Libération - 06.03.2020

(vip2019) #1

Libération Vendredi 6 Mars 2020 u 25


vent, de leur travail, de leurs fa-
milles, des juifs avec lesquels ils
commercent. Ils relèvent aussi d’un
régime administratif spécifique, qui
les contraint à renouveler des per-
mis sans lesquels leurs titres de pro-
priété sont menacés. Ni sous le con-
trôle d’Israël ni sous celui de
l’administration civile ou de l’Auto-
rité palestinienne, ils n’ont pas de
statut, et donc pas d’assurance
médicale ni de papiers. Beaucoup
finissent par quitter la zone.
Les autorités prévoient l’exten-
sion de la métropole de Jérusa-
lem vers l’est. N’est-ce pas pour
eux un risque d’inclure plus de
Palestiniens à la ville?
Non, car il n’y a pas de Palestiniens
dans cette zone. Il y a 2 000 à
3 000 Bédouins. En 2018, Israël a
voulu détruire leur hameau de
Khan al-Ahmar, mais plusieurs
Etats, européens notamment, s’y
sont opposés. Pour développer la
capitale, les Israéliens veulent
construire un grand aéroport, des
chemins de fer, des hôtels, jusqu’à
la vallée du Jourdain. La ville de-
vrait ainsi passer de 1,2 % à 10 % de
la superficie de la Cisjordanie, pour
atteindre un peuplement juif
à 88 %. Aujourd’hui, Donald Trump
évoque clairement le passage de Jé-
rusalem- Est sous contrôle israé-
lien, et la construction d’une nou-
velle capitale palestinienne ailleurs.
Cette extension de la ville coupera
la Cisjordanie en deux. Si vous vou-
lez aller du nord au sud, vous êtes
bloqué.
Comment envisagez-vous l’ave-
nir, côté palestinien?
Nous avons d’abord besoin d’une
stratégie. Les Israéliens n’ont pas
commencé à bâtir leur Etat en 1948.
Ils ont construit les premières colo-
nies dans les années 1850. Ils ont
commencé un siècle avant. Du côté
palestinien, nous devons nous pro-
jeter dans le futur de la même façon.
Nous devons nous concentrer sur la
terre. Il faut aller vers la vallée du
Jourdain, construire de nouvelles
installations dans ces terres inoc -
cupées. C’est une guerre, vous ga-
gnez ou vous perdez, vous pouvez
aussi être blessé. Mais à la fin, vous
pouvez gagner.•

Comment interprétez-vous les
formes actuelles de la colonisa-
tion israélienne, en lien avec la
construction du mur de sépara-
tion à partir de 2002?

Si vous regardez la carte du tracé de
ce mur, vous voyez qu’il zigzague
entre les colonies. L’argument géné-
ralement invoqué, tant pour justi-
fier les colonies que le mur qui zig-
zague autour de chacune d’elles, est
la sécurité. On entend parler de la
nécessité de protéger les environs
de Tel-Aviv. En réalité, les buts sont
différents : contrôler les ressources
en eau, l’aéroport, les villes... et s’as-
surer le contrôle de territoires aussi
vastes que possible avec la popula-
tion palestinienne la moins impor-
tante possible. Car l’Etat hébreu est
confronté à un problème démogra-
phique que l’on voit bien ressortir
dans le cas de Jérusalem : selon des
chercheurs israéliens, en 2040, les
Palestiniens à l’intérieur de Jérusa-
lem représenteront 55 % de la popu-
lation. Cela signifie que la capitale
d’Israël ne sera plus juive. La cons-
truction du mur à Jérusalem avait
pour objectif d’isoler quelque
120 000 Palestiniens, en les plaçant
hors des limites de la ville... la résis-
tance palestinienne a permis de
contraindre Israël à limiter ses am-
bitions en la matière à 70 % de juifs
dans la population totale de Jérusa-
lem. Il reste que la situation est ex-
trêmement difficile pour celles et
ceux qui vivent entre la Ligne verte
(la frontière israélo-palestinienne
de 1949) et le mur : les franchis -
sements étant difficiles, ils se trou-
vent séparés des terres qu’ils culti-


KHALIL TAFAKJI
31° NORD, 35° EST
La Découverte, 256 pp., 19 €.

D


ans la troisième saison de
l’excellente série Baron
noir, qui suit le parcours
d’un politique brillant et calcula-
teur, Philippe Rickwaert (Kad
Merad), député et maire PS de
Dunkerque promis à un destin
national, le personnage le plus
fascinant n’est peut-être pas le
principal. La série a pour parti-
cularité de narrer aussi la car-
rière fulgurante d’une femme,
Amélie Dorendeu (Anna Mougla-
lis) qui dans la première saison
parvient de haute lutte à obtenir
le poste de première secrétaire
du PS, et dans la deuxième est
élue par surprise, suite à un duel
avec l’extrême droite, première
femme présidente de la Répu -
blique à 39 ans. Du jamais vu.
La fiction a souvent été utilisée,
dans les séries américaines ou
scandinaves, pour explorer des
hypothèses politiques : on se
souvient du premier président
noir des Etats-Unis élu en 2002
dans 24 h. Baron noir a de même
préfiguré l’élection de Macron
en mettant en orbite Dorendeu
en saison 1, mais va plus loin
dans le réalisme politique. Do-
rendeu est élue, dans la saison 2,
en rassemblant au centre, et en
explosant un PS miné par les
conflits et haines internes mais
aussi la sclérose des vieux élus
accrochés à leur fauteuil. On re-
connaît le profil macronien dans
une jeune présidente qui n’a ja-
mais connu le terrain politique
local, promeut une politique li-
bérale et travaille à faire entrer à
l’Assemblée des élus de la «so-
ciété civile». Mouglalis avouait
avoir immédiatement signé car
«des scénaristes qui, avant même
que Macron soit élu, décident de
mettre une femme de 39 ans à la
tête de l’Etat, c’est bien tombé».
Et Dorendeu va payer le prix fort
d’être une femme ; dans cette
troisième saison, elle s’attire la

haine du milieu politique, ligué
contre elle, et de nombre de ses
concitoyens qui la trouvent loin-
taine et snob. On va beaucoup
moins lui pardonner qu’à son
clone masculin.
Elle est belle et intelligente, avec
comme étrangeté une voix grave
qui n’a rien de masculin. Il est
intéressant que les scénaristes
n’aient pas cherché à la rendre
sympathique (telle Birgitte Ny-
borg dans Borgen ), elle l’est
beaucoup moins que Rickwaert


  • et c’est un progrès moral des
    séries télé politiques de notre
    siècle que de ne pas nous mon-
    trer des femmes gentilles. Ce qui
    la caractérise, c’est aussi son fé-
    minisme, explicité au dernier
    épisode lorsqu’elle rappelle sa
    formation intellectuelle – Beau-
    voir, que Mouglalis a aussi incar-
    née – en rangeant ses livres,
    comme le président Bartlet à son
    départ, vidant sa bibliothèque
    où l’on aperçoit Il faut défendre
    la société
    . On se souvient que
    dans la saison 2, fraîchement
    élue, elle se recueille sur la
    tombe d’Hubertine Auclert : oc-
    casion d’éduquer le public de la
    série, en évoquant cette héroïne
    féministe, qui s’est battue toute
    sa vie pour que les femmes aient
    le droit de vote et de se présenter
    aux élections, allant briser une
    urne dans un bureau de vote
    en 1908 lors des élections muni-
    cipales à Paris (où, en 2020, ce
    sont trois femmes qui sont en
    compétition pour la mairie).
    Le féminisme de Dorendeu s’ex-
    prime tout au long de la saison,
    lorsqu’elle explique à son nouvel
    amant et conseiller qu’elle ne
    peut se permettre d’avoir une re-
    lation publique car, en tant que
    femme, elle serait réduite à sa vie
    sentimentale ; on ne parlerait
    plus de sa politique. La force du
    personnage, c’est sa lucidité et sa
    capacité d’analyse de la structure


patriarcale que son élection me-
nace. Son destin – la haine qu’elle
suscite, et son humiliation finale
où elle se voit contrainte, pour
éviter l’arrivée au pouvoir d’un
démagogue inquiétant, de se dé-
clarer inapte à la réélection,
niant toutes les ambitions fémi-
nistes – illustre la puissance du
patriarcat dont parle Carol Gilli-
gan dans son récent ouvrage
Pourquoi le patriarcat? Car la
question est bien de sa persis-
tance malgré les avancées des
droits des femmes, la parité poli-
tique. Chez Gilligan, inventrice
de l’éthique du care , le patriarcat
n’est pas un système de domina-
tion mais une force, une culture
de l’abaissement des femmes,
vouées à la violence dès qu’elles
s’en prennent à cette hiérarchie.
On a dénoncé récemment ce pa-
triarcat dans l’univers du ci-
néma : que ce soit la prédomi-
nance des héros et sujets
masculins, ou le monopole des
hommes sur les fonctions sym-
boliquement valorisées comme
celle de metteur de scène. La
rage que suscite la mise à l’hon-
neur de Polanski aux césars se
justifie entièrement, non parce
qu’on récompensait un film d’un
artiste au passé trouble mais
parce que la «communauté»
masculine dominante récom-
pensait un homme pour ce
passé, saisissant l’occasion d’hu-
milier les femmes qui empié-
taient sur son territoire. Se ré-
vèle alors une culture patriarcale
ancrée dans la rhétorique de
«l’auteur», et souvent entretenue
par la critique. Et une violence
qu’il faudra combattre par de
nouvelles armes – comme vient
de le proposer Virginie Despen-
tes ( Libération du 2 mars).
Les séries télé, de même que les
femmes, sont historiquement un
genre dévalorisé. Sans doute par
une réception qui s’est construite
non en salles mais dans l’univers
domestique, elles ont élaboré
une culture qui a combattu ou
détourné le patriarcat, des classi-
ques Buffy contre les vampires et
Sex and the City à aujourd’hui
Homeland , The Handmaid’s
Tale , Killing Eve. Baron noir, sé-
rie plutôt masculine comme
l’univers politique qu’elle décrit,
illustre ce discret contre-pouvoir
des séries, de mettre les femmes
en avant. La trajectoire de Do-
rendeu n’est pas pour rien dans
la justesse de Baron noir et sa ca-
pacité à redonner sens aux dis-
cours et combats politiques.•

Cette chronique est assurée en alter-
nance par Sandra Laugier, Michaël
Fœssel, Sabine Prokhoris et Frédéric
Worms.

PHILOSOPHIQUES


Par SANDRA LAUGIER
Professeure de philosophie à l’université
Paris-I Panthéon-Sorbonne

Patriarcat en série


Les séries télé, de même que les femmes,
sont un genre dévalorisé. Aussi est-on
curieux des hypothèses politiques
qu’elles explorent, avec le cas d’une femme
présidente dans «Baron noir».

Le drapeau
palestinien brandi
face à l’armée
israélienne
dans la vallée
du Jourdain,
le 29 février.
PHOTO MAJDI
MOHAMMED. AP
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