Le Monde - 05.03.2020

(Tina Meador) #1

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JEUDI 5 MARS 2020 planète | 9


Le mardi 3 mars, à Crépy­en­
Valois (Oise). De gauche à droite
et de haut en bas, la maison
de retraite Etienne­Marie de la
Hante, l’Intermarché, le centre
aquatique et la rue Charles­de­
Gaulle. DAVID MORTELETTE POUR « LE MONDE »

Les entreprises ont déjà subi


1 milliard d’euros de pertes


Le gouvernement a décidé d’activer la cellule de continuité
économique pour venir en aide aux sociétés françaises touchées

P


as de panique, mais une
foule d’incertitudes dans
tous les secteurs d’activité
face à l’expansion de l’épidémie
de Covid­19. Le ministre de l’éco­
nomie et des finances, a annoncé,
mardi 3 mars, un renforcement
de l’arsenal de mesures de sou­
tien aux entreprises. « Nous ré­
pondrons aux besoins de tous les
chefs d’entreprise, sans excep­
tion », a assuré Bruno Le Maire,
après une seconde réunion en
quinze jours, à Bercy, avec les fé­
dérations patronales. Il avait
d’abord autorisé des étalements
de charges et des dispositifs d’ac­
tivité partielle. Puis il a annoncé,
la semaine dernière, que le virus
serait considéré comme « cas de
force majeure » pour éviter aux
entreprises des pénalités en cas
de retard de livraison aux collecti­
vités publiques.
Mardi, il a décidé d’activer la cel­
lule de continuité économique,
comme pendant la crise des « gi­
lets jaunes » en 2019 et de l’épidé­
mie de grippe A (H1N1) de 2009.
Elle permet à Bercy de suivre et de
gérer en temps réel l’impact de
l’épidémie en coordination avec
les secteurs concernés. Bpifrance,
qui juge pour l’instant qu’« il n’y a
pas de remontées alarmantes ou
alarmistes du monde des PME ou
des entreprises de taille intermé­
diaire », est aussi mobilisée. Elle
garantira les prêts (jusqu’à 70 %)
des PME connaissant des difficul­
tés de trésorerie. Le médiateur du
crédit pourra pour sa part les ac­
compagner pour rééchelonner
leurs crédits. Pour M. Le Maire, « il
faut mettre le paquet tout de suite »
pour que « l’activité économique
puisse redémarrer après le virus
dans les meilleurs délais possibles ».
Ces annonces sont « bien ciblées,
mais elles risquent de ne pas être
suffisantes si la situation per­
dure », réagit François Asselin,
président de la Confédération des
PME, qui demande à l’Etat et aux
assureurs d’étudier « l’extension
du risque de catastrophe naturelle
à celui d’un risque sanitaire ». De
son côté, le Medef s’est dit « satis­
fait », mais il prévient que des me­
sures « plus vigoureuses », comme
des « dégrèvements de charges »,
seront nécessaires si la crise s’ag­
grave. Restent les petites entrepri­
ses, notamment les commer­
çants. Si la priorité est de les sou­
tenir, estime Marc Sanchez, secré­
taire général du Syndicat des
indépendants et des TPE (très pe­
tites entreprises), « leur seconde
inquiétude porte sur leur capacité
à surmonter une nouvelle crise
majeure » après avoir subi des
mois de conflits sociaux.
A fin février, l’ensemble des
grands groupes français faisaient
état d’au moins un milliard
d’euros de pertes liées au virus.

L’automobile dans l’expecta­
tive Les groupes français, qui re­
connaissent des tensions, se di­
sent incapables d’en mesurer en­
core les conséquences financiè­
res. En Chine, PSA et Renault ont
subi de plein fouet la mise en qua­
rantaine de Wuhan – épicentre de
la maladie – où leurs usines d’as­
semblage sont installées. Hors de
Chine, la chaîne logistique a sou­
vent été perturbée, entraînant un
arrêt d’une semaine du site Re­
nault Samsung Motors de Busan,
en Corée du Sud. Les autres sites
des deux constructeurs n’ont pas
été touchés, même si d’autres so­
lutions ont dû être trouvées pour
des pièces spécifiques produites
en Chine et en Italie. Comme la

firme au losange, PSA fait face à
des difficultés d’approvisionne­
ment en batteries pour ses nou­
veaux véhicules électriques. « Ce
sont des tensions gérables, a as­
suré Carlos Tavares, le patron de
PSA. La flexibilité de nos plates­for­
mes multiénergie associée à notre
carnet de commandes très élevé
fait merveille pour passer ce cap. »

L’aéronautique perturbée Selon
les premiers calculs d’Air France­
KLM, la suspension de ses vols
vers la Chine a entraîné une perte
de 150 à 200 millions d’euros,
montant qui sera réévalué en
fonction de l’évolution de l’épidé­
mie. Airbus n’a, pour l’heure,
constaté aucun impact notam­
ment sur ses clients, mais il a dû
fermer son usine chinoise de
Tianjin pour une semaine supplé­
mentaire. L’avionneur européen
estime que le trafic progressera
tout de même en 2020. Le moto­
riste et équipementier Safran pré­
voit que la crise ne durera pas au­
delà de fin mars. Son directeur gé­
néral, Philippe Petitcolin, s’appuie
sur la reprise progressive des vols
intérieurs chinois, qui signe une
décrue de l’épidémie dans le pays.

Le luxe privé de défilés La crise a
non seulement perturbé le dé­
roulé et la médiatisation des
Fashion Weeks de New York, Lon­
dres, Milan et Paris, mais elle a
aussi entraîné l’annulation de
plusieurs défilés, dont ceux de
Prada ou d’Alessandro Michele
(groupe Kering). En revanche, pas
question pour Chanel et Dior
d’annuler leurs défilés prévus dé­
but mai sur l’île de Capri et à
Lecce, dans les Pouilles, en Italie.
En Chine, l’épidémie a terrassé
les ventes en magasin comme en
ligne, alors que les achats sur
place et à l’étranger des Chinois
génèrent près de 35 % du chiffre
d’affaires du secteur. Le Covid­
plombe désormais le tourisme,
les voyages d’affaires et, par rico­
chet, le shopping dans les aéro­
ports et les métropoles fréquen­
tés par les plus fortunés. Les
groupes français ne dévoileront
l’impact de l’épidémie sur leur ac­
tivité que début avril, en publiant
leur chiffre d’affaires du premier
trimestre. Sans attendre, les ana­
lystes estiment que la crise pour­
rait coûter « 30 à 40 milliards
d’euros de chiffre d’affaires » au
niveau mondial (281 milliards),
selon une enquête réalisée
auprès d’une trentaine de diri­
geants du secteur, fin février, par
le cabinet Bernstein et le Boston
Consulting Group.

La fabrication de biens de con­
sommation au ralenti Tous les
secteurs sont touchés, y compris
pour les entreprises fabriquant en
France mais important des com­
posants de Chine. Chez SEB, six
des sept usines chinoises ont re­
pris leur activité entre le 17 et le
24 février. « La montée en cadence
est progressive, en fonction de la
disponibilité de nos employés, pré­
cise la société. Nous estimons un
retour à pleine capacité de produc­

tion à fin mars. » La septième, à
Wuhan, espère une levée de la
quarantaine après la mi­mars. Ses
productions les plus urgentes ont
été transférées sur d’autres sites
ou vers des sous­traitants. « Nos
stocks sont à ce jour suffisants pour
faire face aux besoins », indique la
société, qui estime sa perte de chif­
fre d’affaires autour de 250 mil­
lions au premier trimestre.
Dans le jouet, la période est
moins cruciale qu’avant Noël,
mais les entreprises hexagonales
accusent des retards de fabrica­
tion. Smoby, dont la production
est 100 % française, importe de
Chine des pièces électroniques. S’il
affirme avoir des stocks suffisants,
ses commandes dans les usines
chinoises ayant repris le travail
passent après celles des géants
comme Mattel ou Hasbro. Le fabri­
cant de poupées Corolle fait état
d’un mois de retard sur la fabrica­
tion de certains produits tout en
restant optimiste. Numéro un
mondial des fournitures scolaires,
Maped craint de ne pas pouvoir li­
vrer ses plus gros clients pour la
prochaine rentrée des classes. Son
usine chinoise, située à 750 km de
Wuhan, a repris son activité mais
tourne au ralenti après plus d’un
mois d’arrêt. « Sur nos 900 salariés,
200 personnes seulement ont pu
reprendre le travail », indiquait
son directeur général, Romain
Lacroix, le 20 février.

L’agroalimentaire freiné « Notre
supposition, et non notre prévi­
sion, c’est que les magasins et les
restaurants fermés en février vont
rouvrir progressivement à partir
de mars pour un retour à la nor­
male en juin », estimait Alexandre
Ricard, PDG de Pernod Ricard, mi­
février. Le numéro deux mondial
des spiritueux, dont la Chine est
le deuxième marché (10 % des
ventes), a revu ses prévisions de
résultat à la baisse pour l’année
fiscale close fin juin, d’autant
qu’il est aussi touché par la baisse
des ventes d’alcool dans les aéro­
ports : le résultat opérationnel
courant devrait être compris en­
tre 2 % et 4 %, contre 5 % à 7 % ini­
tialement prévus.
Danone s’attend à un recul de
100 millions sur les trois pre­
miers mois de l’année, et a révisé
à la baisse ses objectifs annuels de
chiffre d’affaires (de 2 % à 4 %,
contre 4 % à 5 %) et de marge opé­
rationnelle (à 15 %, un point de
moins que prévu). Il se dit im­
pacté sur le marché de l’eau, mais
aussi par le report de la relance de
sa marque Mizone, prévu au pre­
mier trimestre.

La publicité touchée de plein
fouet Quand l’économie s’en­
rhume, les entreprises commen­
cent par tailler dans leurs dépen­
ses de communication. Signe
marquant de la fébrilité des mar­
chés, leur réaction après les an­
nonces de WPP, numéro un mon­
dial de la publicité, le 27 février. Le
groupe, qui réalise 5 % de ses recet­
tes en Chine, a eu beau assurer
qu’il était prématuré de mesurer
l’impact de l’épidémie, son action
a dévissé en Bourse, portant sa
chute à 20 % depuis le 20 février. Il
a entraîné ceux de ses rivaux,
l’américain Omnicom et le fran­
çais Publicis, qui ont vu leurs titres
reculer respectivement de 11,9 %
et 17,6 % ces douze derniers jours.
« Certaines campagnes du luxe
commencent à être annulées »,
souffle un expert de la publicité.
jean­michel bezat
(avec le service économie)

Dans le monde Au 4 mars,
environ 93 000 personnes
ont été touchées par le
Covid­19, dont plus de la moi­
tié (50 690) ont guéri. 3 200
malades sont morts. Outre la
Chine (80 270 cas), les princi­
paux foyers de l’épidémie
sont la Corée du Sud (5 328),
l’Italie (2 502) et l’Iran (2 336).

En France 212 cas étaient
identifiés mardi 3 mars au
soir, dont sept personnes
ayant participé à un rassem­
blement évangélique du 17 au
24 février à Mulhouse (Haut­
Rhin). Les départements les
plus touchés sont l’Oise, la
Haute­Savoie et le Morbihan.

Réquisitions Pour contrer
les hausses abusives de prix,
le gouvernement français va
encadrer par décret le prix
des gels hydroalcooliques.
Les stocks de masques de pro­
tection ont été réquisitionnés
pour être distribués aux
soignants et aux malades.
Plusieurs hôpitaux, à Paris
et à Marseille, ont constaté
des vols de masques et de
gels hydroalcooliques.

CE QU’IL FAUT SAVOIR


TOUS LES SECTEURS SONT 


TOUCHÉS, Y COMPRIS 


POUR LES ENTREPRISES 


FABRIQUANT EN FRANCE 


MAIS IMPORTANT DES 


COMPOSANTS DE CHINE


jouter, relève Céline Boreux, directrice de
l’Ehpad public de la Seigneurie, qui
compte 280 lits à Pantin (Seine­Saint­De­
nis). On sait qu’on n’a pas le droit à l’erreur,
mais on est rodés. On fait face depuis long­
temps aux épisodes de grippe, de gastro­
entérite, sans parler des canicules. »
Les représentants du secteur du domi­
cile estiment, pour leur part, être les
« grands oubliés » du dispositif national.
« Nos salariés réclament des masques. Il
faut les sécuriser », a indiqué Thierry
d’Aboville, secrétaire général de l’Union
nationale de l’aide à domicile en milieu
rural (ADMR). De plus en plus d’aides à
domicile menacent d’exercer leur droit
de retrait, constatent les professionnels
du secteur.
Une femme de 89 ans décédée au CHU
de Compiègne dans la nuit de samedi à
dimanche a été diagnostiquée, après sa
mort, porteuse du virus. Les aides à
domicile qui lui rendaient visite réguliè­
rement ont été placés en quarantaine. La
défunte habitait Crépy­en­Valois.
béatrice jérôme

conseiller stratégie de la Fédération hos­
pitalière de France. Il nous faut une doc­
trine nationale très très vite. » « Mardi, on
a posé beaucoup de questions mais on n’a
pas eu toutes les réponses », résume Jean­
Christian Sovrano, directeur de l’autono­
mie à la Fédération des établissements
hospitaliers et d’aide à la personne pri­
vés non lucratifs.

« IL FAUT SÉCURISER NOS SALARIÉS »
L’inquiétude est forte concernant l’ap­
provisionnement en masques. « Nous
avons des stocks pour tenir entre quinze
jours et quatre semaines selon les établis­
sements. Mais à quel moment allons­nous
être prioritaires pour les réassorts ?, s’in­
terroge Mme Arnaiz­Maumé, au nom du
Synerpa. Si un résident est touché par le vi­
rus, il faudrait l’équivalent de 150 masques
très protecteurs (FFP2) chaque jour dans
un établissement de 100 lits. »
S’ils sont sur le qui­vive, les directeurs
d’Ehpad s’efforcent toutefois de ne pas
être alarmistes. « La situation est suffi­
samment anxiogène pour ne pas en ra­

environ 250 000 personnes sont hébergées
chaque soir dans des structures consacrées à
l’accueil des sans­abri ou des demandeurs
d’asile, sans compter les personnes qui fré­
quentent les accueils de jour ou les plates­for­
mes de premier accueil pour les migrants. Pour
le moment, aucun cas de contamination au co­
ronavirus n’a été déclaré, mais les salariés et les
associations se sentent plutôt démunis pour
réagir. « Ces centres voient passer un flux continu
de personnes dont on ne connaît pas les par­
cours, beaucoup de migrants sont passés par
l’Italie, par exemple, un public particulièrement
vulnérable », indique Florent Gueguen, direc­
teur général de la Fédération des acteurs de la
solidarité (FAS), qui regroupe 800 associations,
dont les principaux gestionnaires des centres
d’hébergement ou d’accueil de jour.

Les masques font cruellement défaut
Le ministère du logement et la direction de la
cohésion sociale prennent très au sérieux ces
risques et ont réuni, lundi 2 mars, les associa­
tions qui gèrent ces centres d’hébergement,
notamment la Croix­Rouge, Emmaüs, Aurore

et l’Armée du salut. Des consignes d’hygiène et
de surveillance ont été diffusées « mais ces re­
commandations sont sur le terrain, difficile­
ment applicables », note M. Gueguen.
Les masques font cruellement défaut et les
salariés ne peuvent exercer une surveillance
individuelle, comme la prise de la température
deux fois par jour, étant donné le nombre de
personnes hébergées, et surtout, ils ne dispo­
sent pas de chambres individuelles pour isoler
les personnes susceptibles d’avoir été conta­
minées. Certains centres d’hébergement d’ur­
gence comme La Boulangerie, à Paris, comp­
tent jusqu’à 400 lits dans des dortoirs!
Certains salariés songent aussi à exercer leur
droit de retrait. Les directeurs de centre de­
vront­ils réquisitionner certains d’entre eux
pour assurer la continuité de ce service public?
La question se pose. Les pouvoirs publics envi­
sagent d’aménager des centres de confine­
ment, par exemple dans des villages vacances
inoccupés, pour isoler les cas suspects ou peu
atteints, mais aussi afin de soulager les hôpi­
taux appelés à traiter les cas plus graves.
isabelle rey­lefebvre

Les structures d’hébergement pour sans-abri


tentent de s’organiser sans grands moyens

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