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JEUDI 5 MARS 2020 0123 | 33
L
e Brexit a disparu. Comme
par enchantement, ce
mot qui, trois ans durant,
a enfiévré le Royaume
Uni, déchiré les familles et ensor
celé la Chambre des communes, a
été gommé du discours public. Bo
ris Johnson ne le prononce plus,
ses ministres le taisent. On cher
chait en vain à la « une » des jour
naux londoniens, lundi 2 mars, la
nouvelle de l’ouverture de la
deuxième phase des négociations
sur le retrait britannique de
l’Union européenne, le même jour
à Bruxelles. Banni, viré, puni : le
Brexit, c’était la dernière décennie.
Estil frappé d’amnésie, ce pre
mier ministre qui a remporté les
élections en décembre 2019 sur le
slogan « Get Brexit done » (« Réali
sons le Brexit »), ou bien considè
retil un peu prématurément
que la mission est accomplie? Il a
en tout cas compris que ses conci
toyens avaient envie de tourner
cette page cauchemardesque, une
fois la sortie actée le 31 janvier, et
de passer à autre chose. Et même
si, en 2020, les Britanniques vont
encore vivre au régime européen
pendant neuf mois, tout en ayant
abandonné les commandes à
Bruxelles, dans les têtes, le pas est
franchi, pour le meilleur ou pour
le pire. On ferme le ban.
Et on passe à l’actualité heu
reuse. Le carnet rose a remplacé
les tractations bruxelloises, avec
l’annonce de la naissance en juin
d’un bébé au 10 Downing Street,
le premier pour la compagne de
Boris Johnson, Carrie Symonds,
mais le sixième, calculeton sa
vamment à Westminster, pour
un premier ministre de 55 ans qui
a, décidément, un sens providen
tiel du timing. Terrassée par sa
cuisante défaite électorale de dé
cembre, l’opposition travailliste
est trop occupée à panser ses
plaies et se chercher un nouveau
chef pour aller l’attaquer sur les
vrais sujets.
Le pouvoir et un dessein
La presse britannique, heureuse
ment, n’est pas totalement anes
thésiée. L’agenda intérieur et le
style de gouvernement de Boris
Johnson, qui va peutêtre accom
plir l’exploit de réunir les défauts
à la fois de Donald Trump (atta
ques contre les médias et les
hauts fonctionnaires), d’Emma
nuel Macron (la tentation jupité
rienne) et du leader polonais Ja
roslaw Kaczynski (attaques contre
la Cour suprême), sont disséqués
et critiqués. Mais ce populiste tory
d’un nouveau type n’a pas que
des défauts : il a, désormais, le
pouvoir et un dessein.
Ce dessein, qu’il a présenté le
3 février en grande pompe à
Greenwich, au lendemain du
Brexit, est celui de l’avenir ra
dieux du RoyaumeUni, dont la
sortie de l’UE aura résolu tous les
problèmes. « Nous avons le mo
ment, nous avons le pouvoir re
trouvé, et nous savons où nous
voulons aller : en avant dans le
monde », a proclamé M. Johnson.
Le fantasme dérégulé de « Singa
pour sur Tamise » a été remisé au
magasin des accessoires. Boris
Johnson veut réinventer son pays
et, par un programme keynésien
d’investissement public, réhabili
ter les régions défavorisées du
nord de l’Angleterre et des Mi
dlands qui ont déserté le Labour
pour le porter au pouvoir.
C’est là que les choses se corsent
pour les VingtSept. De l’autre
côté de la Manche, Michel Barnier
atil mangé son pain blanc? Si le
placide Savoyard, transformé en
négociateur de l’UE, a remarqua
blement géré le chaos de l’acte I
du Brexit ces deux dernières an
nées, il a maintenant affaire à une
tout autre configuration. A la
place d’une Theresa May indé
cise, sans mandat clair ni de son
parti, ni du Parlement, ni de l’élec
torat, il hérite d’un Boris Johnson
gonflé à bloc, relégitimé, assis sur
une majorité de 80 députés. Les
conservateurs, désormais, sont
en ordre de bataille derrière ce
leader qui les a sortis du caniveau.
Deuxième changement : le
Brexit n’est plus un slogan (« Take
back control », « Reprenez le con
trôle »), c’est un projet politique.
C’est même une idéologie, analy
sent certains diplomates euro
péens, après avoir soigneuse
ment écouté l’important discours
prononcé le 17 février à l’Univer
sité libre de Bruxelles par David
Frost, conseiller du premier mi
nistre sur le Brexit et négociateur
du gouvernement britannique.
Version dure, destinée aux Euro
péens, du discours débordant
d’optimisme de Greenwich, à
consommation interne, l’exposé
de David Frost vise à démontrer
pourquoi le RoyaumeUni, seul,
non seulement fera mieux
qu’avant, mais fera mieux que les
Européens à 27.
Estce ce risque – très hypothéti
que – qu’Emmanuel Macron a en
tête? Au cours du petitdéjeuner
auquel il avait invité, le 15 février,
en marge de la conférence sur la
sécurité à Munich, une trentaine
de personnalités allemandes, le
président français a choqué cer
tains de ses convives en confiant
qu’on ne pouvait pas se permet
tre que le Brexit soit un succès.
Comme s’il craignait un nouvel
effet de contagion : en 2022, s’il af
fronte Marine Le Pen une
deuxième fois, le RoyaumeUni
sera indépendant depuis un an et
un premier verdict sera possible.
Toujours à Munich, le chef de la
diplomatie française, JeanYves
Le Drian, a, lui, émis la crainte que
le RoyaumeUni et l’UE s’entre
déchirent dans cet acte II du
Brexit.
Quelle que soit l’euphorie affi
chée par Boris Johnson, Paris a tort
de trahir son inquiétude. Michel
Barnier ne l’a jamais caché : le
Brexit, c’est « perdantperdant ».
L’intérêt de tous ces perdants,
aujourd’hui, c’est de limiter la
casse des deux côtés. Et même,
comme l’a souligné l’économiste
Jean PisaniFerry dans Le Monde
daté 2627 janvier, de trouver le
moyen de rebondir sur ce doulou
reux divorce. Si Londres réussis
sait son pari « d’un système régle
mentaire agile qui accompagne
l’innovation », ditil, ce serait un
défi pour l’UE, mais « ce sera aussi,
in fine, un bénéfice. Car ce qu’il faut
à l’UE, ce n’est ni que l’Angleterre
parte à la dérive, ni qu’elle s’isole et
échoue. C’est qu’elle l’aiguillonne, la
stimule, et au total contribue à ré
veiller le continent ». Du gagnant
gagnant, en somme.
Q
ue des populations civiles en dé
tresse soient dramatiquement uti
lisées comme moyens de pression
dans les rapports de force interna
tionaux n’est pas nouveau. Mais le chan
tage aux migrants qu’exerce sur l’Union
européenne (UE) Recep Tayyip Erdogan dé
passe en cynisme, mais aussi en potentiel
de déstabilisation, la plupart des précé
dents récents. Les réfugiés que le président
turc menace de faire déferler sur l’Europe
fuient une guerre, celle menée autour
d’Idlib, dernier bastion rebelle en Syrie,
qu’il s’emploie luimême à prolonger.
En annonçant, jeudi 27 février, l’ouverture
de sa frontière occidentale avec la Grèce,
Ankara a non seulement donné implicite
ment le signal de la ruée vers l’Europe aux
3,6 millions de réfugiés du conflit syrien
déjà présents en Turquie, mais brandi la
menace d’en faire éventuellement de
même pour le million de personnes qui,
fuyant l’enfer d’Idlib, se massent aux
abords de la frontière turque.
Le message est clair : la Turquie se fait fort
de réitérer le scénario de 2015, lorsque 1 mil
lion de personnes déplacées par la guerre ci
vile syrienne avaient traversé son territoire
pour franchir les frontières de l’UE, déclen
chant dans l’Union une crise humanitaire,
sécuritaire et politique, qui n’a cessé de
nourrir l’extrême droite. L’afflux de réfugiés
n’avait été endigué, à partir de mars 2016,
qu’au prix d’un accord aux termes duquel
Ankara s’engageait à leur barrer la route de
l’Europe, moyennant le versement par l’UE
d’une somme de 6 milliards d’euros, desti
née aux associations humanitaires.
Surévaluant grossièrement, à dessein, le
flux de déplacés cherchant à passer en
Grèce, la Turquie cherche à reproduire les ef
fets délétères obtenus alors : division et dés
tabilisation des VingtSept, raidissement
des opinions, montée des populismes. Les
scènes montrant des policiers grecs repous
sant des migrants à coups de gaz lacrymo
gène, ou la hargne de certains habitants de
l’île de Lesbos contre les demandeurs d’asile,
reflètent à la fois la malignité de la stratégie
turque et la fragilité de l’UE, acculée à em
ployer la force au mépris de ses principes.
L’Europe, que ses propres reculs et ceux
des EtatsUnis ont réduite au statut de
spectatrice de la tragédie syrienne – MM.
Poutine et Erdogan doivent examiner la si
tuation jeudi 5 mars, à Moscou, sans la
France et l’Allemagne qui avaient proposé
une rencontre à quatre –, ne doit pas, en
outre, tomber dans le piège turc en s’éri
geant en forteresse inexpugnable. Manifes
tement, le principal objectif d’Ankara con
siste à renégocier l’accord de 2016 en obte
nant que la nouvelle rétribution de sa
gestion des migrants soit versée non aux
ONG, mais aux autorités turques.
Plutôt que de céder à une quelconque pa
nique, l’UE doit faire montre à la fois de so
lidarité, de fermeté, de réalisme et d’huma
nité. Solidarité financière et politique avec
la Grèce et la Bulgarie, pays situés en pre
mière ligne. Fermeté à l’égard du chantage
de la Turquie qui doit gérer les conséquen
ces humaines de sa condamnable interven
tion militaire en Syrie et cesser son jeu am
bigu entre OTAN et Russie. Réalisme : la
géographie et l’histoire font de la Turquie
un partenaire obligé de l’UE. Humanité en
fin, car l’Union européenne ne mériterait
plus son nom si elle ne prenait pas sa part
dans l’accueil des réfugiés. Jamais la néces
sité, pour la pérennité de l’UE, d’un partage
de la charge de la demande d’asile et d’une
stratégie commune en matière d’immigra
tion n’a été aussi impérieuse.
BREXIT N’EST
PLUS UN SLOGAN.
C’EST UN PROJET
POLITIQUE,
ET MÊME
UNE IDÉOLOGIE
MIGRANTS :
L’UE FACE
AU CYNISME
DE LA TURQUIE
GÉOPOLITIQUE|CHRONIQUE
pa r s y lv i e k au f f m a n n
Brexit, acte II :
la revanche de Boris
QUELLE QUE SOIT
L’EUPHORIE
AFFICHÉE PAR BORIS
JOHNSON, PARIS A
TORT DE TRAHIR SON
INQUIÉTUDE
Tirage du Monde daté mercredi 4 mars : 160 980 exemplaires
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HORS-SÉRIE
EMPLOI
IMMIGRATION
SANTÉ
MOBILITÉ
ÉLECTIONS
40
CA RTES
POURCOMPRENDRE
LA
FR ANCE
Vous cherchez une ville dynamique en matière d’emploi? Installez-vous à Bordeaux
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