Libération - 06.03.2020

(vip2019) #1

26 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Vendredi 6 Mars 2020


DR


Par
DIDIER TORNY
Sociologue, Centre de sociologie
de l’innovation, (Mines
ParisTech, CNRS)

FRÉDÉRIC
VAGNERON
Historien, Centre Alexandre-
Koyré (EHESS, CNRS, MNHN)

J


amais la carte d’identité
génétique d’un nouveau
virus n’a été aussi rapide-
ment déchiffrée : le 29 décembre
2019, les premiers cas d’une épi-
démie causée par un nouveau
virus sont déclarés en Chine ;
sept jours plus tard, une équipe
de l’université Fudan de Shan-
ghai publie la séquence complète
du virus à ARN de la famille des
coronavirus. Depuis cette date,
les séquençages de ses variants
s’accumulent sur le site next-
strain.org avec plus de 146 identi-
fications par des équipes
de 20 pays (1).
Largement médiatisée, la décou-
verte accélérée pointe une fa-
cette peu décrite des réseaux so-
ciaux, leur intensive utilisation
collaborative par les communau-
tés scientifiques. Elle intervient
dans le contexte de la révolution
de la science ouverte. Alors que
les résultats lors de l’épidémie de
Sras, en 2003, demandaient
encore des semaines, l’hyper-ra-
pidité de l’échange des données
sur le nouveau coronavirus Sars-
CoV-2 court-circuite les canaux
traditionnels de communication
scientifique. En effet, c’est désor-
mais la prolifération de prépu -
blications (preprints) beaucoup
plus rapidement diffusées que
les revues scientifiques, qui
donne le la.
Cette accélération dans la pro-
duction des savoirs présente des
risques, comme la faible évalua-
tion avant circulation des résul-
tats ou le partage des données
fragmentaires, voire erronées.
Mais ils sont collectivement assu-
més par les communautés qui
organisent autrement la discus-
sion entre les pairs, allant jusqu’à
retirer en quelques jours des pré-
publications jugées insuffisantes
ou mal interprétées.
Pourtant, l’identification d’un
micro-organisme pathogène,
quelle que soit sa virulence, est
une tâche difficile. L’histoire des

caments essentiels, initié au
cours des années 1970, a été ré-
trogradé derrière de nouvelles
priorités, parmi lesquelles la sur-
veillance des maladies émergen-
tes.
Avec la grippe H5N1 (1997, 2005),
le Sras (2003) et H1N1 (2009), l’in-
vestissement dans l’alerte pré-
coce et la surveillance s’avère un
moyen aussi efficace que
périlleux de maintenir le prestige
de l’OMS à l’heure de la santé
globale.
Surtout mis en œuvre par les
pays les plus riches, les plans de
préparation initiés par l’OMS
depuis les années 90 visent à
définir les modes de vie poli -
tique, sociale, alimentaire, sani-
taire en situation de crise et d’in-
terruption des circulations des
marchandises, de médicaments
et de dispositifs de protection.
Mais ils ne peuvent compenser le
manque d’investissement
pérenne dans les infrastructures
sanitaires de base, seules à même
de mener à bien des campagnes
de prévention et d’établir la
confiance des populations dans
les pays à faible revenu. En dé-
cembre dernier, l’unité d’urgence
de l’OMS a publié un communi-
qué indiquant que 140 000 per-
sonnes étaient décédées de la
rougeole en 2018, maladie pour
laquelle des vaccins préventifs
sont pourtant développés depuis
les années 60. Face à l’épidémie
de Covid-19, le directeur général
de l’OMS a lancé une aide d’ur-
gence de 675 millions de dollars,
pour pallier, triste euphémisme,
les «différents niveaux d’efficacité
dans les mesures nationales de
préparation et de riposte». La
somme semble bien dérisoire.
Aussi inédite soit-elle pour la
communauté scientifique, la
rapidité de l’identification du
virus ne peut pas permettre de
réduire les inégalités de santé
planétaires, et leurs conséquen-
ces si visibles en temps de crise.
Les frontières ne sont pas uni-
quement fermées temporaire-
ment pour les voyageurs en pro-
venance des zones «à risque»,
elles définissent des territoires
durablement isolés de la solida-
rité «globale».•

(1) https://nextstrain.org/ncov

IDÉES/


essais thérapeutiques.
Le rôle des organisations scienti-
fiques, mais aussi militaires, a
longtemps été crucial dans ce
partage des connaissances
comme des souches et des réac-
tifs. Mais les intérêts sont diver-
gents : la «solidarité» internatio-
nale des chercheurs, si souvent
évoquée, est une construction
politique. Héritière de l’Organisa-
tion d’hygiène de la Société des
nations, l’Organisation mondiale
de la santé (OMS) fait figure de
pionnière dans l’établissement
de cette coopération entre scien-
tifiques. Pour faire office de lan-
ceur d’alerte, l’organisation de
Genève développe un système de
réseaux de laboratoires à l’échelle
mondiale spécialisés dans l’étude
de nouveaux pathogènes. Le pro-
gramme grippe, établi dès 1948,
associe ainsi des équipes interna-
tionales organisées autour du
Centre mondial de la grippe à
Londres pour suivre des virus à la
variabilité intrigante. La collabo-
ration n’est pourtant pas toujours
au rendez-vous : lors de la pandé-
mie de sida, l’identification du
rétrovirus, longue de plusieurs
années, a mené à une bataille
scientifique et financière entre
équipes américaines et fran -
çaises.
Depuis les années 80, la santé
publique internationale dominée
par l’OMS a connu une mutation
aussi profonde que durable.
Confrontée à des restrictions
budgétaires par la stagnation des
contributions des Etats mem-
bres, aux défis d’une pandémie
de VIH à laquelle elle a tardé à
répondre, et à la multiplication
d’acteurs privés et publics, l’OMS
a recentré ses activités sur la sur-
veillance et l’alerte. Le dévelop-
pement des structures de soin
primaire et de l’accès aux médi-

«chasseurs de microbes» est
vieille comme la bactériologie,
née à la fin du XIXe siècle.
Dès 1883, les équipes de Pasteur
et de Koch se confrontent sur le
terrain égyptien pour être les pre-
miers à identifier la cause de
l’épidémie de choléra qui y sévit :
un jeune chercheur français,
Louis Thuillier, y laisse la vie, et
la commission allemande rem-
porte la course. Largement mé-
diatisés dans la nouvelle presse
d’information de l’époque, l’inté-
rêt et le prestige national prédo-
minent. En 1890, face à l’épidé-
mie de grippe qui s’abat sur
l’Europe, Louis Pasteur se mon-
tre circonspect vis-à-vis de la
course à la publication. Harcelé
par les questions sur le «microbe»
en cause, il s’agace : «Je ne sais
pas. Encore une fois, que peut-on
dire sans preuve ?» Avant de con-
clure : «On ne sait pas, vous dis-je,
il faut chercher» ( l’Echo de Paris ).
Le XXe siècle a connu un déve-
loppement exponentiel des
connaissances sur les organismes
vivants infiniment petits. La viro-
logie, à partir des années 1930,
fournit pour plusieurs décennies
une quantité remarquable de
nouveaux micro-organismes. La
famille des coronavirus est ainsi
identifiée, au milieu des an-
nées 1960, par des équipes bri-
tanniques. C’est à cette époque
que les connaissances génétiques
commencent à permettre une
identification routinière des
micro-organismes à partir
d’échantillons biologiques. Cette
démultiplication des savoirs ne
dépend pas que de l’ingéniosité
des chercheurs : elle nécessite
des infrastructures et des pra -
tiques standardisées qui permet-
tent la circulation de souches, le
contrôle des résultats des expéri-
mentations, et plus tard des

Covid-19, les frontières


se ferment et la science diffuse


Face au nouveau virus, la communauté
scientifique mondiale a fait preuve
d’une rapidité et d’une coopération inédites.
Mais cette «solidarité» est une construction
politique, qui ne peut permettre de réduire
les inégalités de santé planétaires.

La collaboration n’est pourtant pas
toujours au rendez-vous : lors

de la pandémie de sida, l’identification


du rétrovirus, longue de plusieurs


années, a mené à une bataille


scientifique et financière entre équipes
américaines et françaises.

DR

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