Libération - 10.03.2020

(Dana P.) #1

Libération Mardi 10 Mars 2020 u 25


E


st-ce de savoir qu’elles ont
disparu? Sur les photos, les
œuvres font penser aux reli-
ques muettes d’une civilisation
éteinte. Un volume conique orné de
deux yeux et d’un nombril, qui se
dresse comme un totem au milieu
d’un atelier désert (1 + 1 = 3 , 1934).
Un rébus de formes géométriques
assemblé sur un plateau ( Composi-
tion , vers 1927-1928), tel un Stone-
henge miniature. Un simili menhir
effilé comme un couteau, où l’on
reconnaît deux tétons et deux bras


  • Femme (plate I), 1928-1929. Ces
    œuvres fantomatiques sont toutes
    signées Alberto Giacometti, qui a
    entre 26 et 33 ans lorsqu’il les réa-
    lise, et elles ont toutes disparu. Dé-


truites, par l’artiste ou par accident,
ou tout bonnement évanouies dans
l’éther sans laisser de trace.

Fragilité. Le phénomène était plus
courant chez le Suisse que chez
d’autres, apprend-on dans la très jo-
lie expo «A la recherche des œuvres
disparues», à l’Institut Giacometti
(Paris XIVe), car le jeune artiste se
débarrassait volontiers de son tra-
vail, que ce soit par manque de
place dans son petit atelier ou par
perfectionnisme, détruisant et re-
commençant sans cesse en poursui-
vant dans la même veine. Et c’est
compter sans la fragilité du plâtre
avec quoi elles étaient réalisées (le
matériau le moins coûteux pour un
étudiant) ou la désinvolture de ses
premiers collectionneurs, pas très
regardants avec les créations d’un
quasi-inconnu. A partir de 1935, se-
lon le catalogue, c’est intégralement
que «détruire fait partie du proces-
sus créatif» du Suisse, qui se met
alors à documenter les œuvres
avant liquidation.

L’on peut se lamenter de ces dispa -
ritions (car tout, ou presque, est
bien, chez Giacometti, même avant
qu’il fasse des Giacometti), l’on
peut aussi en faire quelque chose,
et c’est précisément ce qu’a entre-
pris la commissaire, Michèle Kief-
fer. Car de ces sculptures il reste
des croquis, des photos, des com-
mentaires écrits, et contrairement
aux artefacts préhistoriques aux-
quels ils s’apparentent, sur les
beaux tirages en noir et blanc si-
gnés d’anonymes ou d’amis, de
Man Ray ou de Marc Vaux, il est en-
core possible de les faire parler,
voire de les reconstituer.

Piège. Ainsi ce petit homme rec-
tangulaire, comme robotique avant
l’heure, derrière lequel pose l’artiste
en 1927. Une lettre de Giacometti à
Matisse nous apprend qu’il a parfois
eu «envie de le refaire» : «C’était ma
première figure», écrit-il. Ainsi cette
Femme angoissée dans une chambre
la nui t (1931-1932) qu’on découvre
sur une photo de Man Ray : une mâ-

choire, tel un piège à loup, semble
attaquer une forme féminine cou-
chée, faisant écho tant à la Femme
égorgée (1932-1933) qu’à une su-
perbe, immense reconstitution do-
cumentaire réalisée pour l’expo,
celle de Oiseau silence (1930-1933).
Cœur du parcours, elle met en cage
deux gigantesques créatures mi-in-
sectes mi-humaines – à moins qu’il
s’agisse d’une mante religieuse et
d’un homme armé d’une main-

fourche – dans un combat dont la
violence a quelque chose d’aussi
saisissant que la pure beauté de ses
formes.
ÉLISABETH
FRANCK-DUMAS

À LA RECHERCHE
DES ŒUVRES DISPARUES
Institut Giacometti,
5, rue Victor-Schoelcher, 75014.
Jusqu’au 12 avril.

U


ne majestueuse car-
casse de métal noir
et de néons lévite
puis atterrit en douceur.
Ce vaisseau spatial cons-
tructiviste, imaginé par
l’artiste Smith, est l’em-
blème d’une ère nouvelle
où l’humanité crève du
manque de lien avec le
cosmos. Ce rapport perdu
aux étoiles – ce que l’artiste
appelle la «désidération» –,
Smith y remédie en inven-

déjà là. Dans son film
Swatted (2018), Ismaël Jof-
froy Chandoutis s’inté-
resse aux imbrications du
réel et du jeu vidéo à tra-
vers le swatting, ces canu-
lars télé phoniques qui en-
traînent l’intervention – en
vrai – des forces de police
chez les gamers.
Dans le film YWY, the An-

droid (2017) de Pedro Ne-
ves Marques, un androïde
discute calmement et sans
émotion avec un plant
de maïs génétiquement
modifié. La plante et
le droïde sont finalement
très proches, pratique-
ment frère et sœur, tous
deux réplicants, puisqu’ils
proviennent de manipula-

Alberto Giacometti,


plâtres à remodeler


Croquis, photos, textes
et reconstitutions
documentaires :
l’Institut Giacometti
fait revivre les œuvres
de jeunesse détruites
par le sculpteur suisse.

tant des fictions, en s’im-
plantant un morceau de
météorite dans le corps et
en construisant cette na-
vette qui occupe une place
centrale dans «Fluidités :
l’humain qui vient». L’expo
conçue par Benjamin Weil
au Fresnoy, à Tourcoing
(Nord) trace les contours
de l’humain au XXIe siècle.
A l’image de cette sculp-
ture d’Antony Gormley qui
représente un corps pri-
sonnier dans un tourbillon
en fil d’acier ( Feeling Mate-
rial IV , 2003), l’homme du
futur semble enfermé dans
un cyclone où le réel est
virtuel et l’intelligence,
artificielle.
Si toutes les œuvres mon-
trées dans la grande nef
noire de l’école d’art font le
constat d’une métamor-
phose inéluctable, la
mutation paraît dans l’en-
semble étrangement douce
et sans convulsion : elle est

tions génétiques. Impossi-
ble encore de distinguer le
robot de la femme réelle
dans le film Uncanny Val-
ley (2020) de Karlos Gil.
L’artiste a travaillé avec le
laboratoire Ishiguro à
Osaka, en pointe dans la
recherche sur les humano-
ïdes. Pour son court mé-
trage énigmatique et in-
quiétant, il s’est inspiré de
la pensée du roboticien
Masahiro Mori : plus un ro-
bot revêt une apparence
humaine, plus il est ef-
frayant et moins les hu-
mains le tolèrent. Pour Mi-
chael Najjar, le paysage est
lui aussi devenu chan-
geant à l’heure du réchauf-
fement climatique. Dans
son somptueux film Terra-
forming (2017), l’artiste al-
lemand combine des ima-
ges de la planète Mars et
des panoramas islandais,
créant un environnement
futuriste à la fois contem-

platif et irréel : puisque
nous saccageons la Terre,
pourquoi ne trouverions-
nous pas refuge sur Mars?
Une petite lueur d’espoir
subsiste tout de même avec
Spark of Life (2016) de Te-
resa van Dongen. Formée
à la biologie et au design,
elle s’intéresse aux bacté-
ries qui produisent de
l’électricité. Dans une pièce
noire, ses bouillons de
culture libèrent des élec-
trons enfermés dans une
grosse ampoule. Ils s’allu-
ment très faiblement. Et
prendront de la puissance
au cours de l’exposition.
CLÉMENTINE MERCIER
Envoyée spéciale
à Tourcoing

FLUIDITÉS :
L’HUMAIN QUI VIENT
Le Fresnoy, Tourcoing (59).
Jusqu’au 29 avril.
A signaler : un colloque
les 28 et 29 avril.

Au Fresnoy, des lendemains qui changent


Le studio des arts
contemporains
de Tourcoing
propose une
réflexion sur
les mutations
du monde actuel,
entre robotique et
réchauffement
climatique.

YWY, the Android, 2017. PEDRO NEVES MARQUES

CULTURE/
ARTS

Femme, tête et arbre
en plâtre, 1930,
d’Alberto Giacometti.
PHOTO MARC VAUX,
ARCHIVES DE LA
FONDATION GIACOMETTI
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