MASSE
SALARIALE
Le financement
se fait en fonction
du nombre
d’apprentis, par
l’intermédiaire
des branches
professionnelles
Quelle est la place de la politique au travail?
Les rencontres RH du 27 février ont abordé les liens entre engagement sociétal et responsabilité politique
L
es rencontres RH, le ren
dezvous mensuel du
Monde sur l’actualité du
management créé en partenariat
avec Leboncoin, se sont tenues,
jeudi 27 février, à la Maison de
l’Amérique latine sur la place de la
politique en entreprise.
Quelle est la frontière entre
l’engagement sociétal et la politi
que? De la parole des dirigeants
au militantisme des salariés, l’ex
pression politique doitelle pas
ser la porte du bureau? Peutelle
être libre?
« Quand Geoffroy Roux de Bé
zieux, président du Medef, prend
position sur la retraite, ça paraît
normal. En revanche, sur un sujet
diplomatique ou une question so
ciétale, c’est différent. Pourtant,
aux EtatsUnis, c’est déjà le cas.
Des entreprises comme Nike ont
pris des positions sur l’immigra
tion et fait campagne dessus [affi
che publicitaire de 2018 avec Colin
Kaepernick]. Autre exemple,
quand des entreprises de la Silicon
Valley [Apple et Facebook en 2014]
soutiennent ouvertement la GPA
[gestation pour autrui], ce n’est
pas anecdotique. Dans le sillon des
EtatsUnis, la France arrive
aujourd’hui à l’âge de l’activisme
politique des dirigeants et des di
rections des ressources humai
nes, », affirme le sociologue Jean
François Amadieu.
Qu’ils soient dans le textile, la
distribution, l’importexport, le
conseil ou la santé, les DRH pré
sents aux « Rencontres RH » du
27 février confirment que la poli
tique entre de plus en plus dans
l’entreprise. Elle y accède au tra
vers de l’engagement sociétal, at
tendu par les salariés.
Porteuse de bénéfices
« Les collaborateurs attendent
que l’entreprise les engage au
delà d’ellemême », affirme Em
manuelle Aufray, la DRH de Ca
roll International. Or, « ce qu’on
cherche, c’est l’engagement des
salariés, un supplément d’âme qui
peut avoir une proximité par rap
port à leur engagement person
nel », explique Pascal Guérinet,
DRH du Groupe Elsan, spécialisé
dans les cliniques privées.
« Les préoccupations sont à des
annéeslumière des élections mu
nicipales. Dans le textile, le débat
politique s’intègre par la respon
sabilité sociale des entreprises
[RSE]. L’écoresponsabilité est de
venue la norme. Les salariés
comme les clients veulent connaî
tre la traçabilité des produits, s’as
surer qu’on n’est pas des gros mé
chants qui font travailler des en
fants. Soit l’entreprise exprime ses
engagements et les tient, soit elle
meurt », témoigne Emmanuelle
Aufray. « La RSE contribue large
ment à la fierté des collaborateurs
et à leur engagement », souligne
Cécile Desrez, la DRH de la Com
pagnie française en Afrique de
l’Ouest (CFAO), multinationale
d’importexport.
La frontière entre l’engagement
sociétal et la politique est ténue.
Chez PageGroup, « on va audelà
de la RSE. L’entreprise ne milite pas
sur des sujets purement politi
ques, mais on a dépassé le cap de
la neutralité, explique Stéphanie
Lecerf, DRH de PageGroup (Mi
chael Page) et présidente de l’as
sociation A compétence égale.
Lorsqu’on a signé la charte de
l’Autre Cercle pour s’engager en fa
veur des LGBT +, on voulait que
chacun puisse être “luimême” au
travail. Des collaborateurs nous
ont interpellés, estimant que le su
jet relevait du “domaine privé”, ra
contetelle. Mais aujourd’hui vie
privée et vie professionnelle sont
de plus en plus proches. Michael
Page s’est engagé pour une entre
prise inclusive, mais en précisant
qu’on ne se positionnerait pas sur
la question plus politique du ma
riage [pour tous]. »
La politique au travail est por
teuse de bénéfices. Félix de
Monts, fondateur et directeur gé
néral de la jeune startup de lob
bying Vendredi, affirme que « les
entreprises ont fait bouger les li
gnes en menant des combats poli
tiques, sur la parentalité par
exemple ». « Aux EtatsUnis, ce
sont les firmes qui les premières
ont introduit les droits LGBT,
avant les Etats », renchérit le so
ciologue JeanFrançois Amadieu.
Mais les DRH prennent une sé
rie de risques avec la politique.
« Les évolutions sociétales sont
¶
Ont participé aux Rencontres RH du 27 février : Jean-François
Amadieu, sociologue, professeur à l’université Paris-I-Panthéon-Sorbonne
et décodeur du mouvement des « gilets jaunes » ; Emmanuelle Aufray,
DRH de Caroll international ; Cécile Desrez, directrice des ressources
humaines et de la RSE de la Compagnie française en Afrique de l’Ouest
(CFAO) ; Pascal Guérinet, DRH du Groupe Elsan ; Stéphanie Lecerf,
DRH de PageGroup et présidente de l’association A compétence égale ;
Félix de Monts, fondateur et DG de Vendredi ; Anne Rodier, journaliste,
« Le Monde » ; Gilles van Kote, directeur délégué, « Le Monde ».
très poreuses pour les entreprises.
Certaines font le choix de s’investir
comme Michael Page sur LGBT +,
mais concernant la vie politique
au quotidien, l’entreprise doit gar
der une certaine neutralité », ex
plique Cécile Desrez.
« Une zone de neutralité »
Très présente en Afrique, « la
CFAO a toujours cherché à conser
ver une certaine réserve. Car il est
difficile de séparer la parole d’un
dirigeant de celle de l’entreprise.
Quand il y a des élections, on ne
prend jamais parti pour un candi
dat. On est par ailleurs confrontés
aux critiques sur notre présence
[française] sur le continent, mais
l’entreprise reste une zone de neu
tralité. La parole est différente
quand on sort de l’entreprise. »
Quoique pas toujours. Stéphanie
Lecerf raconte :, « lorsqu’un de
nos collaborateurs a choisi de
prendre deux mois de congé pour
s’investir dans les élections muni
cipales, ça relevait de ses choix
personnels, mais on lui a signifié
de ne pas le faire en tant que sala
rié de Michael Page ».
La CFAO a rédigé une charte
pour expliquer ce qu’un collabo
rateur peut (ou pas) diffuser sur
les réseaux sociaux ; le groupe El
san, très implanté dans les ré
gions, compte lui avant tout sur le
discernement des salariés qui
s’expriment sur le Web. Le mou
vement des « gilets jaunes » et,
dans un autre registre, les réseaux
sociaux ont ainsi conduit les en
treprises à recadrer la liberté d’ex
pression du salarié hors les murs
de l’entreprise.
anne rodier
CARNET DE BUREAU
CHRONIQUE PAR ANNE RODIER
Egalité professionnelle :
l’heure des PME a sonné
La nécessité
est de recadrer
la liberté
d’expression
du salarié hors
les murs de
l’entreprise