Libération - 10.03.2020

(Dana P.) #1

20 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Mardi 10 Mars 2020


D


epuis huit mois, les fem-
mes de chambre de l’hô-
tel Ibis des Batignolles,
(Paris XVIIe), avec le soutien de
leur syndicat CGT-HPE, sont en
grève pour dénoncer les
conditions de travail qu’elles
subissent du fait de la politique
de sous-traitance du groupe
Accor Hotels.
Le 6 février, le gouvernement a
publié une enquête sur les dis-
criminations à l’embauche, fon-

dée sur les méthodes de testing
et commanditée par le ministère
chargé de la Ville et du Loge-
ment. Sur les 40 entreprises
cotées en Bourse testées,
sept sont mises en cause et,
parmi elles, le groupe Accor Ho-
tels. Surprise? Non, tout le
monde le savait déjà, puisque le
même groupe avait déjà été
épinglé pour la même raison en
mars 2017. Depuis, l’entreprise
n’a mis en place aucun plan d’ac-

tion satisfaisant pour remédier
aux pratiques discriminatoires,
qui persistent donc. Loin d’être
fortuites, celles-ci s’expliquent
par la politique de recrutement
du groupe et son recours massif
à la sous-traitance : cette straté-
gie lui permet de ne pas être
l’employeur de salarié·e·s qui
pourtant travaillent dans ses hô-
tels. Et si les discriminations
commencent dès l’embauche,
elles se poursuivent aussi une
fois les personnes en poste.
Le recours à la sous-traitance
permet de masquer à bon
compte la responsabilité du
groupe hôtelier dans l’ensemble
des pratiques discriminatoires
qui caractérisent les conditions
d’embauche et de travail : il s’agit
d’une main-d’œuvre essentielle-
ment féminine et racisée, systé-
matiquement sous-payée, et
assignée aux activités de net-
toyage épuisantes et dévalori-
sées qui sont au cœur de l’hôtel-
lerie. Car employées en contrats
à mi-temps et rémunérées non
pas à l’heure mais à la chambre
faite, les femmes de chambre
travaillent autant que des sala-
riées à temps plein, mais pour
un salaire moitié moindre.
Depuis le 17 juillet 2019, à l’hôtel
Ibis des Batignolles, à Paris,
20 femmes de chambre, gouver-
nantes et équipiers du service
dit de l’hébergement sont ainsi
en grève reconductible. Cela fait
donc huit mois qu’elles dénon-
cent chaque jour cette politique
de sous-traitance, et exigent leur
embauche directe par le groupe
Accor Hotels et la reconnais-
sance salariale du travail effec-
tué. Victimes de harcèlement
moral et sexuel, les grévistes
réclament aussi le respect de
leur dignité que le groupe
Accor Hotels bafoue sans cesse
par ses pratiques (1).
Leur traitement évoque des pra-
tiques coloniales qui ont massi-
vement assigné les femmes à la
domesticité, à l’exploitation
sexuelle et au travail gratuit. Les
grévistes disent souvent que ce
n’est pas parce qu’elles sont des
femmes noires qu’elles doivent
être traitées comme des esclaves.
Car la majorité d’entre elles sont
migrantes : elles viennent d’Afri-
que subsaharienne et ont des ti-
tres de séjour d’un an. Elles sa-
vent aussi que leurs employeurs
les considèrent comme «arna-
quables» ; de fait, c’est leur préca-
rité administrative, politique et
économique et non leur naïveté
qui les expose à être plus facile-
ment exploitées que d’autres :
elles manquent de ressources
pour faire valoir leurs droits.
Elevant des enfants en bas âge,
nombre d’entre elles sont
contraintes d’accepter ces
emplois, bien qu’ils se situent
aux frontières de la légalité.
Cependant, cette absence de
choix ne les empêche pas, depuis
huit mois, de résister.
Pendant ce temps, le groupe
Accor Hotels campe sur ses posi-
tions et refuse d’embaucher

directement les salariées, tandis
que son sous-traitant, la société
STN, affirme ne rien pouvoir
faire, compte tenu de l’enve-
loppe négociée avec le groupe
dans leur contrat commercial.
La sous-traitance du travail s’ex-
plique par la recherche du profit,
mais elle vient aussi renforcer
d’autres logiques de domination,
et notamment une division
sexuelle et raciale du travail.
Pourquoi le groupe Accor Hotels
choisit-il de sous-traiter ces mé-
tiers en priorité, alors qu’un hôtel
ne peut exister sans femmes de
chambre et sans gouvernantes?
C’est qu’employer des femmes
«qui n’ont pas le choix», sans di-
plômes ou avec des diplômes non
reconnus en France lui permet de
les exploiter en gardant le con-
trôle sur ces tâches dont l’impor-
tance est invisibilisée. Prises en
charge par des travailleuses sub-
alternes, elles demeurent ainsi
dépréciées, aussi bien économi-
quement que symboliquement.
Dissimulant la valeur du travail,
la sous-traitance assure en outre
l’isolement des salariées, l’éclate-
ment des collectifs sur le lieu de
travail et l’apparente irresponsa-
bilité du groupe hôtelier dans
l’exploitation des salariées.
Le rapport du ministère a permis
de mettre une nouvelle fois en lu-
mière cette politique du groupe
Accor Hotels. Pourtant, prétex-
tant la liberté d’entreprendre, les
gouvernements successifs se di-
sent impuissants pour empêcher
de telles pratiques : quels seront
les effets réels de l’enquête com-
manditée par le gouvernement?
La discrimination est pourtant
contraire à la loi. En attendant,
les femmes de chambre de l’hôtel
Ibis des Batignolles sont toujours
déterminées à mener leur com-
bat jusqu’au bout et à dénoncer
les discriminations. Depuis
huit mois, leur infatigable mobi-
lisation pour des salaires justes,
pour la dignité humaine et pour
que le groupe Accor Hotels
assume ses responsabilités d’em-
ployeur force le respect. C’est
avec admiration que nous soute-
nons leur lutte utile et
courageuse.•
(1) En mars 2017, une femme de cham-
bre a porté plainte contre son ex-di-
recteur pour un viol commis dans l’hô-
tel même. L’instruction est toujours en
cours.
Signataires : Romain Altmann secré-
taire général CGT-Infocom Clémen-
tine Autain députée (LFI) Laure Calamy
actrice Eric Coquerel député (Parti
de gauche) Eric Fassin sociologue (Pa-
ris-VIII) Fanny Gallot historienne (Paris-
Créteil) Vincent Gay sociologue (Paris-
Diderot) Caroline Ibos politiste (Rennes-
II) Nicolas Jounin sociologue (Paris-VIII)
Tiziri Kandi syndicaliste (CGT-HPE)
Claude Lévy secrétaire général (CGT-
HPE) Blandine Lenoir réalisatrice et ac-
trice Clyde Plumauzille historienne
(CNRS) Philippe Poutou porte-parole
NPA Gaël Quirante secrétaire départe-
mental SUD (Poste 92) Patrick Simon
démographe (Ined) Mira Younès psy-
chologue (Paris-XIII)

L'ŒIL DE WILLEM


L’esclavage, c’est fini,


même pour les


femmes de chambre


IDÉES/


Depuis huit mois,
les femmes de
chambre de l’hôtel
Ibis des Batignolles
à Paris n’ont pas
d’autres recours que
la grève à cause de
l’usage systématique
de la sous-traitance
par le groupe Accor.
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