Libération Vendredi 6 Mars 2020 u 31
I
maginons six personnes
enfermées dans une
grille de morpion, avec
ses abscisses et ses ordon-
nées. Les options de dépla-
cements des danseurs sont
réduites aux fondamen-
taux : avancer, reculer,
droite, gauche. Le rythme
imposé, métronomique,
c’est celui de Pong ce jeu vi-
déo d’arcade vintage, mini-
maliste, et sans plus d’issue
que le plus glauque des Be-
ckett. En rusant avec la vi-
tesse, on peut parfois réus-
sir à se rapprocher les uns
et des autres et parfois
aussi, non pas se toucherpuisque ça n’existe plus,
mais se connecter en syn-
chronisant nos gestes d’un
bout à l’autre de la grille.
Dans cette prison ludique,
les affects existent mais ils
n’ont jamais le pouvoir
d’enrayer le gameplay. Au
début, même, sur le pla-
teau blanc de MAPS, ils
n’apparaissent que sous
forme de mots-clés aléatoi-
res, projetés au mur et sur
lesquels on pourrait pres-
que cliquer comme des op-
tions de gestes à rajouter
pour complexifier le jeu.
Mais il faut du temps
pour que les mots-dièsestous nos goûts sont rubri-
qués et nos choix prédessi-
nés. Liz Santoro et Pierre
Godard – ils signent en tan-
dem – sont moins lyriques
et plus calés en maths et en
neurosciences que nous, si
l’on en croit la notice d’uti-
lisation de leur pièce, dans
laquelle ils expliquent
avoir voulu représenter la
«surface dépliée du cortex»,en lien avec la façon dont
on comprend désormais
l’émergence du sens dans
le cerveau. Mais leur game-
play n’exclut en rien notre
façon de jouer.
ÈVE BEAUVALLETMAPS était présenté les 3 et
4 mars au Théâtre de la Bastille
(Paris XIe) avant Stereo, de Liz
Santoro et Pierre Godard,
les 6 et 7 mars.altèrent les décisions des
six danseurs aux allures de
bots , dont on aime l’ex-
trême rigidité émotion-
nelle en contraste avec ce
plateau graphique et coloré
comme en hommage au
design de nos premiers
jeux vidéo. Quelle est la
probabilité pour que le ha-
sard, enfin la vie, gagne la
partie sur ce qui est écrit?
Les jeux aléatoires sont aux
sources de la danse mo-
derne américaine – Merce
Cunningham et John Cage
en ont conçu plus d’un. En
héritière zélée, Liz Santoro
les salue bien bas avec cette
pièce formaliste à couteaux
tirés (bien moins frigide
qu’il n’y paraît d’abord),
mais la chorégraphe
new-yorkaise installée en
France a le bon goût de leuradresser un clin d’œil de-
puis son époque. Soit celle
de Netflix, Spotify et des al-
gorithmes, celle où chacun
s’interroge apeuré sur le
périmètre réel qu’il reste
sur le Net à la sérendipité,
la découverte inopinée, si«MAPS», les aléas de la connexion
Entre grille de morpion et jeu vidéo
vintage, une chorégraphie alerte
de Liz Santoro et Pierre Godard sur
les affres du cerveau à l’ère d’Internet.I
l y a un moment magnifique où Catherine
Frot, assise sur un lit, commence, sur un
air de Purcell, une série de gestes, ne les
termine jamais, se lève, continue de danser.
La grâce ou la malédiction de l’inaboutisse-
ment se poursuit, l’actrice est concentrée sur
quelque chose qui échappe au public. Cette
chorégraphie de la vie quotidienne, on la
connaît, c’est celle de l’obsession, quand on
est pris par une pensée qui interrompt par-
tiellement ce qu’on est en train de faire, si
bien que rien n’est achevable.
La Carpe et le Lapin n’est pas la rencontre for-
tuite sur une table de dissection d’un para-
pluie et d’une machine à coudre, mais celle
d’un (encore jeune) acteur, Vincent Dedienne,
et d’une actrice qui ne se connaissaient pas
avant les répétitions, et qui ont construit un
spectacle tenu et musical sous le principe du
«cadavre exquis», fantaisie inventée par les
surréalistes qui consiste à écrire une phrase
à plusieurs en ignorant ce que notent les
autres. C’est un spectacle expérimental et
grand public, qui tient le pari de l’oxymore
haut la main. Ce pourrait être un jeu d’enfant,
qui commencerait comme tous les jeux d’en-
fant par «on dirait». On dirait qu’on réuniraitce qu’on aime sur un plateau, ce qui nous
constitue malgré nous, bribes de textes, de
souvenirs, de musique, de chansons – Samuel
Beckett et Bobby Lapointe, Marguerite Duras,
Nicole Croisille et Verlaine. Le public n’est pas
obligé d’identifier les références, il se laisse
conduire dans un labyrinthe de pensées, et
un capharnaüm visuel : une cage de scène à
vue, un décor-atelier qui souligne la matière
artisanale de cette création. Un rail parcourt
horizontalement le plateau et permet de le
traverser immobile.
Vincent Dedienne : «Je me souviens, quand
Patrice Chéreau est mort, je jouais dans un pe-
tit café-théâtre à Lyon, j’ai dit : “Patrice Ché-
reau est mort”, et personne ne le connaissait.»
Il est le lapin d’Alice, mais aussi celui qui livre
les règles, tandis que Catherine Frot serait
une reine qui ne coupe pas les têtes, mais
parle et chante (très bien) avec les mots des
autres, légèrement décalée. Elle a une étran-
geté burlesque, une reine en robe épinard à
galon rouge. Il la regarde et elle existe, et la
manière dont les deux acteurs se créent l’un
l’autre n’est pas la moins touchante. «Il pleut,
ce doit être de ma faute.» C’est Catherine Frot
qui le dit, donc c’est vrai.
ANNE DIATKINELA CARPE ET LE LAPIN
de et avec CATHERINE FROT
et VINCENT DEDIENNE
m.s. des auteurs et de Julie-Anne Roth.
Théâtre de la Porte-Saint-Martin, 75010.
Prolongé jusqu’à fin mai.«La Carpe et le Lapin»,
labyrinthe des pensées
Catherine Frot et Vincent
Dedienne s’apprivoisent
en duo dans un touchant
spectacle en forme de
cadavre exquis surréaliste.Aux abris Qui voudrait entretenir – ou purger –
la psychose coronavirus gagne à découvrir Zero
Killed , dystopie qui se présente comme un « Mad
Max de seconde zone», et qui joue actuellement
dans les espaces du théâtre de Colombes (Hauts-
de-Seine) d’habitude interdits au public (salles de
stockage, coulisses...). Le pitch : dans un monde en
ruines, une petite communauté de survivants pos-
sède le dernier stock de nourriture. Les 6 et 7 mars.Yasmina Reza 5 mars – 5 avril 2020créationPeter HandkeAlain Françoncréation3 – 29 mars 202 0http://www.colline.fr
15 rue Malte-Brun, Paris 20e
métro Gambetta