Les Echos - 06.03.2020

(sharon) #1

Des banques centrales moins impuissantes


qu’il n’y paraît face au coronavirus


Sophie Rolland
@Sorolland

Les marchés se sont habitués à voir
les banques centrales voler à leur
secours à la moindre tempête bour-
sière. Les dernières turbulences
n’ont pas fait exception. A peine les
inquiétudes sur les conséquences
du nouveau coronavirus sur l’écono-
mie mondiale ont-elles commencé à
émerger que les anticipations de
baisse des taux sont remontées en
flèche. Donald Trump s’en est mêlé,
vociférant comme à son habitude
contre la mollesse de l’institution. La
Fed s’est exécutée. Mais plutôt que
d’attendre la réunion de politique
monétaire prévue en mars, elle a
choisi de marquer les esprits et de
frapper un grand coup, avec une
baisse surprise et exceptionnelle
d’un demi-point de pourcentage.
L’ampleur et le timing de ce geste
ont provoqué des réactions très miti-
gées parmi les opérateurs boursiers.
« La Fed panique », elle « gâche ses
munitions », « sa crédibilité est enta-
mée »... L’angoisse des investisseurs
a en outre été alimentée par les sou-
venirs des dernières baisses de taux
surprise de l’institution monétaire.
Elles ont toutes été décidées à l’occa-
sion de crises majeures : subprimes
(août 2007, janvier 2008 et octo-
bre 2008), attentats de septem-
bre 2001, bulle des valeurs technolo-

giques (janvier 2001, avril 2001)... A
la suite de ces décisions, les marchés
avaient tangué pendant de longs
mois avant de toucher le fond.
Jerome Powell, le patron de la Fed,
n’a pas non plus cherché à apaiser les
inquiétudes. Au contraire, il a expli-
qué que même si elle faisait « tout ce
qu’elle pouvait », la banque centrale
américaine, seule, ne pouvait en réa-
lité pas grand-chose contre l’épidé-
mie. « La solution ultime au pro-
blème viendra d’autres personnes que
les membres du FOMC, notamment
des professionnels de santé » , a-t-il
déclaré, insistant sur l’impuissance
de l’institution monétaire : « Nous
reconnaissons qu’une baisse de taux
ne réduira pas le taux d’infection et
que cela ne résoudra pas les problè-
mes de chaînes d’approvisionnement.
Nous avons cela en tête. »
Le message adressé aux mar-
chés et à Donald Trump est en réa-
lité beaucoup plus subtil. En dégai-
nant u ne baisse d es taux surprise e t
massive – la dernière de cette
ampleur remonte à décem-
bre 2008 –, la Fed démontre l’absur-
dité d e la f oi dans l es superpouvoirs
des banques centrales. Sous perfu-
sion depuis p lus de dix ans, les mar-
chés ne savent plus évaluer les ris-
ques. Surtout, Jerome Powell
indique aux pouvoirs publics qu’ils
doivent jouer leur rôle et utiliser les
moyens à leur disposition (budgé-

taires, fiscaux), pour renforcer le
système de santé et améliorer la
couverture médicale. Aux Etats-
Unis, où une journée d’hôpital
coûte en moyenne 4.293 dollars,
la peur de la facture dissuade sou-
vent de se soigner.
Il reste que face à Covid-19, les
banques centrales sont peut-être
moins impuissantes qu’il n’y paraît.
Les baisses de taux se multiplient à
travers le monde et ce n’est pas seu-
lement pour la beauté du geste.
L’Australie a réduit les siens à
un plus bas historique, la Banque
du Canada a emboîté le pas à la Fed,
et cette dernière pourrait à nou-
veau assouplir sa politique le
18 mars. La propagation du
Covid-19 correspond à un double
choc d’offre et de demande. Alors
certes, les banques centrales n’ont
pas le pouvoir de faire redémarrer
une usine à l’arrêt parce qu’il lui
manque des pièces détachées. Ni
d’obliger les personnes effrayées
par le virus à recommencer à voya-
ger. Mais en mettant en place des
conditions financières accommo-
dantes, elles créent déjà les condi-
tions d’une reprise.
Elles facilitent également la tâche
des gouvernements qu’elles appel-
lent à agir : les taux bas permettent
de s’endetter à bon compte et ren-
dent la charge de la dette beaucoup
plus soutenable. De quoi leur per-

mettre d’honorer la promesse du G
d’une réponse coordonnée?
La politique monétaire tradition-
nelle se heurte toutefois à au moins
deux limites. Premièrement, plus
les taux sont bas, moins une nou-
velle baisse est efficace. Deuxième
problème : déverser des liquidités
dans le système est peu efficace si
ces dernières ne peuvent être orien-
tées vers les pans de l’é conomie qui
en ont le plus besoin.
Le pire s cénario à l’heure a ctuelle
serait que le risque lié à l’endette-
ment d es e ntreprises se matérialise.
Malgré un gel de l’activité prolongé,
dû au coronavirus, elles vont devoir
continuer à payer leurs salariés,
leurs impôts, leurs charges d’inté-
rêt, leurs loyers... Les plus vulnéra-
bles d’entre elles se dirigent tout
droit vers une crise de liquidité et, si
rien n’est fait, à plus long terme vers
la faillite.
Les banques centrales vont donc
une nouvelle fois devoir faire
preuve d’inventivité. La BCE pour-
rait mettre en place une ligne de
refinancement dédiée aux petites et
moyennes entreprises. Ou encore
augmenter les rachats de dette obli-
gataire d’entreprises sur le marché.
A condition toutefois que leur dette
ne tombe pas en catégorie spécula-
tive. La BCE se refusant à subven-
tionner les sociétés trop endettées.
Du moins pour l’instant.n

L’ANALYSE


DE LA RÉDACTION


Les institutions


monétaires sont mal


outillées pour faire


face à un choc d’offre,


comme celui provo-


qué par l’épidémie


de Covid-19.


En revanche, elles


peuvent faciliter la


réponse coordonnée


du G7. Les dernières


crises ont également


montré qu’elles


savaient faire preuve


d’inventivité.


Pascal Garnier pour

« Le

s Echos »

D
Les points à retenir


  • La Fed a choisi de frapper
    un grand coup, avec une baisse
    surprise et exceptionnelle d’un
    demi-point de pourcentage.

  • L’ampleur et le timing de
    ce geste ont provoqué des
    réactions très mitigées parmi
    les opérateurs boursiers.

  • Le message adressé aux
    marchés et à Donald Trump
    est en réalité beaucoup
    plus subtil.

  • Jerome Powell indique aux
    pouvoirs publics qu’ils doivent
    jouer leur rôle pour renforcer
    le système de santé.

  • En mettant en place
    des conditions financières
    accommodantes, les banques
    centrales créent les conditions
    d’une reprise.

  • Mais elles vont devoir faire
    preuve d’inventivité face
    aux crises de liquidité
    et aux faillites qui, avec
    le coronavirus, risquent
    de frapper les entreprises
    les plus vulnérables.


D


epuis les années 1970, de
nombreuses réformes
structurelles ont visé à
accroître la concurrence sur les
marchés. Une étude récente (*) a
analysé leurs conséquences dans
66 pays de 1974 à 2014. Elle en distin-
gue 327 qui ont concerné les mar-
chés des biens et services, le marché
du travail et les marchés financiers.
Elle montre que ces réformes sont
devenues de plus en plus fréquentes
à partir des années 1980, en particu-
lier en Europe, mais qu’elles ont
connu un ralentissement après la
crise de 2008. Elles sont restées très
rares dans les pays du Moyen-
Orient, de l’Asie centrale et de l’Afri-
que subsaharienne où la qualité de
la régulation des marchés reste
aujourd’hui à un faible niveau, selon
le FMI. Leur impact sur la crois-
sance est clairement positif, mais
seulement après un délai de deux

années 2000, l’augmentation des
droits de douane en Thaïlande suite
à la crise de la fin des années 1990 et
les réformes qui ont accru la rigidité
du marché d u travail au Portugal a u
milieu des années 1970.
Malgré leurs effets positifs sur la
croissance, les réformes qui amélio-
rent le fonctionnement des marchés
ne bénéficient pas toujours aux gou-
vernements qui les mettent en
œuvre. Pire, lorsqu’elles sont initiées
en phase basse du cycle ou à l’appro-
che d’échéances électorales, elles se
traduisent par une diminution de la
probabilité de réélection. Ceci sug-
gère que les électeurs ont du mal à
distinguer leurs effets de ceux du
cycle économique.
Néanmoins, les réformes qui
favorisent la concurrence peuvent
rapporter des voix si elles sont entre-
prises en phase d’expansion et à une
date suffisamment éloignée des pro-

chaines élections. Ceci implique que
les gouvernements ont intérêt à ini-
tier ces réformes structurelles seule-
ment en début de mandat et en
période d’expansion. La fenêtre de
tir est étroite et pas toujours disponi-
ble. Le bénéfice électoral, distant, est
aléatoire dans la mesure où l’éven-
tualité d’un ralentissement est tou-
jours possible.
Les gouvernements ont donc peu
d’incitation à entreprendre des
réformes favorables à la concur-
rence, dont les conséquences sont
pourtant souvent positives pour une
écrasante majorité de la population.
On le comprend aisément : elles sus-
citent généralement une opposition
farouche d’un nombre restreint de
perdants qui ont beaucoup à perdre,
et une faible mobilisation des
gagnants, souvent nombreux, mais
dont les bénéfices sont diffus et diffi-
ciles à percevoir a priori. Une com-

posante essentielle de la stratégie
des lobbys opposés à la concurrence
consiste à manipuler l’information
pour convaincre du bien-fondé et de
l’innocuité de leurs rentes. Les élec-
teurs en sont les premières victimes.
Somme toute, cette étude nous indi-
que qu’il est essentiel d’améliorer la
capacité des démocraties à produire
des évaluations objectives et crédi-
bles afin d’inciter le personnel politi-
que à opter pour des réformes qui
améliorent le fonctionnement de
l’économie.

Pierre Cahuc est professeur
d’économie à Sciences Po.

* « Structural Reforms and Election :
Evidence from a World-Wide New Data-
set », Alesina, Alberto, Davide Furceri,
Jonathan D. Ostry, Chris Papageorgiou
et Dennis Quinn, 2020, à paraître d ans le
Journal of Economic Literature.

LE
COMMENTAIRE


de Pierre Cahuc


Concurrence : tremplin de la croissance, boulet électoral


ans. En o utre, l’impact est plus é levé
en phase ascendante du cycle éco-
nomique. Il apparaît aussi que les
réformes amoindrissant la concur-
rence ont un effet négatif immédiat

sur la croissance. Des exemples
emblématiques sont le contrôle de
la circulation des capitaux en
Argentine après l’effondrement de
la caisse d’émission au début des

Une composante
essentielle de la
stratégie des lobbys
consiste à manipuler
l’information pour
convaincre du bien-
fondé et de l’innocuité
de leurs rentes.

Les Echos Vendredi 6 et samedi 7 mars 2020 // 09


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