Libération - 06.03.2020

(vip2019) #1

Françon-Handke,


compagnons de «Route»


Fidèle au dramaturge allemand, Alain Françon met en scène à la


Colline la nouvelle pièce de Peter Handke, controversé Prix Nobel 2019.


Une troublante allégorie de l’individu face aux jugements des autres,


empreinte du souvenir élégiaque de ses balades en solitaire.


U


ne route. Une pauvre route départe-
mentale sur laquelle aucune voiture
ne passe. Avec ce qu’il faut de boue
sur les bas-côtés, d’herbes, de ciel bas, de
tournant, de lumière changeante, d’horizon,
pour donner vraiment envie de l’arpenter.
Une route-héroïne, grandeur nature, qui se
prolonge jusqu’à nous, les spectateurs de la
pièce les Innocents, Moi et l’Inconnue au bord
de la route départementale. Un asphalte doux
qui donne envie de s’allonger dessus, comme
le fera «Moi» (Gilles Privat, étonnant de bout
en bout), envie de ramasser les petits bouts
de micas scintillants, de se réfugier dans
l’abri-cabane, tonneau de Diogène, qui n’a be-
soin de rien sauf de son soleil. Si on était pris
de désobéissance, ou si on ignorait les codes
de bonne conduite du spectateur, on pourrait
grimper sur le plateau et rejoindre la petite
foule des «Innocents», ces gens qui nous res-
semblent, qui n’ont commis aucun crime – du
moins le croient-ils – mais savent, par on ne
sait quelle boussole ou doigt mouillé, où se si-
tuent le bien et le mal, le vent est toujours
d’une grande aide, n’est-ce pas? Fustiger
les coupables et les proclamer, la frontière
n’est-elle pas évidente?

BANNISSEMENT
Les Innocents, Moi et l’Inconnue... est la der-
nière pièce de Peter Handke depuis Souter-
rain-Blues publié en 2013, et la première tra-

duite en français par l’auteur lui-même. Elle
est à la fois complè tement limpide et totale-
ment absconse, sidérante d’actualité et ne
parlant que de l’écrivain, nobélisé en 2019,
honoré et honni. La pièce n’évoque pas
directement l’hallali qui le frappa en raison
de ses prises de position pro-serbes pendant
et juste après la guerre en ex-Yougoslavie,
mais ne traite que du bannissement par la

majorité, et de ce que c’est que de respirer
l’air de la culpabilité.
Au creux des mots, surgit la Carinthie de son
enfance, les chemins, paysages et langues
disparus, ses marches solitaires, comme si
l’écrivain avait passé sa vie à écrire en allant
par-delà les montagnes, marchant 40 kilo-
mètres par jour, et peut-être survivant ainsi
aux premières visions de l’enfance en

guerre. Devant cette route qui ne mène nulle
part, inventée par le décorateur Jacques Ga-
bel, on songe évidemment à celle du Charme
discret de la bourgeoisie de Luis Buñuel,
mais aussi à la longue marche dans Faux
Mouvement, l’un des premiers films de Wim
Wenders coécrit par Peter Handke, où déjà
une petite troupe rassemblée par hasard
marchait, marchait, marchait sur une route

Par
ANNE DIATKINE

Dans le rôle de «Moi», Gilles Privat (à droite, bras en l’air) est étonnant de bout en bout, à l’instar de l’ensemble de la distribution. PHOTO JEAN-LOUIS FERNANDEZ

28 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Vendredi 6 Mars 2020

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