8 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Mardi 10 Mars 2020
MONDE
Tortures,
enlèvements,
séquestrations...
Les récentes
révélations de deux
des épouses
de l’émir de Dubaï
dressent un
portrait choquant
de ce proche de
la reine Elizabeth II.
I
l adore les courses hippi-
ques. Emir tout-puissant,
milliardaire évidemment,
amoureux du secret, il est
aussi un fréquent interlocu-
teur et même un ami de la
reine Elizabeth II, elle aussi
une passionnée des chevaux.
Il a épousé six femmes, sou-
vent ravissantes, sans for -
cément divorcer entre deux
noces, et est le père d’une
trentaine d’enfants. Au dé-
but, ça ressemble à un conte
oriental à dormir debout. Et
puis, à la lecture des atten-
dus de la Cour suprême bri-
tannique, la plus haute ins-
tance judiciaire du pays,
publiés la semaine dernière,
le conte tourne au sordide et
au tragique.
Enlèvements, séquestra-
tions, tortures et menaces de
mort, le personnage se révèle
finalement plus autocrate
impitoyable que prince char-
mant. La cour a estimé que
Mohammed ben Rachid
al-Maktoum, 70 ans, émir de
Dubaï, vice-président et Pre-
mier ministre des Emirats
arabes unis depuis qua-
torze ans, avait ordonné l’en-
lèvement et la séquestration
de deux de ses filles, les prin-
cesses Shamsa et Latifa, à
dix-huit ans d’intervalle. Il
s’est aussi rendu coupable
d’une campagne d’intimida-
que l’émir avait utilisé ses
contacts dans les médias
pour faire publier des articles
cherchant à salir la répu -
tation de la princesse, dont
certains étaient «totalement
faux».
«Très dangeureux». Ces
révélations extraordinaires
sont totalement inhabituel-
les et profondément embar-
rassantes pour l’émir. Son
équipe d’avocats a d’ailleurs
passé les derniers mois à
tenter d’empêcher la publi-
cation de ces attendus. Dans
un communiqué, il s’est
plaint que la publication de
ce jugement exposait «mé-
diatiquement les enfants»
et a regretté qu’il ne reflète
qu’un «seul côté de l’his-
toire».
Le témoignage de sa première
femme accrédite pourtant ce-
lui de sa dernière épouse.
Randa al-Banna, 64 ans, vit
désormais au Royaume-Uni.
Elle en avait 16 lorsqu’elle a
épousé l’émir de Dubaï. Elle
était alors sa première
épouse. «Laissez-moi vous
dire, c’est un homme très dan-
gereux, il est très très puis-
sant. Personne ne peut l’empê-
cher d’obtenir ce qu’il veut», a-
t-elle confié au Times.
Originaire du Liban, Randa
al-Banna a divorcé quatre ans
après son mariage. Elle avait
laissé sa fille Manal, encore
un bébé, derrière elle à Dubaï,
le temps de régler ses affaires
au Liban. Elle ne l’a jamais
revue.•
Par
SONIA DELESALLE-
STOLPER
Correspondante à Londres
Selon la déposition de
la princesse Haya devant la cour,
l’émir l’avait prévenue qu’elle
et ses enfants ne seraient «jamais
en sécurité en Angleterre».
prisonnée pendant trois an-
nées. Sa deuxième tentative
avait été très médiatisée. Elle
avait embarqué à bord d’un
voilier avec l’aide d’un mer-
cenaire français, Hervé Jau-
bert, à destination de l’Inde.
Mais avait été rattrapée par
des hommes de l’émir, juste
avant d’atteindre les côtes
indiennes. Elle est depuis as-
signée à domicile à Dubaï.
Mais elle avait eu le temps
d’enregistrer une vidéo ren-
due publique affirmant avoir
été violentée et torturée, des
accusations que le juge a
estimées parfaitement «cré -
dibles». L’émir continue «à
exercer un régime où, de fait,
les deux jeunes femmes sont
privées de leur liberté», a
conclu le tribunal qui a égale-
ment jugé que l’émir n’avait
pas été «ouvert et honnête
avec la cour».
La princesse Haya, 45 ans,
éduquée à Oxford et ancienne
écuyère aux Jeux olympi-
ques, a épousé l’émir Al-Mak-
toum en 2004. Le couple a eu
deux enfants, âgés de 7 et
11 ans. A la fin 2018, la prin-
cesse a été soumise, à Dubaï,
à une lourde campagne d’in-
timidation, notamment après
la découverte de la relation
qu’elle entretenait avec son
garde du corps britannique. A
deux reprises, un revolver a
été déposé sur
son oreiller, gâ-
chette relevée.
S e l o n s a
déposition devant la cour,
l’émir l’avait prévenue qu’elle
et ses enfants ne seraient «ja-
mais en sécurité en Angle-
terre», avant de publier des
poèmes à son intention avec
des vers aussi charmants que
«tu as vécu, tu es morte». «Le
père a de fait agi à partir de la
fin 2018 d’une manière qui
visait à intimider et effrayer
la mère et à encourager
d’autres à faire de même pour
son compte», a jugé la cour. Le
tribunal a également révélé
tion incessante à l’égard de sa
dernière épouse, la princesse
Haya, 45 ans, demi-sœur du
Roi Abdallah de Jordanie et
mère de deux de ses enfants,
a ajouté le tribunal. La prin-
cesse Haya avait fui Dubaï
l’an dernier avec ses deux en-
fants et s’était réfugiée au
Royaume-Uni, dans une
luxueuse résidence au cœur
de Londres. Depuis, elle se
battait devant les tribunaux
pour obtenir la garde de ses
enfants après le divorce et
empêcher leur retour à Du-
baï. Le juge a estimé qu’il
était dans «l’intérêt du pu-
blic» d’autoriser la publica-
tion de ces informations.
Revolver. A cette histoire
de divorce se mêlent en effet
des intérêts géopolitiques. Le
gouvernement britannique
est soupçonné de n’avoir pas
réagi aux demandes de pro-
tection et d’aide de la prin-
cesse Shamsa, par peur de fâ-
cher un allié économique
important. Shamsa avait
18 ans lorsqu’en 2000 elle a
tenté de fuir la propriété fa-
miliale où elle vivait, dans la
grande banlieue de Londres.
Elle avait été rattrapée et en-
levée en pleine rue de Cam-
bridge par des «agents du
cheikh» avant d’être rapatriée
à Dubaï où elle est retenue
contre son gré
depuis. Un avo-
c a t a r é v é l é
qu’en 2017, la
princesse aurait appelé la po-
lice de Cambridge pour de-
mander de l’aide, mais en
vain. La police, qui avait
laissé tomber l’enquête ini-
tiale pour en lèvement par
manque de preuves, a an-
noncé enquêter sur ces nou-
velles informations «après les
révélations du tribunal».
Latifa, 34 ans, la sœur de
Shamsa, a tenté de fuir Dubaï
à deux reprises, en 2002
et 2018. Après sa première
tentative, elle avait été em-
L'HISTOIRE
DU JOUR
A la cour de Londres,
deux princesses face
à leur cheikh cruel
Frontière gréco-turque :
des réfugiés utilisés comme
moyen de pression Pour se
rendre à la frontière gréco-turque et dans l’espoir d’aller
en Europe, les réfugiés ont tout laissé derrière eux.
Mais une fois sur place, c’est la désillusion, la frontière
est fermée et le retour dans les villes respectives est
quasi impossible. Lire la tribune de deux chercheuses
françaises basées à Istanbul sur notre site. PHOTO AFP
LIBÉ.FR
Le cheikh Mohammed ben Rachid al-Maktoum, à Dubaï en mars 2010. REUTERS