Le Monde - 03.03.2020

(Grace) #1
0123
MARDI 3 MARS 2020 0123 | 29

L

es adversaires de l’« idéo­
logie mondialiste » et de
sa traduction économi­
que attendaient obscuré­
ment la manifestation du cygne
noir. L’événement brutal aux
effets destructeurs que l’on range
au rayon des histoires improba­
bles par incapacité à envisager le
pire est survenu, tranchent­ils,
sûrs de leur fait : le Covid­19 si­
gne l’arrêt de mort de la mondia­
lisation. Vraiment? L’épidémie
due au coronavirus, qui se ré­
pand à travers le monde, a au
moins eu l’effet bénéfique de dé­
montrer l’inquiétante dépen­
dance des économies occidenta­
les à la Chine. L’« usine du
monde » fabrique produits et
composants d’une importance
vitale ou stratégique.
Le géant n’a jamais aussi bien
porté son nom d’« empire du Mi­
lieu ». Il occupe désormais une
place centrale dans les chaînes de
valeur mondiales, place qu’on la
lui a donnée sans être trop regar­
dant en l’admettant, en 2001, au
sein de l’Organisation mondiale
du commerce (OMC). Son irrésis­
tible ascension, jusqu’à produire
près de 30 % des biens manufac­
turés, s’est en partie faite, on le
sait, au mépris de règles suivies
par ses concurrents (pillage tech­
nologique, fermeture de marchés
locaux, aides d’Etat massives,
soutiens anticoncurrentiels aux
exportations...). Au nom d’un
« made in World » que l’OMC,
l’OCDE et la Cnuced (Conférence
des Nations unies sur le com­
merce et le développement) ju­
geaient gagnant­gagnant pour
tout le monde.
La logique des avantages com­
paratifs de chaque nation a été
poussée à l’extrême. « Les chaînes
de valeur comptent pour 75 % de la
croissance du commerce total, et
la Chine représente la source la
plus importante de cette expan­
sion », rappelle Stephen S. Roach,
économiste et ex­président de
Morgan Stanley Asie, dans Les
Echos. La fragilité de la division
internationale du travail, qui fait
qu’un Airbus ou un iPhone est un
assemblage de sous­produits fa­
briqués dans le monde entier,
était apparue, en mode mineur,
lors de l’épidémie de SRAS (2003)
et du tsunami au Japon (2011), qui
avait bloqué les industries auto­
mobiles nipponne, chinoise,
américaine et européenne. Tout
était vite rentré dans l’ordre éco­
nomique global.
Rien de tel avec le coronavirus.
« L’épidémie change la donne de la
mondialisation et montre que,
dans certaines filières, les difficultés
d’approvisionnement peuvent po­
ser un problème stratégique », a re­
connu le ministre de l’économie,
Bruno Le Maire, en citant les batte­
ries électriques (à 95 % asiatiques)
ou les principes actifs à la base des
médicaments (80 %). S’y ajoutent
terres rares indispensables aux
produits high­tech, panneaux so­
laires, matériels électriques, com­
posants électroniques... Alerte à
Bercy! Tous les secteurs de l’indus­
trie seront passés au crible pour
identifier les « vulnérabilités stra­
tégiques d’approvisionnement » ; il
est « impératif de relocaliser un cer­
tain nombre d’activités ».
Même ses thuriféraires du FMI
et de l’OCDE sont revenus depuis
dix ans de leur vision irénique de
la mondialisation. D’autres fac­

teurs que le « choc viral » favori­
sent une régionalisation accrue
des productions et des échanges :
le réveil (tardif) des Européens sur
quelques secteurs industriels clés,
la robotisation qui permet de re­
localiser à moindre coût, la lutte
contre le réchauffement climati­
que, qui appelle moins de trans­
ports, le conflit sino­américain.
« Ce choc peut se combiner à la
guerre commerciale pour faire
évoluer les stratégies des multina­
tionales vers plus de diversification
et, souvent, une priorité donnée à
l’approvisionnement régional »,
analyse sur son blog le directeur
du Centre d’études prospectives
et d’informations internationales
(Cepii), Sébastien Jean.

Fin de cycle
Beaucoup se félicitent à grands
cris de chaque coup de boutoir
donné au « mondialisme ». Un
peu vite, car les raisons de cette
segmentation des productions ne
disparaîtront pas du jour au len­
demain. Les pays émergents of­
frent encore bien des avantages à
leurs donneurs d’ordres des na­
tions riches. Et d’abord une
main­d’œuvre abondante, sou­
vent bien formée et toujours
meilleur marché dans de nom­
breux secteurs, des ouvrières du
textile au Bangladesh aux ingé­
nieurs informatiques en Inde.
Cette épidémie, fût­elle très sé­
vère, n’entraînera donc pas de re­
tour en arrière brutal et définitif
d’un phénomène en expansion
continue depuis la fin du Moyen
Age, tout juste freiné par quel­
ques périodes de replis autarci­
ques. La Grande Peste, qui tua un
tiers des Européens autour de
1350, n’empêcha pas, quelques dé­
cennies plus tard, la naissance
d’une économie plus globale où
chaque pays a apporté ses pro­
duits et ses services. C’est même à
partir du XVe siècle que se consti­
tuèrent en Europe les « écono­
mies­monde », selon le terme
forgé par Fernand Braudel.
Le grand historien français,
mort en 1985, n’eut pas le loisir
d’inscrire les « trente glorieuses »
chinoises dans la longue histoire
de ces « économies­monde »,
qu’il définit ainsi dans La Dyna­
mique du capitalisme (Flamma­
rion, Champs, 2018) : « l’économie
d’une portion de notre planète,
dans la mesure où elle forme un
tout économique », avec une ville­
centre aux multiples richesses, sa
périphérie et ses marges lointai­
nes qui, « dans la division du tra­
vail qui caractérise l’économie­
monde, se trouvent subordonnées
et dépendantes ».
Ainsi se succédèrent la domina­
tion de quatre cités­Etats de Ve­
nise, Anvers, Gênes et Amster­
dam, puis celle de Londres et de
l’Angleterre à la fin du XVIIIe siècle,
enfin de New York et des Etats­
Unis au XXe. Avant l’émergence, il
y a trente ans, d’un système glo­
bal, unique dans l’histoire, dont la
circonférence est partout et le cen­
tre nulle part. Ce cycle s’achève. La
volonté du président américain de
découpler les Etats­Unis de la
Chine et même de la vieille Eu­
rope annonce un probable retour
à plusieurs « économies­monde ».
Le meilleur agent de la démondia­
lisation, ce n’est pas le Covid­19,
mais le Trump­20.

I


l y a près de deux décennies, le 11 sep­
tembre 2001, une unité d’Al­Qaida par­
venait à attaquer le cœur des Etats­
Unis, à New York et à Washington. Les chefs
du mouvement djihadiste international,
dont Oussama Ben Laden, vivaient alors en
Afghanistan, où le gouvernement taliban
leur avait accordé l’hospitalité. Les talibans
et Washington prirent chacun une décision
qui changea à jamais l’histoire de l’Afgha­
nistan et du monde : les premiers, même
s’ils n’étaient pas complices des attaques
du 11­Septembre, refusèrent de livrer aux
Américains leurs camarades islamistes ; les
seconds, après une guerre victorieuse de
trois mois menée sur le terrain par des
moudjahidin afghans contre Al­Qaida et les
talibans, décidèrent d’entraîner la commu­

nauté internationale dans une occupation
à long terme du pays.
Le monde paie encore le prix de ces deux
funestes décisions – la troisième ayant été,
en 2003, le choix de Washington d’envahir
et d’occuper l’Irak, un pays n’ayant aucun
lien avec Al­Qaida. Même si les chefs de
l’« opération 11­Septembre », dont Ous­
sama Ben Laden, ont été depuis longtemps
tués ou arrêtés, principalement au Pakis­
tan, lors d’opérations de police ou de forces
spéciales, la politique de l’administration
Bush d’envahir militairement des pays a
provoqué des millions de morts et ébranlé
toutes les règles internationales.
L’accord de paix signé entre Washington
et les talibans à Doha, samedi 29 février, est
donc historique. Même si une paix afghane
définitive est loin d’être acquise, il met fin à
dix­huit années de gâchis. Le choix de
Donald Trump doit ainsi être salué : s’il est
le second président américain d’affilée,
après Barack Obama, à avoir été élu notam­
ment sur une promesse de retrait de l’ar­
mée américaine d’Afghanistan et d’Irak, il a
le courage de tenter de mettre fin à la plus
longue guerre de l’histoire de l’Amérique, et
le courage d’oser accepter une paix en
forme de défaite.
Car il ne faut pas s’y tromper : cet
« accord » entre ennemis est clairement
une défaite pour l’Amérique et ses alliés.
Les talibans ont d’ailleurs immédiatement

signifié qu’ils le comprenaient comme une
victoire. Cela peut paraître désagréable à
une communauté internationale qui s’était
engagée comme un seul homme derrière
George W. Bush en Afghanistan, mais c’est
un fait. Si les moudjahidin afghans avaient
gagné, avec le soutien de Washington, la
guerre légitime contre Al­Qaida de
l’automne 2001, les Américains et leurs al­
liés de l’OTAN ont perdu la guerre inutile de
dix­huit ans qui a suivi.
La principale fragilité de l’accord de Doha
est que le gouvernement afghan, même s’il
a été tenu au courant des négociations,
n’en est pas cosignataire. Le cœur de l’en­
tente est de prévoir un retrait militaire
américain en échange d’un arrêt du sou­
tien taliban aux groupes djihadistes inter­
nationaux. Pour le reste, Kaboul et les tali­
bans doivent, à partir de maintenant, par­
venir à imposer un cessez­le­feu durable, et
négocier l’avenir du pays.
Vont­ils accepter de partager le pouvoir?
L’Afghanistan sera­t­il une démocratie ou
un émirat islamique? Que deviendront les
minces progrès accomplis sur le champ de
ruines des dix­huit dernières années, no­
tamment en matière de droits humains, et
particulièrement de droits des femmes?
L’Afghanistan entre dans une nouvelle ère,
elle aussi pleine d’incertitudes. Au moins
appartient­il dorénavant aux Afghans
d’écrire la suite de leur histoire.

ÉCONOMIE  |  CHRONIQUE
pa r j e a n ­ m i c h e l b e z at

Le coronavirus


et la démondialisation


LES PAYS ÉMERGENTS 


OFFRENT ENCORE


UNE MAIN­D’ŒUVRE 


ABONDANTE


ET BON MARCHÉ


Tirage du Monde daté dimanche 1er ­ lundi 2 mars : 194 618 exemplaires

AFGHANISTAN :


UNE PAIX


EN FORME


DE DÉFAITE


L’ÉPIDÉMIE DÉMONTRE 


L’INQUIÉTANTE 


DÉPENDANCE


DES ÉCONOMIES 


OCCIDENTALES


À LA CHINE


UN ATLAS EXHAUSTIFPour chacun des 198pays du monde,
les chiffres-clés (population, PIB, part ducommerce avec la
Chine et lesEtats-Unis...), unecarte et une analyse politique
et économique de l’annéepar lescorrespondants duMonde.

UN PORTFOLIO17 pages des meilleures photos d’actualité
de l’année, sélectionnéespar le service photo duMonde.

INTERNATIONALLes protestations populaires qui ont rythmé
2019 plongent le monde dans une profonde incertitude, sur
fond detensions politiques et économiques entre lesEtats-
Unis et la Chine. Le s convulsions du Moyen-Orient accentuent
la montée dusentiment d’inquiétude.

PLANÈTELes Etats nesont pas parvenus à des résultats
tangibles lors de laCOP25, alors que les phénomènes
climatiquesse multiplient. Les sociétés civiles se sont
davantage mobilisées, secouant lesconsciences pour la
sauvegarde de la planète.

FRANCEEmmanuel Macron poursuitses réformes, malgré le
mouvement des «gilets jaunes» et lavaste contestation
sociale hostile à la réforme desretrait es. Le mécontentement
du peuple aura-t-il une incidence pour la majorité
présidentielle lors des élections municipales de mars2020?

IDÉESDe Kamel Daoud à Nancy Huston enpassant par Cécile
Dutheil de laRochère, Olivier Beaud,Fabienne Brugère,
Patrice Maniglier, DominiqueSchnapper... lestextes publiés
dansLe Mondequi ont marqué l’année2019.

220 PAGES


12€

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