Le Monde - 05.03.2020

(Tina Meador) #1
0123
JEUDI 5 MARS 2020 international| 7

A New Delhi, les musulmans racontent « l’enfer »


Les attaques perpétrées fin février par des hordes de nationalistes hindous laissent des vies dévastées


REPORTAGE
new delhi ­ correspondante

L


angé dans du coton co­
loré, un bonnet sur la
tête, le nourrisson dort
profondément, au milieu
du brouhaha. Le petit garçon qui
n’a pas encore de nom est un mi­
raculé. Il est né le 24 février au mi­
lieu d’une nuit de terreur dans le
nord­est de New Delhi, alors
qu’une horde de nationalistes
hindous déchaînés, armés de
pierres, de sabres, de pistolets, de
bâtons ou encore de bouteilles
d’essence et d’acide, avait pris
d’assaut les quartiers à majorité
musulmane de la capitale in­
dienne. Sa mère, Savana, aidée
par les voisins, a réussi à atteindre
l’hôpital Al­Hind, dans le quartier
de Mustafabad, et donner nais­
sance à son troisième enfant.
Le père, Firoz Kahn, travaillait
dans un magasin de matelas.
L’échoppe a été incendiée. La mai­
son qu’il louait n’est plus qu’une
ruine. La famille n’a rien pu sau­
ver et a été accueillie au premier
étage de cet hôpital de 15 lits, qui
s’apparente davantage à un dis­
pensaire, aux conditions d’hy­
giène précaires.

« Je reviens de l’enfer »
Deux cents personnes y ont
trouvé refuge, assises sur des
couvertures, posées à même le
sol. Imran, 30 ans, entouré de sa
mère, haute comme trois pom­
mes, de sa femme et de ses en­
fants, porte un énorme bandage
sur la tête. Le 24 février au soir,
alors qu’il regagnait la maison fa­
miliale – il est employé à la jour­
née –, une foule d’hommes ar­
més s’est précipitée sur lui, de­
mandant s’il était musulman.
Imran n’a pas répondu. Les as­
saillants lui ont alors réclamé ses
papiers, avant de fondre sur lui
pour le massacrer à coups de la­
this, ces longs bâtons en bois uti­
lisés par la police indienne.
Imran, qui gisait dans un bain de
sang, a été transporté inconscient
à l’hôpital. Son crâne a été recousu
avec 40 points de suture, son dos,
ses bras portent de multiples ec­
chymoses. « J’ai pensé que j’allais
mourir. Je reviens de l’enfer », dit
l’homme chétif, les yeux révulsés.
D’autres musulmans ont été dé­

culottés pour vérifier s’ils étaient
circoncis, battus à mort et jetés
dans les égouts à ciel ouvert de ce
quartier pauvre et poussiéreux.
Ce déchaînement de haine in­
tervenait dans un contexte poli­
tique électrique : le 11 décem­
bre 2019, le Parti nationaliste
hindou de Narendra Modi a fait
adopter au Parlement une loi qui
régularise les réfugiés venus des
pays voisins, à l’exception des
musulmans – réforme qui a em­
brasé le pays.
A l’entrée de l’hôpital, un
homme qui officie à l’accueil a
tout consigné sur son registre et
son téléphone portable. Quelque
800 personnes, explique­t­il, ont
été amenées entre le 23 et 25 fé­
vrier, certaines dans un état épou­
vantable. Des corps écartelés, car­
bonisés, des blessures par balles,
des visages défigurés par de
l’acide, des hommes atteints aux
parties génitales. « Nous n’avons
que de faibles moyens. Nous avons
juste posé des garrots, des panse­

ments et tenté de stopper le sai­
gnement des blessés », confie­t­il.
Les photos insoutenables témoi­
gnent de la sauvagerie des as­
saillants et évoquent des scènes de
torture. Les blessés les plus grave­
ment atteints ont été évacués
dans un hôpital gouvernemental
équipé pour les traiter. Mais le 24
au soir, malgré les dizaines d’ap­
pels de l’hôpital Al­Hind, aucune
ambulance ne parvenait à attein­
dre l’établissement. La police refu­
sait d’intervenir pour leur frayer
un chemin. Il a fallu réveiller un
juge dans la nuit pour que celui­ci
exige que les forces de l’ordre assu­
rent le passage des ambulances et
le transfert des blessés.
A côté de l’accueil, un homme
gémit, assis sur l’un des cinq lits
installés là, à la vue de tous. Sa
jambe gonflée et meurtrie est à
l’air, découvrant une large plaie.
Le 24 février, il était sorti de chez
lui pour aller chercher du lait
pour les enfants, lorsqu’il a été at­
teint au tibia gauche. Il ne sait pas,

ses médecins non plus, s’il a été
blessé par un cocktail molotov,
une bombe lacrymogène ou de
l’acide. Mais il souffre le martyre.
Au premier étage de l’hôpital Al­
Hind, une association d’étudiants
du Kerala a monté un bureau de
fortune pour aider les victimes à
rassembler des preuves, des ti­
tres, des photos, pour constituer
un dossier et postuler aux aides
financières offertes par le chef du

gouvernement de New Delhi, Ar­
vind Kejriwal. Un grand sikh, por­
tant turban et moustache, arrive
encombré de cartons. Il vient du
Penjab et apporte des vêtements
neufs pour les rescapés.
A l’extérieur, le calme est re­
venu. Les pelleteuses sont à
l’œuvre pour déblayer les mon­
ceaux de pierres et de débris, de
carcasses qui obstruent les routes.
Les voitures circulent à nouveau.

Des policiers ou paramilitaires
sont postés par groupe. Mais les
conséquences de ces émeutes af­
fleurent déjà. Un habitant musul­
man qui louait un appartement
dans un quartier voisin veut té­
moigner en requérant l’anony­
mat. Il a été mis dehors par son
propriétaire, un hindou, au lende­
main des exactions. « Les musul­
mans sont les ennemis de ce pays
et personne ne devrait leur donner
du travail », lui a­t­il asséné pour
toute forme d’explication.

Evénements tragiques
L’homme et sa famille ont été re­
cueillis par des amis. Il attend la
fin des examens de ses enfants,
mi­mars, pour rentrer dans son
village. Beaucoup de familles ont
déjà fui. Les portes de leurs mai­
sons sont closes.
Le calme est précaire. Dimanche,
la rumeur de nouvelles attaques
s’est propagée, non pas à l’est mais
dans l’ouest de la capitale in­
dienne. Les habitants terrorisés
sont rentrés en toute hâte chez
eux. La police a dû envoyer des
démentis sur les réseaux so­
ciaux. Le dernier bilan de ces trois
jours de folie meurtrière s’établit
à 47 morts, 122 maisons et 322
échoppes ou magasins détruits ou
brûlés, 301 véhicules incendiés.
Comment qualifier ces événe­
ments tragiques? Certains par­
lent de « pogroms ». Si les temples
hindous ont été épargnés dans les
quartiers nord, alors que de nom­
breuses mosquées ont été détrui­
tes ou saccagées, témoignant
d’attaques ciblées, les blessés et
les morts se comptent également
parmi la communauté hindoue.
Un élément ne fait pas de doute :
les violences étaient préméditées
et orchestrées par les nationalis­
tes hindous extérieurs à ces quar­
tiers mixtes où musulmans et
hindous cohabitaient en paix.
sophie landrin

Bataille diplomatique sino­américaine sur le contrôle des brevets


L’agence de l’ONU chargée de la propriété intellectuelle élit son directeur. Washington veut faire barrage à la candidate de Pékin


genève ­ correspondance

S


a notoriété est à la hauteur
des secrets industriels
qu’elle conserve : très con­
fidentielle. Et pourtant, l’élection
du nouveau directeur général de
l’Organisation mondiale de la
propriété intellectuelle (OMPI),
agence de l’ONU chargée de la ré­
gulation des brevets et des droits
d’auteurs dans le monde, qui doit
se tenir les 4 et 5 mars, tourne au
« feuilleton diplomatique ». Et ce
en raison du casting des postu­
lants. Parmi les sept candidats en­
core dans la course, deux tien­
nent la corde : celui de Singapour,
Daren Tang, patron de l’agence sa­
tellite de l’OMPI dans la cité­Etat
asiatique, et la Chinoise Wang Bi­
nying, actuelle numéro deux
chargée du secteur des marques,
des dessins et des modèles.
Cette dernière candidature a
suscité l’ire de Washington, qui a
décidé de barrer la route à
Mme Wang, qui revendique pour­
tant près de trente ans de maison
sans faire de vagues. « Ce n’est pas
introduire le loup dans la bergerie,
c’est carrément mettre le cambrio­
leur à la tête de la banque », s’est

inquiété Josh Rogin, expert amé­
ricain de politique étrangère.
Car à Washington, les voyants
sont au rouge vif. Les Etats­Unis
craignent que Mme Wang soit po­
tentiellement le cheval de Troie
qui pourrait faire basculer les ser­
veurs qui abritent des millions de
brevets dans les mains de Pékin.
Paranoïa? Peter Navarro, con­
seiller de Donald Trump pour le
commerce et auteur de pam­
phlets antichinois, s’est fendu
d’une tribune dans le Financial Ti­
mes dans laquelle il estime que les
vols de la propriété intellectuelle
par la Chine coûtent entre 225 et
600 milliards de dollars (entre
203 et 543 milliards d’euros) par
an à l’économie américaine.

L’Italie devrait soutenir Pékin
Pour faire barrage à la candidate
chinoise, la Maison Blanche ne
ménage pas ses efforts : le réseau
diplomatique américain est ac­
tivé dans les 83 pays appelés à vo­
ter lors de cette élection. Selon Pé­
kin, les Américains n’hésiteraient
pas à menacer d’annuler des
prêts auprès de la Banque mon­
diale ou du Fonds monétaire in­
ternational. Actuellement adepte

d’une diplomatie transaction­
nelle, le département d’Etat me­
nacerait aussi de réduire ses rela­
tions au minimum avec les pays
qui ne soutiendraient pas le can­
didat de Singapour. Une conduite
« irrationnelle », s’est ému le re­
présentant chinois à Genève.
L’OMPI est une agence à part
dans une ONU grevée par le man­
que de fonds. Elle se porte très
bien, assise sur un budget auto­
nome de 750 millions d’euros,
dérivés des frais de dépôt des bre­
vets. Pas étonnant qu’elle suscite
autant de convoitises : l’Union
africaine a d’ores et déjà indiqué
qu’elle soutenait le candidat du
Ghana, qui pourrait être un choix

alternatif. Les Européens peine­
raient à adopter une position
commune. L’Italie – qui avait été
le premier pays du G7 à adhérer
aux « nouvelles routes de la
soie », grand projet diplomatique
du président Xi Jinping – devrait
soutenir la Chine.
Dans le contexte de guerre com­
merciale que se livrent les Etats­
Unis et la Chine, l’enjeu est colos­
sal : il en va de la suprématie tech­
nologique des deux pays, qui
s’opposent notamment sur la 5G
censée révolutionner les télé­
coms. L’équipementier chinois
Huawei est leader sur ce marché.
C’est d’ailleurs l’entreprise qui dé­
pose actuellement le plus de de­
mandes de brevets internatio­
naux. La Chine comptait pour
46,4 % du total des demandes de
brevets internationaux en 2018,
contre 18 % pour les Etats­Unis,
qui accusaient une baisse de 1,6 %
pour la première fois depuis
dix ans. « Pékin aurait la légitimité
à réclamer la tête de l’agence », es­
time une source proche du dos­
sier, « mais se pose la question de
la loyauté de son représentant ».
Les chancelleries occidentales
ont en mémoire l’élection de

juin 2019 à la tête de l’Organisation
des Nations unies pour l’alimenta­
tion et l’agriculture (FAO). A grand
renfort de pressions financières
et de dettes annulées dans les
Etats en voie de développement,
Pékin avait réussi à faire élire son
candidat, Qu Dongyu, en profi­
tant des divisions occidentales.

Guerre des nerfs
Pas question, cette fois­ci, de re­
produire la même erreur, d’autant
plus que la Chine a déjà mis la
main sur 4 des 15 agences de
l’ONU : en plus de la FAO, l’Union
internationale des télécommuni­
cations (ITU), l’Organisation de
l’aviation civile internationale
(ICAO) et l’Organisation des Na­
tions unies pour le développe­
ment industriel (Onudi). A chaque
fois, les experts ont noté que les
agences étaient soudainement in­
fusées du vocabulaire propre au
Parti communiste chinois et fai­
saient avancer la feuille de route
de Pékin sur ses politiques de dé­
veloppement et le projet des
« nouvelles routes de la soie ».
La guerre d’influence vire à la
guerre des nerfs. Washington – qui
avait affiché son dédain pour les

organisations internationales de­
puis l’élection de Donald Trump –
a finalement réalisé que son re­
trait avait favorisé l’entrisme des
Chinois dans la sphère multilaté­
rale. En décembre 2019, faute de
réelle stratégie de réengagement,
Washington a décidé de nommer
un diplomate expérimenté, ex­en­
voyé spécial sur la Corée du Nord.
Mark Lambert est désormais char­
gé de contrer l’influence de la
Chine dans les organisations in­
ternationales, et sa première mis­
sion concerne Mme Wang.
L’affaire est d’autant plus im­
portante que l’OMPI et l’Union
internationale des télécommuni­
cations pourraient être les deux
agences mandatées pour réflé­
chir à une régulation de l’intelli­
gence artificielle se fondant sur
les règles de la propriété intellec­
tuelle. Pour mieux saisir l’enjeu,
vertigineux, un diplomate rap­
pelle une petite phrase du prési­
dent russe, Vladimir Poutine :
« L’intelligence artificielle est l’ave­
nir. Quiconque deviendra leader
dans cette sphère dirigera le
monde. » On comprend mieux les
crispations américaines.
marie bourreau

Le vocabulaire du
Parti communiste
chinois a infusé
dans les quatre
agences de l’ONU
sur lesquelles
Pékin a déjà
mis la main

Dans
l’hôpital
Al­Hind,
à New Delhi,
le 28 février.
ALTAF QADRI/AP

Le dernier bilan
des trois jours
de folie
meurtrière
s’établit
à 47 morts

L’ONU s’oppose à la loi de citoyenneté


La haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Michelle
Bachelet, a demandé à la Cour suprême indienne de pouvoir se
joindre au recours en justice contre une loi controversée sur la ci-
toyenneté a annoncé, mardi 3 mars, le gouvernement indien, en
protestant. La législation incriminée, votée en décembre 2019,
facilite l’attribution de la citoyenneté indienne à des réfugiés
d’Afghanistan, du Pakistan et du Bangladesh – à condition qu’ils
ne soient pas musulmans. Elle a déclenché un vaste mouvement
de manifestations en Inde contre le premier ministre, Narendra
Modi. « Le Citizenship Amendment Act est une question interne à
l’Inde et touche au droit souverain du Parlement indien à faire des
lois », a réagi le ministère des affaires étrangères indien.
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