Les Echos - 21.02.2020

(vip2019) #1

Les Echos Vendredi 21 et samedi 22 février 2020 IDEES & DEBATS// 11


opinions


et 2,5 millions d’adultes sont pris, en ce
moment même, dans une nasse, à Idlib, en
Syrie ; et que beaucoup d’entre eux y meu-
rent tous les jours sous les bombes. De
même, personne ne veut voir qu’une inva-
sion de sauterelles affame aujourd’hui plus
de 12 millions de personnes en Afrique de
l’Est. Ni que, dans bien des camps, à travers
le monde, du Guatemala au Bangladesh,
s’entassent et meurent des gens démunis de
tout, et en particulier, de tout espoir. Et tant
d’autres malheurs politiques, sociaux, ou
environnementaux, auxquels nous tour-
nons le dos.
Une seule différence avec les p êcheurs au
bord de la Seine : les indifférents et les
insensibles d’aujourd’hui ne regardent plus
un bouchon flotter au bout de leur ligne. Ils
passent leur vie devant des écrans ; non
pour y regarder le spectacle des tragédies et
des barbaries du monde, mais pour le fuir.

Plus le monde devient barbare, plus
grand est le nombre de gens qui se retirent
dans leur sphère intime. Le narcissisme, la
distraction, les faux scandales, tout cela
n’existe que comme une échappatoire
devant les malheurs d’aujourd’hui et les
dangers de l’avenir.
Il est t emps d e retenir la leçon : si l’on veut
que la paix règne entre les hommes, que
survive notre planète, et qu’y fleurisse la
démocratie, il faut avoir le courage d’échap-
per aux mille d istractions q ue nous fournis-
sent les technologies nouvelles, de ne pas
s’intéresser aux dérisoires faux scandales,
pour regarder en face les vrais malheurs du
monde, avoir de l’empathie pour ceux qui
en sont les victimes, et tout faire pour les
sauver.
Tel est le secret de la survie de toute civili-
sation : c’est en s’occupant sérieusement
des autres qu’on est le plus utile à soi-
même.n

Le narcissisme,
la distraction, les faux
scandales, tout cela
n’existe que comme
une échappatoire devant
les malheurs d’aujourd’hui
et les dangers de l’avenir.

LE POINT
DE VUE


de Frédéric Bizard


Retraites : non


à l’étatisme rampant


qu’induit la réforme


P


lus d’un Français sur deux se
déclare aujourd’hui f avorable au
retrait de la réforme d es retraites
proposée par le gouvernement. Outre
les combats politiciens des opposants
au gouvernement et le mauvais cali-
brage du système universel, une raison
majeure des réticences au nouveau
modèle pourrait être le risque avéré de
renforcer l’étatisme de notre modèle
social. Dans une société qui aspire et
nécessite plus de démocratie sociale, la
réduction de la participation citoyenne
aux décisions économiques et sociales
est en effet anachronique et contre-
productive.
Le projet présidentiel de substituer
un modèle universel à un modèle corpo-
ratiste de retraites est partagé par la
majorité des Français. Faire reposer les
droits sociaux sur les personnes et non
plus sur les statuts professionnels est un
progrès pour toute société évoluée. Les
droits à la protection sociale deviennent
des droits de l’homme acquis pour tous
et non plus des droits liés au statut de
travailleur.
Mais la portée des bénéfices du
modèle universel a été réduite par le
sentiment d’une étatisation complète
du système de retraites, et partant, du
modèle social. Le passage du modèle
social de 1945 à un système universel
présente inéluctablement un risque de
mise sous tutelle étatique s’il n’est pas
accompagné d’une démocratie sociale
efficace. Force est de constater, après
deux ans de débat, que la volonté politi-
que de construire cette dernière e st diffi-
cile à percevoir. La montée de la fiscalité


conquis depuis vingt ans tous les pou-
voirs de décision d’un système de santé
qui n’est plus dirigé mais seulement
administré. La rupture avec les profes-
sionnels de santé dépossédés de tout
moyen d’action est complète, et le ser-
vice rendu à la population est profondé-
ment dégradé.
L’implication de la société civile dans
la gestion de la protection sociale n’est
pas une option, mais une condition de
succès. La solidarité nécessite une édu-
cation et une gestion active par ceux qui
y contribuent.
La négociation en cours s ur la gouver-
nance du système universel des retraites
revient à trouver un habillage accepta-
ble à une étatisation dominante. On peut
s’étonner, par exemple, que l’Etat tienne
à fixer dans la loi de 2020 les règles de
revalorisation du point qui seront appli-
quées en 2045. La règle d’or de l’équilibre
financier structurel du système, fixée
dans le projet de loi, devrait être une
garantie suffisante pour laisser le pilo-
tage à une institution de la démocratie
sociale. En réalité, l’Etat français ne fait
plus confiance à la démocratie sociale.
Notre hypothèse e st que la crise politi-
que profonde qui traverse la France est
consubstantielle à la crise de notre
modèle social. Malgré des dépenses éle-
vées, ce dernier n’assure plus ni cohé-
sion sociale ni sentiment d’apparte-
nance des individus dans un avenir
commun.

Frédéric Bizard est économiste,
spécialiste des questions
de protection sociale.

dans le financement est un autre signe
de la reprise en main par l’Etat de la gou-
vernance du système.
Or l’étatisme favorise les droits de
l’Etat au détriment de ceux de l’individu
ou d’autres institutions. En cela, il vide le
dialogue social de son sens et la démo-
cratie sociale de son contenu. Or,
l’expansion du digital dans tous les pans
de la société renforce l’autonomie des
individus et leur pouvoir politique. Le
pouvoir ne s’organise plus verticale-
ment par la hiérarchie, mais horizonta-

lement par le réseau. R éduire davantage
le peu de délégation de pouvoir que
l’Etat français accorde à la société civile
dans un tel contexte est injustifiable.
Si la France est engagée depuis plu-
sieurs décennies dans une spirale de la
défiance, c’est en grande partie liée à
cette montée en puissance d’un éta-
tisme jacobin centralisateur qui régente
une part croissante des activités de la
société civile.
La santé exprime parfaitement tous
les maux de l’étatisme. Sans stratégie,
guidée uniquement par des considéra-
tions comptables, la technostructure a

La négociation en cours
sur la gouvernance
du système universel
des retraites revient
à trouver un habillage
acceptable à une
étatisation dominante.

LE POINT
DE VUE


de Jean-Pierre Corniou


Comment le Covid-


infecte l’automobile


mondiale


L


’année 2020 sera, plus encore que
2019, une année cruciale pour les
industriels de l’automobile qui
vont devoir se battre sur tous les fronts.
Le virus Covid-19 rajoute en effet de lour-
des menaces sur le marché chinois si
essentiel à l’industrie automobile mon-
diale. L’annulation du Salon automobile
de Pékin, qui devait s’ouvrir le 21 avril, est
un lourd symbole sur l’anticipation de la
durée de la crise. Partie du Hubei, dont la
capitale, Wuhan, est un grand centre de
production automobile, la crise de
Covid-19 s’est répandue dans tout le sys-
tème industriel chinois, paralysant la
production et gelant la demande. Ache-
ter une voiture neuve – pas plus qu’un
nouveau smartphone ou des produits
de beauté – n’est pas la priorité des
consommateurs.
Les fermetures d’usines se sont déjà
traduites en janvier par une baisse de
27 % de la production automobile en
Chine. Au 12 février, 68 % des usines
d’automobiles chinoises n’avaient pas
repris leurs activités alors que le redé-
marrage des chaînes logistiques va
prendre plusieurs semaines. Ce sont
donc au moins 2 millions de véhicules
qui ne sont pas produits en Chine en ce
premier trimestre 2020, soit 8 % de la
production 2019. De plus, faute d’appro-
visionnements, la production coréenne
a baissé en janvier de 29 %. Des équipe-
mentiers comme Bosch, qui a presque
autant d’employés en Chine qu’en Alle-
magne, mettent en évidence l’interdé-
pendance des acteurs, qui, tous, à un
stade de leur production, dépendent de
leurs liens avec la Chine. Il faut rappeler


également que quatre Volkswagen sur
dix sont produites en Chine. C’est donc le
marché mondial des véhicules et des
composants automobiles qui est pro-
fondément affecté par cette crise.
Covid-19 met ainsi au jour de façon
brutale la place prise par la Chine dans
les flux mondiaux de l’industrie auto-
mobile. C’est une mutation majeure qui
a placé le producteur marginal qui pro-
duisait 600.000 voitures particulières en
2000 au cœur du système mondial avec
une production 2019 de 25,6 millions
de voitures.
L’industrie dans son ensemble, avec
ses constructeurs, ses équipementiers,
ses sous-traitants est désormais mar-
quée par le marché chinois, tant comme
débouché majeur en tant que premier
marché mondial ayant supplanté les
États-Unis à cette place depuis une
décennie, que comme fournisseur tout
au long de la chaîne de valeur.
Plus encore, les constructeurs mon-
diaux doivent se plier à la volonté du
gouvernement chinois, qui pousse avec
vigueur à l’électrification du parc auto-
mobile. Il n’est plus possible de dévelop-
per des capacités de production en
Chine si elles ne sont pas destinées à des
véhicules électriques. De plus, tout cons-
tructeur installé en Chine doit produire
12 % de véhicules électriques ou hybri-
des rechargeables, ou s’acquitter de
droits correspondant à ce seuil s’ils sont
au-dessous. Plusieurs constructeurs
chinois ont acquis parfaitement la maî-
trise des véhicules électriques compéti-
tifs : BYD, SAIC, Geely. Deux des quatre
fournisseurs mondiaux de batteries ion-

lithium pour les véhicules électriques
sont chinois, BYD, par ailleurs leader
mondial des autobus électriques, et
CATL. Les industriels de l’électronique
comme Tencent, Baidu ou Huawei ont
acquis une excellente connaissance du
marché de l’automobile, où ils investis-
sent pour prendre le leadership des voi-
tures connectées et autonomes comme
des systèmes complexes de régulation
de transport.

Au-delà de la crise a ctuelle, p assagère,
mais potentiellement toxique pour
toute l’industrie et les constructeurs ins-
tallés sur le marché chinois, ce sont bien
les enjeux d’une reconfiguration mon-
diale de l’industrie qui se dessinent.
Forts de leur expertise, les constructeurs
chinois pourraient commencer à peser
sur le marché mondial, car c’est par
l’électrique qu’ils entreront sur les mar-
chés. Tous les autres vont devoir s’adap-
ter, vite, douloureusement et cela va
engloutir beaucoup de capitaux et bous-
culer beaucoup d’emplois.

Jean-Pierre Corniou est senior
advisor de Sia Partners.

Au-delà de la crise
actuelle, ce sont
les enjeux
d’une reconfiguration
mondiale de l’industrie
automobile
qui se dessinent.

L’ indifférence


à la barbarie menace


notre civilisation


D


ans un texte de février 1941, un des
plus poignants parmi ceux rassem-
blés et republiés récemment dans
« Pas de défaite pour l’esprit libre », Stefan
Zweig (finissant alors sa dernière tournée
en Europe et aux Etats-Unis, avant de
retourner au Brésil et de s’y suicider)
raconte avoir lu dans une « Histoire de la
Révolution française » (dont il ne précise
pas l’auteur et que je n’ai pas réussi à identi-
fier) que, à l’aube du 21 janvier 1793, au
moment même où Louis XVI montait les
marches qui le conduisaient vers la guillo-
tine, à quelques mètres de là, des pêcheurs
impassibles, assis au bord de la Seine, « res-
tèrent concentrés sur leur bouchon qui flot-
tait ».
Ces pêcheurs ne sont pas pires que ceux
qui applaudirent à la décapitation du roi, et
se réjouirent du sang versé. Chacun à sa
façon, les uns et les a utres, par d étachement
ou par fanatisme, laissèrent s’accomplirent
des actes d’une extrême barbarie.
Zweig en déduit que, au milieu des plus
terribles tragédies, bien des gens restent
indifférents ; s oit par insensibilité naturelle,
soit parce q u’ils o nt vu t ant de malheurs que
plus rien ne les touche, ou encore parce
qu’ils ne veulent, ni ne peuvent, plus sup-
porter la vue du sang.
On sait ce qui suivit : pris de nausée
devant le spectacle des massacres de la Ter-
reur, les Français finirent par s’abandonner
dans les bras d’un général, pour qui tous,
même les pêcheurs, se déclarèrent prêts à
mourir.
On en est là, de nouveau, aujourd’hui. Et
c’est très mauvais s igne pour l ’avenir. Juste à
côté de nous, comme à côté de la guillotine
dressée sur la place qui allait devenir celle
de la Concorde, un très grand nombre
d’humains ne veulent plus rien savoir des
malheurs du monde. Excessif? Non! La
plupart des gens d’aujourd’hui préfèrent,
par exemple, ignorer que 500.000 enfants

L'ACTUALITÉ
DES THINK TANKS

L’ IDÉE
Dans la collection des outils proposés par les think tanks à l’occasion
des élections municipales, je demande le simulateur. La Fondapol,
dans sa mission de pédagogie démocratique, a ainsi créé un module
de simulation en ligne. L’exercice est rendu possible dans toutes les
communes de plus de 1.000 habitants. Il consiste à faire des hypothèses
sur le 1 er tour, en s’appuyant sur des sondages, des intuitions ou des
désirs. Par la suite, il faut imaginer la disparition, le maintien ou la
fusion des listes. De nouvelles hypothèses de votes portent alors sur les
reports. Pour finir, la victoire et la répartition des sièges apparaissent.

L’ INTÉRÊT
« Outil de politologie pour tous », comme le présente le site, l’opération
permet de jouer pour apprendre, réviser et imaginer. Apprendre
comment fonctionne vraiment ce scrutin local. Réviser, en reprenant
les résultats de 2014. Imaginer en supputant des stratégies, des
alliances et des trahisons. Un tel algorithme serait plus compliqué
pour les élections dans les villes de moins de 1.000 habitants, à scrutin
autorisant le panachage individuel des candidats. En tout cas,
pédagogiquement et stratégiquement, l’application est réussie.
—Julien Damon

http://www.fondapol.org

Un simulateur électoral
pour les élections municipales

LA
CHRONIQUE

de Jacques Attali

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