Libération - 06.03.2020

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30 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Vendredi 6 Mars 2020


Q


ui est Floria Tosca, l’une des plus célè-
bres héroïnes du monde lyrique, ap-
parue sur scène dans l’ombre du com-
positeur Giacomo Puccini et du dramaturge
Victorien Sardou pour ouvrir le XXe siècle,
le 14 janvier 1900, et qui, cent vingt ans après,
se retrouve au programme des maisons
d’opéra internationales avec la régularité
d’une horloge atomique? Si l’on décortique
le livret, Tosca est une chanteuse aux yeux
noirs, jalousement amoureuse du peintre Ma-
rio Cavaradossi, dont elle croit à tort qu’il la
trompe, puis se retrouve victime d’une longue
séance de torture psychologique, trahit pour
sauver son amant, est ensuite agressée sexuel-
lement avant de devenir meurtrière, veuve et
suicidée. La vie de Tosca, c’est pas la joie.
Mais au-delà de ces caractéristiques, Tosca

représente aussi un parcours, celui qui relie
l’insouciance à la mort le temps d’une jour-
née. Tosca, c’est le personnage du dessale-
ment extrême, la naissance d’une victime
qui, «vivant d’amour et d’art» selon le célèbre
aria Visse d’arte , souriait à la vie quelques
heures plus tôt. Elle se trouve concassée par
la cruauté du pouvoir, incarné par un
homme, le terrible baron Scarpia, baryton-
basse à faire frémir. Ce parcours tintinnabule
frénétiquement avec les combats du temps,
des libérations de parole dans le sillage de
#MeToo aux images des gilets jaunes chargés
par les CRS. Et a poussé le militant David Bo-
bée, à la tête du CDN Normandie-Rouen, à
faire de cette héroïne une femme en lutte.
Car Tosca, c’est aussi la victime qui tue son
agresseur.

Effacer les codes. A l’Opéra de Rouen, la
transformation reste évidemment dans les
clous du livret. Bobée récupère tout un arse-
nal paramilitaire pour déguiser les soldats à
la solde de Scarpia, mais il ne fait pas non plus
de Tosca une pasionaria des causes perdues
ou la Marianne d’une République plus égali-
taire. Au premier acte, le metteur en scène

brouille même les pistes. Le défenseur des
minorités ethniques sur les scènes de théâtre,
qui avait participé au collectif Décoloniser les
arts et milité pour plus de diversité dans le
monde du spectacle, pose sa Tosca en héroïne
noire, en l’occurrence la soprano américaine
Latonia Moore – ce qui n’est pas une si grande
audace, le rôle ayant déjà été interprété no-
tamment par Leontyne Price il y a près de soi-
xante ans.
Plus intéressant, au premier acte, il brûle tous
les tableaux représentant Tosca la brune et
sa rivale blonde aux yeux clairs lumineux (fa-
çon Aloïse Corbaz) qui sont accrochés dans
l’église Sant’Andrea della Valle. Puccini se
voyait coloriste, disposant par touches, à la
manière du peintre Mario, les sentiments de
ses personnages dans sa partition. Bobée, lui,
louche de manière assez drôle sur Scarpia.
Pendant le Te Deum , quand le baron fout le
feu aux toiles, on ne peut s’empêcher de voir
le metteur en scène effacer tous les codes de
la représentation et leurs différences afféren-
tes. Qui est Tosca? Simplement une femme.
C’est aussi ce qu’avait cherché à montrer, mais
par d’autres moyens, Christophe Honoré, lui
aussi fasciné par le personnage, dans une au-

tre mise en scène de Tosca présentée à Aix cet
été et à Lyon le mois dernier. La figure inspi-
rante de Floria l’avait poussé à imaginer une
ode délirante aux chanteuses, aux divas, à ce
qu’elles sacrifient de leur vie sur scène et à ce
qu’elles acceptent de transmettre, à moins
que ce ne soit de céder, à l’approche des fins
de carrière, quand la mort vient s’installer
au dernier rang. Dans sa mise en scène hom-
mageant les chanteuses, la soprano senior
Catherine Malfitano, célèbre Tosca des an-
nées 90, passait le flambeau à Angel Blue,
Afro-Américaine bouleversante au talent ef-
florescent, et, à Lyon, à la Russe Elena Gu-
seva, tandis que des écrans présentaient un
montage d’une succession de grandes inter-
prètes du rôle à travers l’histoire. Dans ce jeu
de représentations, qui est Tosca? Toutes les
femmes.

Fascination craintive. Mais ce faisant,
Christophe Honoré escamotait l’argument
du livret pour s’en tenir à distance et se con-
centrer sur les divas. Dans le second acte, la
double scène de torture (que subissent Ma-
rio et Tosca, prisonniers de Scarpia) n’exis-
tait pas. Elle est chez David Bobée le point
fort de la mise en scène, qui bénéficie du
soutien de la plateforme Normandie lyrique
et symphonique, une première. Dans un in-
térieur de béton froid et lisse comme les sen-
timents de l’abominable baron, le duel vocal
entre Latonia Moore et Kostas Smoriginas
(Scarpia) fonctionne parfaitement, que ce
soit dans l’intensité – Moore étant par
ailleurs plus brillante dans les flèches que
dans les vagues lyriques – ou dans la frénésie
de justesse, l’opéra de Puccini déroulant
sans frein son énergie autant mélodramati-
que que policière.
David Bobée et le chef norvégien Eivind Gull-
berg Jensen, à la tête d’un Orchestre de
l’Opéra de Rouen-Normandie excellent quoi-
que un peu timide dans les forte du premier
acte, laissent même de la place à une des sur-
prises cachées de l’œuvre, l’amour que Scar-
pia ressent pour Tosca. L’air de Scarpia, le
plus tortueux de l’opéra, est traité avec une
fascination craintive, et ose pénétrer cette
couche supplémentaire de complexité sur les
sentiments du mal. Et c’est au cœur de cette
scène barbare qu’on trouve, dans la révolte de
Tosca qui ne s’en laisse pas conter, une autre
caractéristique mise en exergue par le met-
teur en scène. Qui est Tosca? Une résistante.
Au IIIe acte, dans les ruines d’un château
Saint-Ange fantasmé, sous deux pendus,
après la mort de Mario (remarquablement
chanté par le ténor italien Andrea Carè),
Tosca ne se suicide pas en chutant en fond
de scène, comme prévu par le livret. Elle se
relève du corps de son amant et reste droite,
entourée par la milice. Une vidéo projetée
sur un écran la voit glisser et s’effacer. Mais
encore une fois, c’est son image qui trinque,
car la femme, sur scène, reste debout.
GUILLAUME TION

TOSCA de GIACOMO PUCCINI
Mise en scène David Bobée, direction
musicale Eivind Gullberg Jensen,
à l’Opéra de Rouen-Normandie
jusqu’au 12 mars.

«Tosca», identification


d’une flamme


A l’Opéra de Rouen, David
Bobée met en scène le
monument vériste de Puccini.
L’occasion de s’interroger sur
les résonances du personnage
à notre époque.

Latonia Moore (Tosca) et Andrea Carè (Mario). PHOTO ARNAUD BERTEREAU

CULTURE/
SCÈNES

Artifices C’est en plein jour, sans musique, sans cou-
lisse et sans les conventions habituelles des feux d’arti-
fice. Et la magie est d’autant plus féerique qu’on en voit
la fabrication, tous les trucs et astuces et les «trois fois
rien». Terre, eau, neige carbonique, ventilateur, la plas-
ticienne-artificière belge Gwendoline Robin fabrique
des mini-mondes en combustion et des paysages effer-
vescents à Brest jusqu’à samedi. Gravitation 6899 , au
festival Dañsfabrik. PHOTO THIBAULT GRÉGOIRE
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