Libération - 10.03.2020

(Dana P.) #1

Le nerd à vif


Jesse Eisenberg Grand inquiet, l’acteur juif new-yorkais
connu pour ses rôles de jeune homme complexé se révèle
agréable et ironique, curieux et workaholic.

Par ADRIEN FRANQUE
Photo PATRICK SWIRC

taires qu’il pourrait ajouter à son catalogue de doutes, lui qui
semble avoir fait de son complexe d’infériorité un moteur. Il
a ainsi souvent incarné des variations d’un archétype de «mâle
bêta» en rébellion, puceau sociopathe, étudiant horrifié ou
beige employé de bureau en mutation. Le grand public le dé-
couvre en 2010 dans le «film sur Facebook» : rétrospectivement,
on se rend compte qu’il n’y est pas vraiment le robotique Mark
Zuckerberg, plutôt un spécimen de masculinité frustrée, con-
nectée et revancharde. Il n’en a plus aucun souvenir : «Quand
vous jouez dans un film qui devient si populaire, ça vous est
presque retiré. La réponse du public cannibalise tout.» Dix ans
plus tard, il fuit toujours les réseaux sociaux.
S’il s’amuse de ces rôles – «regardez un peu à quoi je ressemble,
vous vous dites tout de suite “masculinité en crise” !» – il estime
recevoir un peu trop de mauvais scénarios de «comédies stupi-
des pour ados», tout en comprenant pourquoi ces personnages
l’ont longtemps attiré : «C’est intéressant de jouer quelqu’un
en crise d’identité. Je suis un homme, donc cette recherche
d’identité est souvent liée à la masculinité.» Cette inclination
pour l’insécurité bavarde l’a aussi amené sur les plateaux de
son idole de toujours, Woody Allen. A l’inverse, certains ont
subverti sa cérébralité froide en le peignant en ego mons -
trueux (son cabotin Lex Luthor dans Batman v. Superman).
Avec ses 36 ans au compteur,
la gamme de rôles qu’on lui
propose devrait encore
s’étoffer. Prochainement, on
le découvrira en Marcel Mar-
ceau pendant la Seconde
Guerre mondiale dans Resis-
tance, rôle qui lui a demandé
«neuf mois d’apprentissage
du mime et des cours d’accent
français». Un scénario qui ré-
sonnait aussi avec son his-
toire familiale, de ses racines
juives d’Europe de l’Est à sa
mère, ex-clown professionnelle et admiratrice de Marceau.
Ses parents sont désormais tous deux professeurs, de sociolo-
gie pour son père, de «sensibilité culturelle» auprès du person-
nel hospitalier pour sa mère. C’est à eux qu’il doit sa sagacité,
élaborée au côté de ses deux sœurs dans le New Jersey de son
enfance. «Dans ma famille, l’humour, c’était la seule chose qui
avait de la valeur. Mes parents étaient intelligents, mais si tu
n’étais pas drôle, tu ne pouvais pas en placer une.»
Longtemps rétif à dévoiler ses préférences politiques, il s’af-
firme fervent supporteur de Bernie Sanders, dont l’accent juif
new-yorkais d’un autre temps lui rappelle son grand-père.
Mais, il le concède, il doit beaucoup de ses convictions à son
épouse. «Une sainte» : Anna Strout, rencontrée sur le tournage
d’un de ses premiers films, travaille dans le milieu associatif
et artistique, enseignant notamment le théâtre dans les écoles
pauvres de New York. «Elle vient d’une grande famille socia-
liste américaine. Son frère est l’éditeur de Noam Chomsky et
Howard Zinn, sa mère était directrice d’un refuge pour victimes
de violences conjugales», raconte-t-il, comme s’il s’estimait à
la fois chanceux et pas vraiment à la hauteur de cette famille
d’adoption. Lui-même a œuvré pendant plusieurs mois
comme bénévole dans ce refuge situé à Bloomington, «bulle
progressiste» dans le très à droite Etat de l’Indiana, où ce pas-
sionné de basket universitaire féminin et des Pacers réside
quand il n’est pas à New York.
Ce milieu de l’aide aux victimes de violences sera même au
cœur de son premier long métrage, dont le tournage est prévu
à l’automne. Comme dans nombre de ses nouvelles humoristi-
ques pour le New Yorker ou de ses pièces de théâtre, on y re-
trouvera une figure maternelle imposante, opposée ici «à son
fils capitaliste». Son emploi du temps est blindé pour l’année,
seul moyen d’évacuer l’anxiété : «Quand j’étais jeune, j’atten-
dais que les scénarios arrivent. C’était le plus débile des modes
de vie, comme attendre la mort.» Pour s’entraîner avant son
film, il réalisera bientôt un épisode de série pour Amazon en
Bosnie, pays dont l’histoire le fascine. L’idée de passer derrière
la caméra le rend nerveux. Les yeux écarquillés : «Ce sera un
road-trip, ça peut pas être si compliqué à filmer? Tu poses la
caméra dans la voiture, il n’y a pas mille endroits où la diriger,
non ?» Mais, en nerd de sa discipline, il tente de s’autopersua-
der : «Je pense que je serai bon pour diriger les comédiens, parce
que j’aime tant les acteurs. Même les très beaux.» •

1983 Naissance.
2002 Premier film,
Oncle Roger
(Dylan Kidd).
2010 The Social
Network
(David Fincher).
11 mars 2020
Vivarium
(Lorcan Finnegan).

J


esse Eisenberg avance une théorie : «J’ai remarqué qu’on
peut ranger tous les acteurs dans deux catégories. Certains
deviennent comédiens parce qu’ils n’ont pas le choix, c’est
thérapeutique, ça leur permet de se libérer l’esprit. De sortir
d’eux-mêmes. Et il y a une autre catégorie : ceux à qui on a tou-
jours dit qu’ils devaient être acteurs simplement parce qu’ils sont
très beaux. C’est un métier étrange, avec deux types de personnes
qui se côtoient au quotidien mais qui ont
des vies extrêmement différentes.»
Il a beau se dessiner en traits aigus, un tas
de boucles brunes savamment rabattues
sur le front et l’air d’avoir éternellement 25 ans, Eisenberg, on
le comprend rapidement, se range dans la première catégorie,
celle des grands névrosés. Il n’a même pas besoin de le dire :
de The Social Network à Zombieland, les personnages intenses
et flippés qu’il campe depuis une quinzaine d’années parlent


  • en vitesse accélérée – pour lui. La serviette en papier qu’il dé-
    piaute depuis une heure dans l’arrière-salle d’un hôtel parisien
    pouvant aussi servir de pièce à conviction. «J’ai fait du théâtre
    très jeune parce que je n’aimais pas du tout l’école,
    raconte-t-il.
    Petit, j’avais beaucoup de problèmes émotionnels, ça m’a permis


de m’en échapper.» Souvent présenté comme un interlocuteur
cauchemar du fait de deux ou trois interviews malaises, Eisen-
berg, un simple tee-shirt gris sur les épaules, se révèle au con-
traire très avenant, curieux des autres même. Avec son débit
heurté d’introverti en lutte permanente, comme s’il tentait de
condenser dix idées dans chaque phrase, il tente de démêler
avec nous les subtilités de la politique française («votre journal
appréciait-il Hollande ?») ou entreprend de
vendre du mieux possible son dernier film,
Vivarium, à un lectorat de gauche. «On
peut le voir comme un pamphlet contre le
développement immobilier sauvage des banlieues pavillon -
naires», s’amuse-t-il, dans une ironie figée qui semble être son
mode de communication privilégié. S’il a choisi de jouer dans
ce film, en salles mercredi, sorte de rêve fiévreux dans lequel
un jeune couple se retrouve piégé dans un lotissement labyrin-
thique, c’est pourtant moins pour sa portée politique qu’en rai-
son d’une résonance intime : «Quand j’ai lu le scénario, je ve-
nais de me marier et d’avoir un enfant. Même si j’en étais très
heureux, inconsciemment, j’ai dû avoir des angoisses à propos
de ces nouvelles responsabilités.» Des inquiétudes supplémen-

LE PORTRAIT


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