Libération - 10.03.2020

(Dana P.) #1

26 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Mardi 10 Mars 2020


CULTURE/


«A


ucun enfant au monde
n’a entendu autant de
contes de fées que moi.»
L’enfant a par la suite joué aux
échecs avec la Mort, incarné Jésus,
combattu le mal, donné vie à un
grand nombre de curetons en tout
genre avant de poser son regard
voilé sur une tripotée de thrillers où
il assurait les méchants mais où son
doux sourire conservait la naïveté
de la jeunesse, un salaud différent
qu’on ne détestait jamais totale-
ment. Cet enfant des planches et
des plateaux, Max von Sydow, est
mort dimanche à l’âge de 90 ans.
Son père, professeur de folklore
scandinave à l’université de Lund
(sud de la Suède), lui transmet
l’amour et la connaissance de la na-
ture et des animaux, mais certaine-
ment pas celui du théâtre. Dans
cette famille de la moyenne bour-
geoisie où il est prohibé de montrer
ses sentiments, la découverte à
l’adolescence du Songe d’une nuit
d’été au théâtre de Malmö le marque
à jamais. Il monte une troupe avec
des amis et, à 19 ans, se forme au
Théâtre royal de Stockholm, avant
de rejoindre celui de Helsingborg.
Il est repéré par Alf Sjöberg, qui
l’utilise au théâtre et lui offre au
tournant des années 50 ses pre-
miers rôles au cinéma (Rien qu’une
mère, Mademoiselle Julie).
Cinq ans plus tard, il fait la connais-
sance d’Ingmar Bergman. «La plu-
part de ce que je sais, je l’ai appris de
lui», déclarait-il à Libé en 2002. Leur
collaboration s’étale sur une quin-

comédiens qui travaillent ensemble
même s’ils n’ont pas de rôle, à l’in-
verse du cinéma, où il lui arrivait de
rencontrer ses partenaires unique-
ment après un tournage lorsqu’ils
n’avaient pas de scène en commun.
Celui qui détaillait aussi qu’au ci-
néma, ce sont les yeux qui s’expri-
ment alors qu’au théâtre, c’est la
voix, abordait ses rôles aiguillonné
par l’empathie : «Le plaisir de l’ac-
teur réside dans l’effort qu’il doit
faire pour approcher un personnage
qu’il ne comprend pas d’emblée.»
Il a donc dû éprouver un plaisir
intense à comprendre les personna-
ges retors, les méchants machiavéli-
ques, les salauds dont son appa-
rence de gentleman courtois par -
venait à épaissir la complexité.
Tueur à gages dans les Trois Jours du
Condor (1975), prince Osric dans Co-
nan le Barbare (1982), empereur
Ming dans Flash Gordon (1980),
diable dans les Guerriers des étoiles
(1984), démon dans le Bazaar de
l’épouvante (1993)... sa carrière glisse
de la représentation du chevalier

sans taches en Suède à celle de sup-
pôt d’un mal protéiforme à l’étran-
ger. «J’ai souvent eu un rôle de mé-
chant : aux Etats-Unis, avoir un
accent paraît toujours un peu sus-
pect, un peu machiavélique», sou-
riait-il aux Inrocks. Rôles qu’il ac-
ceptait néanmoins, distribuant à
travers eux à des films de genre la
caution de sérieux prodiguée par
son expérience avec Bergman – des
rôles qu’il estimait plus intéressants
que ceux de grands-pères ma -
lades auxquels il finissait par être
confronté, mais qui révélaient aussi
en creux une absence de choix plu-
tôt consensuelle, voire lisse.

Palmarès de grands noms
En Europe, Von Sydow tourne avec
Rosi dans Cadavres exquis (1976) ou
encore Tavernier dans la Mort en di-
rect (1980). Avec le Danois Bille Au-
gust, il participe au lointain dip -
tyque Pelle le Conquérant (1987) et
les Meilleures Intentions (1992), fres-
ques familiales avec reconstitution
historique qui remportent chacune

une palme d’or. Toujours à l’aise
dans la complexité, il interprète un
Knut Hamsun compromis avec les
nazis dans Hamsun (1996). Au pal-
marès des grands noms, après avoir
tourné avec Lynch ( Dune, 1984)
et Woody Allen ( Hannah et ses
sœurs, 1986), sa fin de carrière glisse
de Dario Argento ( le Sang des inno-
cents, 2001) à Martin Scorsese ( Shut-
ter Island, 2010), Steven Spielberg
( Minority Report, 2002) ou Ridley
Scott ( Robin des Bois, 2010), pour
lesquels il représentait une incon-
tournable figure de l’autorité, flic,
médecin, scientifique, patriarche.
Max Von Sydow expliquait, lors
d’une masterclass à Cannes
en 2004 : «L’acteur est un instrument
qui permet de produire une œuvre
d’art. Avec une part immense de
mystère car le public est totalement
ignorant de la limite qui existe entre
l’acteur lui-même et son person-
nage.» Impossible de savoir, du
prêtre ou du diable, de qui le comé-
dien se sentait le plus proche.
GUILLAUME TION

zaine d’années et onze films, du
Septième Sceau (1957) au Lien (1971),
en passant par les Fraises sauvages
(1957), la Source (1959) ou A travers
le miroir (1961). Impossible de ne
pas voir entre les deux hommes, is-
sus de la même classe sociale et
amis hors plateau, un effet d’identi-
fication mutuel. «Les films que nous
avons tournés ensemble, toutes les
pièces que nous montions entre les
films, constituent pour moi désor-
mais une seule œuvre, la plus impor-
tante artistiquement et spirituelle-
ment à laquelle j’ai contribué. Ma
gratitude pour lui est sans limite»,
racontait-il à Jean-Marc Lalanne
dans les Inrocks en 2012.

L’empathie pour aiguillon
A Cannes, en 1960, Von Sydow
rencontre un agent qui veut le faire
signer aux Etats-Unis. Après de
nombreux refus, il accepte et enfile
la sainte tunique de Jésus pour
la Plus Grande Histoire jamais
contée (1965) de George Stevens. «Il
voulait à la fois réaliser la version dé-
finitive de la vie du Christ et plaire à
tout le monde. Ma carrière interna-
tionale a donc débuté par un film
raté», explique-t-il à l’Express
en 2003. Puis il tourne sous la direc-
tion de John Huston ( la Lettre du
Kremlin, 1969), avant de trouver
chez William Friedkin un rôle qui
réoriente sa carrière : celui du
père Merrin, le prêtre de l’Exorciste
(1973). Von Sydow apprécie le tour-
nage, les conditions extrêmes de jeu
dans la chambre froide où a été tour-
née la scène d’exorcisme, et même
ce cinéaste violent qui chahute ses
comédiens et qu’il retrouvera quel-
ques années plus tard à New York
pour une pièce de théâtre.
Etait-il plus comédien qu’acteur?
Von Sydow louait le théâtre, notam-
ment pour son esprit de troupe, ses

Max von Sydow, l’austère de contrastes


Le comédien suédois,
révélé dans les drames
de Bergman et abonné
aux rôles de méchants
à Hollywood, est mort
dimanche à 90 ans.

A Cannes
en mai 2002.
PHOTO FRED KIHN

Face à la Mort (B. Ekerot) dans le Septième Sceau. ULLSTEIN BILD. GETTY
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