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JEUDI 5 MARS 2020 horizons| 21
Du sang, de la sueur
et des lames
A Londres, les attaques au couteau se multiplient, qui
ont fait 90 morts en 2019, un record depuis onze ans.
Cette hécatombe touche particulièrement les adolescents
londres correspondante
E
n sortant de la station de train
East Croydon (sud de Londres),
à travers le rideau de pluie, on a
tout de suite deviné de quoi il
s’agissait. Des fleurs détrem
pées, des bougies, la photo plas
tifiée d’un adolescent : Louis Johnson, 16 ans,
a été victime de la longue série de crimes au
couteau qui sévit dans la capitale anglaise.
En 2019, elle a fait 90 morts, dont 23 adoles
cents, un record depuis onze ans. Louis a été
poignardé à mort le 27 janvier. En plein après
midi, juste avant de prendre son train.
Un autre jeune a été arrêté, suspecté du
meurtre, il a 16 ans lui aussi.
La famille de Louis n’est pas dans la salle du
conseil municipal de Croydon, en cette fin
février, pour la conférence organisée par le
maire, Humayun Kabir, sur les attaques au
couteau. Une maman témoigne. Elle s’ap
pelle Yemi Hughes, son visage est doux et
triste, mais sa voix reste incroyablement
ferme face à la salle comble. Son fils Andre
Aderemi est mort en août 2016, il avait 19 ans.
Il s’était querellé avec d’autres garçons, il a été
victime d’une vengeance. « Une amie me pré
vient que quelque chose de grave est arrivé,
quelqu’un a été poignardé. Je me précipite, je
vois les cordons de police, mon fils est couché
dans l’herbe. Je hurle que je suis la maman,
mais je ne peux pas approcher, ils disent qu’ils
essayent de le sauver. Je monte dans la voiture
de police, on suit l’ambulance, je vois tout ce
qu’il s’y passe par la fenêtre, je n’arrive plus à
respirer. J’apprendrai plus tard que, durant le
trajet, mon fils a eu trois arrêts cardiaques.
A l’hôpital, je me rappelle de l’attente, de l’an
nonce de sa mort, je m’écroule et je pleure.
Andre a reçu 14 ou 15 coups de couteau, il est
mort parce qu’il s’est vidé de son sang. »
Le public applaudit sobrement. Mme Hughes,
professeure dans un collège de Croydon, ra
conte encore qu’elle a dû réapprendre à vivre
avec ses deux autres fils. Quatre garçons d’une
vingtaine d’années ont été condamnés pour
le meurtre d’Andre. Elle a lancé une associa
tion, Yourcitysaysno, « pour comprendre pour
quoi des enfants peuvent commettre de tels
crimes », même si, trois ans et demi après, elle
n’est pas « encore prête au pardon ».
Ce drame, d’autres parents le vivent désor
mais avec une fréquence désespérante.
Londres saigne presque tous les jours. Les
blessures ne sont pas toutes mortelles, mais
elles sont traumatisantes pour les victimes
comme pour leurs proches. Entre 2018 et
2019, 4 300 agressions impliquant des bles
sures au couteau ont été recensées à Lon
dres, selon la Metropolitan Police (Met, la
police du Grand Londres). Aucun quartier
n’est épargné : banlieue gentrifiée au nord
de Stratford, coins résidentiels à l’ouest,
entre Wembley et Harrow, et même le cœur
de Westminster.
LA MODE DES RAMBO « KNIVES »
Les altercations ont souvent lieu en plein
jour, dans des lieux publics. La violence sur
git en face d’un Costa Coffee ou d’un Pizza
Express, à l’entrée d’un centre commercial,
dans un square. Andre a été tué là où il avait
vécu, dans une banlieue pavillonnaire en
apparence tranquille, Monks Hill, au sud de
Croydon. Louis a été poignardé à deux pas
d’un Boxpark, nouveau concept festif de la
capitale, à la fois salle de jeux et restaurant.
Une étude du ministère de l’intérieur, en
juillet 2019, évaluait à plus de 17 500 le nom
bre de garçons âgés de 14 ans portant un cou
teau ou une arme en Angleterre et au Pays de
Galles. Tous les acteurs de terrain le disent :
beaucoup de jeunes se promènent avec des
lames qu’ils sortent pour un mauvais regard,
une histoire de territoire ou une vengeance.
Les Rambo knives (des couteaux à grande
lame crantée) circulent avec une facilité
déconcertante et infligent des blessures ter
ribles. On peut s’en procurer en ligne sur eBay
ou Amazon pour 20 livres sterling (23 euros).
Début 2019, la Met relevait que 41 % des
agresseurs au couteau ont entre 15 et 19 ans.
Des adolescents qui s’entretuent dans l’une
des capitales les plus tendance d’Europe :
comment aton pu en arriver là? Andrew
Whittaker est chercheur à la London South
Bank University. En 2018, il a coordonné une
étude passionnante, « From Postcodes to Pro
fits » (« des codes postaux aux profits »), ten
tant d’expliquer cette spirale de la violence
juvénile dans un des districts où elle sévit le
plus : Waltham Forest, au nordest de Londres.
« Il y a dix ans, il y avait déjà des gangs, mais
on était dans la guerre des territoires. Ils com
mettaient des crimes. C’était un moyen d’être
respecté, pas une fin en soi. Puis ils ont com
mencé à faire du business : des vols, des cam
briolages. Ces dernières années, certains sont
passés à un stade plus avancé : ils dealent de la
drogue, un commerce bien plus rentable et
discret, moins risqué. Ce sont de véritables
firmes », explique M. Whittaker au Monde.
Dans le district de Waltham Forest, le cher
cheur a recensé une douzaine de gangs, dont
un, très puissant, les Mali Boys.
Tout en bas de l’échelle, ce sont les plus jeu
nes qui vendent la drogue dans les quartiers
ou qui sont envoyés hors de la capitale, dans
des petites villes de province, des bords de
mer désertés, pour l’écouler dans des secteurs
moins concurrentiels. « Ce sont les county
lines [réseaux provinciaux], qui se sont déve
loppées ces dernières années », note M. Whit
taker. La violence sert à protéger ces marchés,
elle est instrumentalisée pour tenir les
concurrents en respect ou pour les « punir ».
Toutes les victimes et les agresseurs ne
sont pas membres d’un gang. Mais à cause
de leur présence, les jeunes vivent dans un
environnement anxiogène. Alors, ils s’ar
ment pour se protéger, précise M. Whittaker.
Or porter un couteau augmente forcément
les risques de s’en servir. Invité par le maire
de Croydon à témoigner, un inspecteur de
police du district, James Watson, raconte la
montée de la violence juvénile. « En raison
des vidéos qui circulent sur YouTube ou
Snapchat, les jeunes ont l’impression de vivre
dans une zone de guerre, le trajet de chez eux
à l’école est perçu comme dangereux », racon
tetil d’une voix lasse. « Vous connaissez la
série Top Boy, sur Netflix [une histoire de
gangs à Hackney, district mitoyen de Wal
tham Forest]? Le programme n’est pas mau
vais, mais tout le monde peut le regarder et s’y
identifier. Les ados devraient célébrer la vie, et
ils ont peur de mourir », ajoutetil, affligé.
L’histoire de Jaden Moodie résume drama
tiquement cette crise. Jaden a été sauvage
ment assassiné le 8 janvier 2019. Il était à
Mobylette, une Mercedes l’a percuté, ses pas
sagers se sont acharnés sur l’enfant à terre. Il
n’avait que 14 ans, une bouille encore jouf
flue. Un jeune de 19 ans lié aux Mali Boys a
été condamné à la prison à vie. La mère de
Jaden a raconté aux médias britanniques ses
tentatives pour l’éloigner des gangs, sa soli
tude face à la spirale de la violence. Les gens
du quartier n’ont pas oublié, mais, un an
après, il n’y a pas de photo de Jaden, ni de
fleurs ni de bougies, dans la rue Bickley, où
s’est déroulé le drame. Elle longe un square.
Au coin, un hôtel Ibis et un arrêt de bus. Là
encore, l’horreur a surgi de la banalité.
Jaden Moodie, comme Louis Johnson, avait
été exclu de son école. Ils fréquentaient
des pupil referral units, des structures fournis
sant une éducation aux enfants exclus du sys
tème classique, souvent pour des problèmes
de comportement – Jaden avait fait circuler
des photos de lui sur les réseaux sociaux avec
un pistolet factice. Or, ces enfants sont les
plus vulnérables, et les gangs les ciblent spé
cifiquement, assure Andrew Whittaker. Ils
viennent aussi des milieux les plus pauvres
et, plus que d’autres, ils ont souffert des dix
années d’austérité imposées par les gouver
nements conservateurs successifs.
« UNE GOUTTE D’EAU DANS L’OCÉAN »
L’austérité? Evidemment qu’elle porte une
part de responsabilité, assurent tous nos
interlocuteurs. « Les localités ont vu leurs
dotations fondre. Le conseil de Waltham Fo
rest a perdu 50 % de l’aide gouvernementale.
Les services jeunesse ont été sacrifiés, les bi
bliothèques municipales ont fermé », déplore
James Cracknell. Le jeune homme édite un
mensuel coopératif, le Waltham Forest Echo.
Dans l’édition de février, il a signé un article
sur un pupil referral unit installé « dans le pire
bâtiment » de Waltham Forest, de l’aveu
même du responsable de l’éducation au
conseil du district. « Cela fait des années » que
l’immeuble n’a pas bénéficié d’investisse
ments. Ici, « le personnel travaillant pour les
services à la jeunesse est passé de 85 à 5 mem
bres », regrette M. Whittaker.
Plus de 90 % des agresseurs sont des hom
mes, et plus de 70 % sont issus des minorités
noires et asiatiques de la capitale, les plus
concernées par la pauvreté, selon la Met. La
violence est directement liée à la misère
sociale, affirme Chris Grandison, un profes
seur de primaire du district de Newham (est
de Londres). « Les jeunes Noirs ont peu à
perdre et beaucoup à gagner dans les gangs »,
estime l’enseignant, qui anime des confé
rences, après, expliquetil, avoir perdu
deux anciens élèves poignardés à mort.
« Donnezleur des chances de s’en sortir et du
respect, c’est cela la solution », conclutil.
Ces jeunes « pensent qu’ils n’ont pas d’ave
nir », dit Courtney Barrett, grosse chaîne sur
la poitrine et look de rappeur. On l’a rejoint
en pleine tempête Dennis, un dimanche de
mifévrier, pour participer à une de ses opé
rations de collecte de couteaux. Le point de
ralliement est à la station Forest Gate, au sud
de Waltham Forest. Baptista Adjei, 15 ans, a
été poignardé à mort en octobre 2019, pas
très loin, face au McDonald’s de la station
Stratford. C’est pour cette mort et celle de
Jaden, que Courtney a lancé l’initiative
« Binning Knives Saves Lives » (« jeter les cou
teaux sauve des vies »). Tous les weekends,
ce vendeur de deuxroues sur Internet fait du
porteàporte avec une grande poubelle
verte. A défaut de Rambo knifes, « les gosses
s’arment euxmêmes en prenant un couteau
dans la cuisine familiale », dit M. Barrett.
On le suit sous la pluie, avec une poignée de
volontaires, dont un médecin généraliste,
Muhammad, très impliqué lui aussi. Dans ce
quartier modeste, les habitants qui ouvrent
leur porte jouent le jeu et tendent leurs cou
teaux domestiques. M. Barrett en aura col
lecté 31 ce dimanche. « J’en ai amassé plus de
900, je veux les passer à un ami pour qu’il les
fonde et réalise une statue. Ce sera un hom
mage aux victimes des crimes au couteau. »
« Ce que fait Courtney est une goutte d’eau
dans l’océan. Il en faudrait plein comme lui »,
relève James Cracknell. Les initiatives ne man
quent pas sur le terrain, les conseils de district
se démènent, le maire de Londres, Sadiq Khan,
se déplace à chaque drame et prône une mé
thode calquée sur celle adoptée par Glasgow.
Il y a vingt ans, la ville écossaise avait été bap
tisée la « capitale européenne du crime ». Une
politique très répressive à l’égard des gangs,
couplée à des investissements massifs dans la
prévention et l’accompagnement des jeunes,
a fait drastiquement baisser la violence.
La méthode estelle applicable à Londres,
une mégapole de presque 9 millions d’habi
tants? Elle prendra en tout cas du temps. A
condition que le gouvernement y mette aussi
les moyens. Pour l’heure, le premier ministre,
Boris Johnson, n’a promis que 20 000 poli
ciers en plus dans tout le pays. « Cela compen
sera à peine les coupes des dernières années »,
déplore James Cracknell. En quittant Court
ney Barrett, ce dimanche de tempête, on a
appris qu’un jeune venait d’être poignardé à
Barking, à l’est de Stratford. Neuf morts ont
été recensés, rien que pour le mois de février.
Le décompte tragique continue.
cécile ducourtieux
STÉPHANE OIRY
« À CAUSE DES
VIDÉOS QUI
CIRCULENT
SUR YOUTUBE
OU SNAPCHAT,
LES JEUNES ONT
L’IMPRESSION
DE VIVRE DANS UNE
ZONE DE GUERRE »
JAMES WATSON
inspecteur de police
du district de Croydon