Les Echos - 10.03.2020

(Rick Simeone) #1

10 // IDEES & DEBATS Mardi 10 mars 2020 Les Echos


opinions


« Grand Saint Antoine » part cependant
vers l’Europe, chargé de précieuses soie-
ries. Pendant la traversée, plusieurs
matelots sont morts. Le navire arrive à
Marseille le 25 mai 1720, où le bureau de
santé le place en quarantaine au large.
Mais la pression est trop forte. Le
capitaine du bateau et le premier éche-
vin de Marseille ont des intérêts dans la
cargaison, qui d oit ê tre vendue e n juillet
à la foire de Beaucaire. La marchandise
est débarquée avec ses puces infectées.
La peste t ue p rès de l a moitié d e la popu-
lation de Marseille. Et la foire de Beau-
caire sera sagement annulée, comme
beaucoup de Salons aujourd’hui.
La leçon de la « peste de Marseille »
ne s’arrête pas à la fragilité des intérêts
sanitaires face aux intérêts économi-
ques. Pour empêcher la propagation de
la maladie, u n mur fut construit entre la
Durance et le Ventoux. Et Louis XV
trouva le moyen d’y affecter des trou-
pes, malgré la crise financière engen-
drée par la banqueroute de Law. L’é pi-
démie était déjà une urgence politique.

Coopération
dans le brouillard
Mais une leçon essentielle semble avoir
été oubliée : la nécessité de la coopéra-
tion entre nations. Après la plus grande
épidémie du XXe siècle, celle de la
grippe espagnole en 1918, les pays frap-
pés ont créé un Comité d’hygiène au
sein de la toute jeune Société des
Nations (SDN). C’est de là qu’est née
l’Organisation mondiale de la santé, si
contestée ces dernières années et si
utile aujourd’hui. Mais, après la crise
financière de 1929, les grandes puissan-
ces ont refusé de travailler ensemble,
aggravant ainsi profondément la réces-
sion. Tirant les leçons de ce drame, les
pays avancés affirmèrent au contraire
leur volonté d’agir ensemble fin 2008.
En 2020, la coordination sanitaire est
laborieuse et la coopération économi-
que, dans le brouillard. L’effondrement
périlleux des prix du pétrole est né d’un
désaccord entre les Etats-Unis, la Rus-
sie et l’Arabie saoudite. L’Union euro-
péenne fait entendre le son d’un violon
désaccordé. Et Donald Trump plas-
tronne, lui dont le grand-père est mort
de la grippe espagnole.

(*) «Economics in the Time of COVID-19 »,
coordonné par Richard Baldwin et Beatrice
Weder di Mauro, CEPR, mars 2020.

toutes les mémoires. Dès les premiers
signes de fléchissement d’activité, les
pouvoirs publics ont mis en place des
mesures pour oxygéner la trésorerie
des entreprises. En France, le gouverne-
ment a mis en place toute une série de
mesures pour les PME : étalement des
impôts et cotisations, recours plus
facile au chômage partiel, rééchelonne-
ment des crédits. Les banquiers cen-
traux n’hésiteront pas à venir en appui
si nécessaire. Des mesures budgétaires
sont en préparation.

Déjà au XIXe siècle, une épidémie
avait montré l’utilité de mesures d e sou-
tien financier : c elle qui avait frappé n on
pas les êtres humains, mais la vigne.
Débarqué en France en 1863, le phyl-
loxéra fit disparaître près de la moitié
du vignoble français, qui était alors une
activité majeure (6 % du PIB). Beau-
coup d’e ntreprises non agricoles ont
subi l e contrecoup de cet effondrement.
Mais, comme le montrent deux écono-
mistes, Vincent Bignon (Banque de
France) et Clemens Jobst (Banque
nationale d’Autriche), « un accès plus
aisé aux prêts en dernier ressort de la
banque centrale a considérablement
abaissé les taux de défaut des entreprises
non agricoles ».

La « peste de Marseille »
D’autres épidémies plus anciennes sont
instructives. Dans un livre numérique
qui constitue une forme de perfor-
mance, puisqu’il s’agit du premier
ouvrage déjà paru sur l’économie du
coronavirus (*), l’historien économique
Joachim Voth, de l’université de Zürich,
évoque celle qui avait frappé Marseille il
y a trois siècles. La peste ravage alors
l’est de la Méditerranée, d’où le navire

Dès les premiers signes
de fléchissement
d’activité, les pouvoirs
publics ont mis en place
des mesures pour
oxygéner la trésorerie
des entreprises.

Les banquiers centraux
n’hésiteront pas à venir
en appui si nécessaire.

De la panique Lehman


à la panique coronavirus


Nous avons appris les leçons financières de la crise de 2008
et elles sont utiles en temps de coronavirus. Mais nous semblons
avoir oublié la grande leçon politique.

DANS LA PRESSE
ÉTRANGÈRE


  • Combien de drames le Liban a tra-
    versé depuis les années 1920? Dernier
    en date, le Premier ministre Hassan
    Diab a eu « le courage » d’annoncer que
    « le Liban est en passe de devenir [...] un
    Etat failli, incapable de tenir ses engage-
    ments financiers ».
    Pour « L’Orient-Le Jour », pourtant
    « un mot, un seul, ressort de sa presta-
    tion » : « La peur, la peur de tout, peur des
    réactions de la rue, peur des mots qui
    fâchent, peur des parrains politiques,
    peur de s’engager dans un sens plutôt que
    dans l’autre, peur de dissoudre l’écran de
    fumée populiste qui sert aujourd’hui de
    politique, peur de creuser, de toucher à la
    vérité, peur de dire ce qui est. » Une façon
    brutale de résumer la situation du pays
    du cèdre où il est aujourd’hui difficile
    d’utiliser de « vilains mots » – TVA, taxe
    sur l’essence, facture d’électricité – qui
    pourraient avoir « un effet combustible
    sur le mouvement de contestation ».
    En annonçant samedi le défaut de
    paiement, le Premier ministre est resté
    vague sur les réformes à prendre dans le
    cadre des engagements internationaux
    du Liban. L’un des reproches du journal
    est de ne pas avoir indiqué clairement
    ses intentions pour un recours ou non
    au FMI. Une solution à laquelle, il est
    vrai, le Hezbollah, l’une des principales
    forces politiques au Parlement,
    s’oppose. « Faut-il continuer à parler au
    peuple libanais comme on s’adresse à un
    gamin, à un analphabète ou à un débile
    profond? », se demande le journal. La
    seule réponse : « La peur panique » qui
    pousse même le chef du gouvernement
    à ignorer dans ses annonces « la dérive
    politique » qui depuis la fin de la guerre
    de 2008 entre les factions libanaises « a
    rendu l’Etat libanais ingouvernable ». En
    tout cas Hassan Diab « par peur » n’a
    donné aucun signal d’un « nouveau
    départ » pour le Liban.
    J. H.-R.


Liban : la dette et la peur
de tout

LE MEILLEUR DU


CERCLE DES ÉCHOS


Les dangers


de la décroissance


L’économie verte tournée vers la frugalité
et la décroissance risque de mettre en péril
notre modèle de société qui réclame plus
d’argent chaque jour, écrit Hervé Guyader,
avocat au barreau de Paris.


RADICALISATION « L’humain et
son confort moderne sont totalement
dépendants de ses approvisionnements
énergétiques. A la fin du siècle dernier,
c’est la crainte d’une pénurie pétrolière
qui terrorisait. Les choses ont bien changé
car nous vivons une époque obnubilée par
la recherche d’énergies vertes.
[...] Personne
n’ose contester la réalité du changement
climatique et la nécessité d’adaptations. Pour
autant les prises de position se radicalisent.
Ainsi faudrait-il ne travailler que neuf heures
par semaine afin d’économiser les ressources
de notre planète quand d’autres préconisent
de ne travailler qu’à la lumière du jour. »


RENDEMENTS FAIBLES « L’histoire de
l’humanité s’est construite sur la recherche
du progrès et de la vitesse.
[...] Le souci
des énergies vertes, mais c’est aussi tout leur
intérêt, c’est qu’elles ont des rendements très
faibles. Le pétrole avait ceci d’intéressant
qu’il était bon marché et générateur de
grands profits. Il a ainsi servi à abonder
le fonds souverain norvégien qui garantit
à nos amis nordiques de bonnes retraites,
un système de santé performant... »


MISER SUR LA SCIENCE « Le rêve de Gaia,
le retour à la nature et la connexion à l’arbre
du film "Avatar" convainquent chaque jour
davantage. Mais si l’idée de méditer
des journées entières peut être stimulant
à vingt ans, les années passant amèneront
leurs soucis de santé et besoins d’assistance.
Qui pourra les financer dans une économie
de la décroissance sans profits? Qui paiera
les chimiothérapies ou radiothérapies
dont les coûts sont exorbitants?
[...]
La décroissance n’est pas la seule solution.
Le progrès de l’humanité s’est toujours
construit autour de la science. Il serait bon
de retrouver cette inspiration. »


a


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lesechos.fr/idees-debats/cercle

Andrew Kelly/Reuters

L


e monde entre dans la crise éco-
nomique la plus profonde
depuis la grande récession de
2009, qui avait suivi la faillite de la ban-
que Lehman Brothers. La production
chinoise pourrait avoir reculé en début
d’année 2020, pour la première fois
depuis la mort de Mao en 1976. Nombre
de pays européens risquent de tomber
en récession. L’Amérique retient son
souffle. La panique gagne du terrain.
Les prix du pétrole ont dévissé de près
de moitié e n moins d’un mois. Les cours
des actions ont dégringolé, avec un
« lundi noir » le 9 mars.

Risque systémique
N’aurions-nous rien appris de la crise de
2008? Bien sûr, les chocs économiques
ne sont pas de même nature. La crise de
2008 était née aux Etats-Unis, au cœur
du système financier. La crise de 2020
est partie de Chine et c’est un « choc exo-
gène » causé par une épidémie. Mais
l’une et l’autre auront lourdement pesé
sur l’activité. Dans les prochains mois,
d’aucuns vont donc dénoncer la répéti-
tion du scénario engendré par la vora-
cité suicidaire du grand capital et l’incu-
rie gouvernementale. A tort. Car les
leçons de la grande récession nous gui-
dent, tout comme celles d’épidémies
passées. Sauf la leçon plus importante...
Commençons par l’exemple le plus
évident. En 2008, la Fed n’avait pas
sauvé la banque Lehman Brothers de la
faillite. En 2020, aucune banque cen-
trale ne laissera tomber une grande
banque. Même si ladite banque fait
n’importe quoi, en prêtant massive-
ment à des entreprises rendues ensuite
exsangues par les dégâts du coronavi-
rus. Plus aucun financier ne nie l’exis-
tence d’un risque systémique. Plus
aucun banquier central n’ignore l’exis-
tence d’outils « non conventionnels ».

L’exemple du phylloxéra
La course à l’argent frais qui avait gelé
les échanges et jeté au tapis nombre
d’entreprises fin 2008 est aussi dans

LA
CHRONIQUE
de Jean-Marc
Vittori

LE LIVRE
DU JOUR

Par-delà les frontières


LE PROPOS Des milliers de
réfugiés souhaitent aujourd’hui
franchir la frontière entre la
Turquie et la Grèce. Ils s’entassent
dans cette région appelée, Thrace
orientale, au sud de la Bulgarie, au
nord-est de la Grèce et au nord-
ouest de la Turquie. Ce récit est une
pérégrination aux confins de
l’Europe. Il explore le concept de
frontière : parfois lignes
imaginaires, mais ici matérialisées
par des fils barbelés à flanc de
montagne, voire un mur de béton...
Ce livre raconte l’histoire et le
brassage des peuples, notamment
après les guerres balkaniques, mais
aussi les franchissements : les
fuites, celles des Allemands de l’Est
pendant la guerre froide, celles des
Syriens devant la guerre actuelle.

L’ INTÉRÊT Tour à tour poétique,
documentaire, fantastique, ce texte,
magnifiquement traduit, emporte
le lecteur pour un long voyage.
L’auteure, née en Bulgarie,
immigrée en Nouvelle-Zélande avec
ses parents et désormais installée
en Ecosse, retourne ici sur ses
propres traces. Elle s’efface vite
pour mieux magnifier ses héros

ordinaires rencontrés de chaque
côté des trois frontières. Le récit est
riche de considérations historiques,
anthropologiques
et philosophiques. A ranger sans
hésitation dans sa bibliothèque à
côté de « Balkans-Transit » de
François Maspéro.

LA CITATION « Si le brassage
des peuples était le leitmotiv
des empires, et le “d ébrassage
des peuples” celui des Etats-nations,
alors qu’est-ce qui se profilait
à l’horizon? » — Yves Vilaginés

Lisière
par Kapka Kassabova,
éditions Marchialy,
488 pages, 22 euros.
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