Libération - 06.03.2020

(vip2019) #1

qui n’en finissait pas. Ici, la départementale
abandonnée, non-lieu ou impasse, est un
point d’aboutissement, trésor qui n’appar-
tient à personne et dont seul le narrateur a
su déceler la grâce. «Moi», celui qui repré-
sente Peter Handke, lance : «C’est une époque
où on fait semblant de savoir tout de l’autre.
Et c’est une époque où en vérité on ne sait
rien, plus rien, rien du tout, de l’autre, où,
aussi, personne ne veut savoir quelque chose
de l’autre. Tout m’est énigmatique et devient
de jour en jour plus énigmatique et par mo-
ments, je ne comprends plus rien.»
Quand la
pièce échappe elle aussi aux spectateurs,
l’attention ne se rompt pas, car la prosodie
et le rythme prennent le relais, portés par
des acteurs hors normes. L’interrogation sur
la matière des mots est l’un des axes princi-
paux de la pièce, et peu importe que le débat
soit vieux comme le Cratyle de Platon, les
acteurs s’en donnent à cœur joie, les pro-
nonçant pour le bonheur de leur texture. La
dizaine d’actrices et acteurs sur le chemin
pourraient se mettre à parler en austro-hon-
grois, on continuerait à les écouter et on leur
sait gré – ainsi qu’à Alain Françon, familier
de l’œuvre de Peter Handke dont il a monté
de nombreuses pièces – de nous permettre
d’accéder à ce rêve éveillé en quatre saisons
et un jour, qu’on ne saurait appréhender par
la seule lecture. La représentation même est
un hommage aux pouvoirs du théâtre.


SANDALES
On ne sait pas comment «les Innocents»,
cette majorité qu’on disait silencieuse avant
l’ère des réseaux sociaux, ce petit groupe
d’une huitaine de personnes, surgissent
sur la route déserte. Tout comme leur éclipse,
leur apparition fait partie du mystère (et de
la réussite) de la mise en scène de Françon,
qui stylise leur jeu et leur intonation : certains
sont pieds nus, sandales argentées à la main,
pointes de pieds tendus pour l’une, postures
de yoga pour l’autre, au lointain. Il y a le
concret et le caractère massif et indéniable
de la route, qui contrastent avec la légèreté
miraculeuse de cette petite foule qui n’est
pas compacte, ni frontalement hostile,
dont les éléments semblent appartenir à
des tempo ralités disparates, comme si
plusieurs sou venirs se rejoignaient sur un
même plan. Il y a «l’Inconnue» (merveilleuse
Dominique Valadié), douée de la mémoire
du lieu abandonné : «Sur cette même route,
il y a sept décennies, des gendarmes d’un
régime despotique ont amené une mère vers
la chambre à gaz car elle avait donné un mor-
ceau de pain à un partisan. Un ou deux ans
plus tard, le pilote d’un avion soi-disant
ennemi a atterri avec son parachute dans un
pommier [...] Battu à mort, à l’aide de bâton
de grange.»
Nul doute que le souvenir
n’est pas une invention.•


LES INNOCENTS, MOI
ET L’INCONNUE AU BORD
DE LA ROUTE DÉPARTEMENTALE

de PETER HANDKE m.s. Alain Françon.
Théâtre de la Colline, 75020.
Jusqu’au 29 mars. Puis du 2 au 4 avril
à la MC2, Grenoble (38) et du 5 au 16 octobre
au TNS, Strasbourg (67).


A


partir de quand est-il
socialement accepta-
ble, lors d’une pre-
mière rencontre amicale, de
faire mention de son passé
d’ex-héroïnomane? Trois
quarts d’heure, une heure? Sur
scène, Doully n’a pas tellement
le temps de tourner autour du
pot : autant dissiper assez
vite les soupçons qui pèsent
sur cette voix de rocaille qu’on
jurerait graissée au whisky, pa-
reille à celles qu’on entend gé-
néralement sous ses fenêtres à
l’heure où ferme le PMU.
Ancienne addict revenue de
ses excès depuis de longues
années, l’humoriste – gabarit
de poupée miniature, blon-
deur à la Marilyn – carbure en
réalité à la camomille. Il est
toutefois amusant de la voir
jouer de cette gouaille de
mère fouettarde qui aurait
deux grammes dans chaque
œil comme d’un instrument
de musique, rudoyant en
toute conscience l’opinion hâ-
tive qu’on voudrait se faire
d’elle. Une voix dont elle a en
fait hérité au berceau, révèle-
t-elle cependant, comme si les
étoiles conspiraient déjà à
paver la voie de ses futures
addictions. Surprenant, l’effet
que peut produire une voix :
pour une comédienne, cela
revient à toujours porter un
masque. La preuve : «Si je me
fais agresser dans la rue et que

je crie : “Au viol”, on dirait un
cri de ralliement.»

Normalité. Quand le tout-ve-
nant du stand-up consiste à ce
qu’un quidam vienne narrer
ses péripéties quotidiennes
pour en extraire le jus singu-
lier, Doully déboule flanquée
d’un parcours hors-norme
(«En matière de vice, je peux
vous dire que je me suis inves-
tie») et nous laisse finalement
faire le constat... de sa specta-
culaire normalité. Cela tient
peut-être au risque d’enfoncer
une porte ouverte, à ce que nul
dans la salle n’est exempt de
ses propres dépendances, en
direction desquelles Doully
sait jeter un pont empathique
lorsqu’elle évoque ses excès
d’hier, sans dissimulation. Sa
vie rangée d’aujourd’hui est
d’ailleurs plus prompte à cho-
quer une assemblée si indé-
crottablement franchouillarde
(et donc épicurienne, option
picole facile) que le récit de ses
vies antérieures. Scandées
par trois arrêts cardiaques, tout
de même, et autant de résur-
rections : au bras de fer, la co-
riace Doully battrait Lazare
à plates coutures.

Générosité. Son humour au-
rait, dit-on, quelques points
communs avec celui de Blan-
che Gardin, coauteure du spec-
tacle, devenue figure de réfé-
rence dans le registre de la
poupée désaxée qui mâche ses
mots tout crus avec l’air de ne
pas y toucher. Quoique du
genre à faire ricaner autour du
récit fictif d’un traquenard
sexuel à la Weinstein, ou à
feindre de confondre le mot
«sodomie» avec le nom d’un
«pays d’Afrique ravagé par la
famine», Doully ne sacrifie
pas tellement au trash, tout
juste au trashounet. Ce qui
n’enlève rien à la générosité du
spectacle, bonne bâfrée d’hu-
mour noir laissant toujours de-
viner le cœur mis à l’ouvrage,
bien palpitant.
SANDRA ONANA

ADMETTONS
de DOULLY
Point Virgule, 75004.
Jusqu’au 28 avril.

Doully, gouaille


que vaille


Dans «Admettons»,
coécrit avec Blanche
Gardin, l’humoriste
à la voix cassée
évoque sans détour
ses anciennes
addictions.

CULTURE/


CHRISTINE COQUILLEAU

Libération Vendredi 6 Mars 2020 u 29

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