Le Monde - 05.03.2020

(Tina Meador) #1

22 |disparitions JEUDI 5 MARS 2020


0123


20 JANVIER 1925 Naissance
à Granada (Nicaragua)
1965 Ordonné prêtre
1979-1987 Ministre
du gouvernement
sandiniste à Managua
1985 Suspendu de
ses fonctions de prêtre
par Jean Paul II
2019 Réhabilité par
le pape François
1 ER MARS 2020 Mort
à Managua

26 DÉCEMBRE 1928
Naissance à La Rochelle
1948 Major
de Polytechnique
1958 Fondateur de la Sema
1959 Professeur d’économie
et statistiques industrielles
au Conservatoire national
des arts et métiers
1976 Directeur du projet
de recherche Interfuturs
de l’OCDE
1981 « Les Mille Sentiers
de l’avenir » (Seghers)
1991-1994 Directeur
du « Monde »
1996 Membre de l’Académie
des technologies
2000 « Un homme de notre
siècle : de Polytechnique
à la prospective et au journal
“Le Monde” » (Odile Jacob)
1 ER MARS 2020 Mort à Paris

Jacques


Lesourne


Ancien directeur


du « Monde »


L’


enfant timide et ré­
servé qu’avait été, de
son propre aveu, Jac­
ques Lesourne, quand il
sortit, à 20 ans, en 1948, major de
Polytechnique, ne pouvait pas de­
viner lequel des « mille sentiers
de l’avenir » (titre de son meilleur
livre, publié en 1981 chez Seghers)
il emprunterait et encore moins
où il le mènerait. Cet humaniste
tolérant, fort en maths et en
thème, un peu « taiseux », serait,
à 62 ans, âge auquel on se prépare
plutôt à la retraite qu’aux grandes
aventures professionnelles, ap­
pelé à devenir le directeur du
Monde. Ce serait la dernière
étape franchie par ce surdoué,
et pas celle qui lui laisserait
les meilleurs souvenirs, sauf,
croit­on, de certaines rencontres.
Jacques Lesourne est mort le
1 er mars, à Paris, à l’âge de 91 ans.
Forcément, quand on sort pre­
mier de l’X, on ne peut pas se sen­
tir le dernier des imbéciles puis­
que la société républicaine, par
cette manière de sélectionner les
élites que sont les concours des
grandes écoles, vous colle à la
peau et en tête l’idée que vous êtes
l’un des jeunes gens les plus intel­
ligents de votre génération.
Jacques Lesourne n’abusa ja­
mais de l’évocation de cette aura
matricielle devant les journalistes
du Monde. Mais il leur fit souvent
sentir, au cours des trois ans qu’il
passa parmi nous, de 1991 à 1994,
qu’il préférait la rationalité à nos
emballements, les analyses froi­
des à nos passions et surtout aux
tourments infantiles provoqués,
à intervalles irréguliers, par les ba­
tailles homériques de ces « guer­
res de succession du Monde » qui
consistaient pour une commu­
nauté intellectuelle habituée à

donner des leçons à la terre en­
tière à se chercher un roi, c’est­à­
dire un directeur, pour le mettre
dans les pas du fondateur, Hubert
Beuve­Méry.
A part Le Monde, et avant le jour­
nal, la carrière de Jacques Le­
sourne avait été celle d’un grand
professeur de sciences économi­
ques et de prospective. Partout où
il était passé, des Charbonnages
de France à la société de conseil en
stratégie qu’il avait fondée, la
Sema, cet intellectuel de haut vol
avait tenté d’anticiper les évolu­
tions à venir de nos sociétés et de
l’Europe en bout de course, sui­
vant en cela l’exemple de son maî­
tre, le futur Prix Nobel d’écono­
mie Maurice Allais.

« L’ambivalence de [sa] vie »
Jusqu’à la fin de sa vie, d’ailleurs, il
fut fidèle à la société Futuribles
qui, depuis des décennies, se con­
sacre à ce que l’on peut savoir de
notre futur. Il y a un quart de siè­
cle, Jacques Lesourne avait déjà
expliqué dans un de ses innom­
brables ouvrages que les défis ma­
jeurs du XXIe siècle seraient, sur
fond de géopolitique chahutée, le
climat et la démographie. On voit
qu’il n’avait pas tort.
Dans un livre autobiographique
publié en 2000 sous le titre
Un homme de notre siècle (Odile
Jacob), abandonnant pour une
fois l’étude de l’avenir, Jacques Le­
sourne se penchait sur son passé,
sans complaisance. Il expliquait
d’où lui venaient ses idées, son
tempérament et ses convictions.
Il livre une description tou­
chante et féroce de ce qu’avait été
sa jeunesse charentaise – il est
né le 26 décembre 1928 à La Ro­
chelle – au sein d’une famille de
la très petite bourgeoisie. Il évo­

quait même une « tenace dépres­
sion » sans cesse ressentie par cet
homme pourtant très souriant et
cordial avec tous.
C’est ainsi qu’il se décrit à l’ado­
lescence : « Je n’ai fréquenté que la
famille et l’école avec dans la tête
la petite bille d’acier de mon savoir.
Je suis un monstre, une machine à
passer des examens et à observer
en spectateur le théâtre du monde.
Ivre d’ambition, brûlant d’un or­
gueil caché, assoiffé de liberté,
avide d’absolu, gauche, emprunté,
ignorant des usages, sans réelle ex­
périence humaine. Je me perçois
aujourd’hui comme un adolescent
prolongé et difforme. »
Dans un autre passage de ses
Mémoires, il donne une clé de
son destin gyrovague : il constate
« l’ambivalence de [sa] vie, scien­
tifique sans l’être, écrivain sans
l’être, homme d’action sans l’être,
homme de réflexion sans l’être,

je n’ai jamais poursuivi une
activité sans sacrifier une partie
de moi­même ».
Il lui fallut beaucoup sacrifier
pour consentir, en 1991, à la de­
mande des associés du Monde,
sur une idée d’André Fontaine et
avec le plein appui d’Alain Minc,
président de la Société des lec­
teurs, d’être propulsé à la tête
du journal Le Monde. On peut
dire, le paraphrasant, qu’il fut
aussi « journaliste sans l’être ».
Le Monde avait connu des années
d’embellie rédactionnelle mais
douloureuses sur le plan écono­
mique. Son endettement était
massif et lié à un suréquipement
en rotatives et en emplois indus­
triels. Jacques Lesourne avait été
repéré comme un des piliers de la
Société des lecteurs et fut consi­
déré comme un candidat excel­
lent au redressement des finan­
ces du journal.

En 1992. ARNAUD BAUMANN POUR « LE MONDE »

Père Ernesto Cardenal


Prêtre et ex­ministre du Nicaragua


L


a scène fera le tour du
monde. Un jour de
mars 1983, sur le tarmac
de l’aéroport de Mana­
gua, le ministre de la culture du
Nicaragua tombe à genoux de­
vant Jean Paul II en visite dans le
pays et attend sa bénédiction.
Elle ne viendra jamais. Au con­
traire, le pape dresse un doigt ven­
geur devant ses yeux et lui de­
mande de se « réconcilier d’abord
avec l’Eglise ». Car ce ministre de la
culture, le père Ernesto Cardenal,
est d’abord un prêtre et même un
poète. Figure de la révolution
sandiniste et de la théologie de la
libération, il est mort le 1er mars à
Managua, à l’âge de 95 ans.
Son éternel béret noir de gué­
rillero en fait le symbole d’un
mélange explosif entre l’ecclé­
siastique et le révolutionnaire.
Né le 20 janvier 1925 dans une
famille aisée de Granada, sur les
rives du lac Nicaragua, le jeune
Ernesto Cardenal étudie la lit­
térature à Managua, à Mexico,
puis voyage aux Etats­Unis et en
Europe. De retour dans son pays,
il participe, en 1954, au pre­
mier coup d’Etat sandiniste con­
tre le gouvernement dictatorial
d’Anastasio Somoza. L’opération
échoue et il doit s’enfuir aux
Etats­Unis dans un monastère du

Kentucky, où il devient le novice
du moine cistercien­trappiste
Thomas Merton.
Ernesto Cardenal est ordonné
prêtre en 1965. Il fonde une com­
munauté dans les îles Solen­
tiname (un archipel au milieu
d’un lac) pour apprendre aux pay­
sans et pêcheurs locaux à peindre
et écrire comme lui de la poésie.
Son Evangile de Solentiname
(1966) est le récit de cette utopie
sociale qu’il conjugue avec la lutte
révolutionnaire. En 1979, la dy­
nastie Somoza s’effondre sous les
coups des guérilleros. Le prêtre
Ernesto Cardenal devient minis­
tre de la culture au sein du Front
sandiniste de libération nationale
(FSLN), dirigé par Daniel Ortega.
Son frère Fernando (1934­2016),
également prêtre et jésuite, est
ministre de l’éducation.

« Prêtre rouge »
Mais les « prêtres rouges » sont
mal vus à Rome. Jean Paul II, d’ori­
gine polonaise, n’admet ni la
« politisation » du clergé, ni la
théologie de la libération, suspec­
tée de collusion avec le marxisme,
ni les « communautés ecclésiales
de base », ces lieux d’éducation
populaire, de catéchèse et de lutte
contre les injustices. Dès 1984, la
Congrégation pour la doctrine de

mais le sujet de sa propre libéra­
tion, l’acteur de sa propre histoire.
Face à la dictature au Brésil, au
Chili, en Argentine, aux guerres
civiles en Amérique centrale (Ni­
caragua, Salvador), cette théolo­
gie situe l’Eglise du côté des oppri­
més. Elle est en pleine expansion.

Sanctions levées par François
Mais, en 1984, une « instruction »
de la Congrégation de la foi à
Rome dénonce l’utilisation par
ces théologiens de concepts em­
pruntés à la doctrine marxiste et
elle procède aux sanctions. On re­
prochera au pape polonais de se
montrer plus indulgent pour les
dissidents à l’Est que pour les prê­
tres, les communautés chrétien­
nes de base, les évêques comme le
Brésilien Helder Camara ou le Sal­
vadorien Oscar Romero (assas­
siné en 1980 par l’extrême droite),
engagés au Brésil, au Salvador, au
Chili, au Nicaragua contre les régi­
mes militaires, les propriétaires
terriens ou les castes financières.
S’il prend aussi le parti des pau­
vres, Jean Paul II diverge avec eux
sur les moyens et condamne la
violence révolutionnaire.
Quant au pape François, il est
issu de la « théologie du peuple »,
une variante moins radicale,
chère à son pays, l’Argentine. Il

apaise la situation, lève les sanc­
tions et canonise Oscar Romero,
l’archevêque martyr du Salvador.
La carrière politique d’Ernesto
Cardenal sera aussi en dents de
scie. En 1988, il se brouille avec
Daniel Ortega, son ancien compa­
gnon d’armes toujours au
pouvoir dans ce pays, qu’il accuse
de trahir les idéaux révolu­
tionnaires et d’encourager une
dérive autoritaire. Dès 1994, il
rompt définitivement avec le
Front sandiniste.
henri tincq

la foi, dirigée à Rome par le
cardinal Ratzinger, futur Benoît
XVI, somme les deux frères
Cardenal, ainsi que Miguel D’Es­
coto Brockmann (1933­2017), prê­
tre et ministre des affaires étran­
gères à Managua, de choisir entre
leur sacerdoce et leur participa­
tion au gouvernement.
Refusant d’obtempérer, les
trois prêtres nicaraguayens sont
suspendus a divinis par Rome
en 1985. Ils ne peuvent plus célé­
brer la messe ni administrer des
sacrements. Pour Ernesto Car­
denal, la sanction ne sera levée
qu’en février 2019, par le pape
François. Revêtu de l’étole, sym­
bole de sa fonction recouvrée de
prêtre, il reçoit même l’eucharis­
tie sur son lit d’hôpital de Mana­
gua – où il est soigné pour une in­
fection rénale – des mains du
nonce apostolique, représentant
du pape, qui célèbre avec lui sa
« première » messe.
Ernesto Cardenal restera, avec le
Péruvien Gustavo Gutierrez, les
frères brésiliens Leonardo et
Clodovis Boff, l’un des grands
noms de la théologie de la libéra­
tion. Née en Amérique latine dans
les années 1960, elle propose
une lecture engagée de l’Evangile,
dans laquelle le pauvre n’est plus
objet de charité et de compassion,

Il fut élu gérant, sur un « ticket »
comprenant le signataire de ces
lignes, comme directeur de la ré­
daction. Nous pouvons témoi­
gner qu’il souffrit beaucoup à ce
poste, où ses qualités d’analyste
et de sage pédagogue ne trou­
vaient guère à s’employer. Il avait
aux yeux des journalistes un
défaut originel : celui de n’être
pas des leurs. Et, aux yeux de
ceux qui l’avaient fait monter
dans notre navire, celui d’être
monté à bord d’un esquif qui
allait affronter les pires années
de récession en France depuis la
guerre avec, notamment, une
baisse de 56 % en trois ans des
ressources publicitaires.

« Pressions discrètes »
Sa gérance fut donc malaisée,
cahoteuse, pauvre en résultats.
Très vite, les associés se retournè­
rent contre celui qu’ils avaient ex­
trait de ses études et s’employè­
rent à le ramener vers la sortie
jusqu’à son remplacement par
Jean­Marie Colombani.
Jacques Lesourne décida, à la fin
de l’hiver 1994, de démissionner,
expliquant ses raisons dans un de
ses rares éditoriaux, par ces pro­
pos cinglants : « Depuis le milieu
de l’automne [1993] ont com­
mencé les manœuvres, grandes ou
petites, autour de ma succession,
certains de mes collaborateurs
faisant même l’objet de pressions
discrètes pour qu’ils prennent leur
parti rapidement. » Le signataire
de ces lignes témoigne que les
« pressions » évoquées n’étaient
pas si discrètes que cela...
Le quiproquo qui avait consisté à
nommer à la tête d’un grand quo­
tidien un homme sans expérience
du métier fut levé de sa propre ini­
tiative. Le jeune Rochelais « brû­
lant d’orgueil » n’aurait pas sup­
porté plus longtemps d’être à la
tête d’une troupe où beaucoup
s’occupaient de lui tirer dans le
dos. Oublions cela et gardons le
souvenir d’un humaniste intensé­
ment cultivé, affable, d’une cour­
toisie très datée, analyste désabusé
d’une époque sans héroïsme et
prospectiviste savant égaré dans
un monde qui lui échappait.
bruno frappat
[Avec un grand dévouement à la cause de
notre journal, Jacques Lesourne l’a aidé,
durant ses trois années de direction,
à traverser une période compliquée
de son histoire. Les équipes du Monde lui
en sont profondément reconnaissantes.
Nous adressons nos pensées à sa famille
et à ses proches. J. Fe.]

A Managua, en 2008.
MIGUEL ALVAREZ/AFP
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