Les Echos - 10.03.2020

(Rick Simeone) #1

Les Echos Mardi 10 mars 2020 IDEES & DEBATS// 11


art & culture


Le grand baroque romain


à Amsterdam


Le buste de « Méduse » du Bernin. Rijksmuseum

Judith Benhamou-Huet
@judithbenhamou

Pour attirer les visiteurs et
rentabiliser leurs efforts,
les organisateurs d’exposi-
tions de peinture ancienne
intègrent systématique-
ment les noms de superstars de l’histoire de
l’art dans le titre de leurs manifestations.
Ainsi se tient à Amsterdam, jusqu’au 7 juin,
une expo baptisée « Le Caravage, Le Ber-
nin », sous-titrée : « Le baroque à Rome ». Il
faut voir cette exposition parce qu’elle con-
tient une réunion exceptionnelle de
chefs-d’œuvre. Mais ceux qui s’ attendraient
à un dialogue entre un génie de la peinture,
Le Caravage (1571-1610), et un génie de la
sculpture, Le Bernin (1598-1680), pour-
raient être déçus. L’opération donne à voir
70 œuvres en tout, dont sept Caravage, onze
Bernin, trois Poussin, etc. C’est une exposi-
tion bien faite en ce qu’elle détaille les nou-
veaux mots d’ordre de la peinture de l’épo-
que à Rome pendant les cinquante
premières années du XVIIe siècle.
Le mot « b aroque », référence aux perles
aux contours irréguliers, naît autour des
années 1600. Cette histoire d’une nouvelle
peinture éloquente s’ouvre avec le désir de
montrer l’émotion. Une toile du Caravage
représente un jeune homme agenouillé,
regardant son reflet dans l’eau. L a composi-
tion, qui met en valeur son visage par un

effet de lumière, est coupée
en deux parts égales : l’une
montre la personne, l’autre
représente son image à
l’envers. C’est « Narcisse »,
conçu vers 1600.
En face, Le Bernin a
modelé vers 1638 dans le
marbre, avec une extrême virtuosité, un
visage androgyne coiffé d’une tignasse de
serpents remuants. Le sculpteur est connu
pour ses monuments publics, comme l’élé-
phant qui tient sur son échine un obélisque,
sur la Piazza della Minerva de Rome. Le
musée présente le modèle en terre cuite de
cette icône de l’art public romain, à l’époque
conçu comme un symbole de mobilité,
comparé aux piédestaux habituels.
Car la démonstration picturale du Rijks-
museum consiste à montrer chez ces artis-
tes l’obsession du mouvement, de la passion,
voire de l’extase. Chez Artemisia Gentiles-
chi, elle prend la forme d’une femme
sublime vue de profil, les yeux clos, trop sen-
suelle pour être une sainte, avec sa chemise
tombante laissant apparaître ses épaules.
Habituellement difficile d’accès avec ses scè-
nes très codifiées, le Français Nicolas Pous-
sin (qui vécut majoritairement à Rome) est
représenté ici, entre autres, par une baccha-
nale dans laquelle les personnages sont pris
par le rythme de la danse. Cette exposition
est faite d’émotion e t de plaisir, ceux revendi-
qués sous la Rome des débuts d u baroque. n

EXPOSITION
Le Caravage,
Le Bernin, le baroque
à Rome
Au Rijksmuseum,
à Amsterdam (Pays-Bas),
Jusqu’au 7 juin.

Une « Ménagerie de verre »


fragile à l’Odéon


Philippe Chevilley
@pchevilley

Après son sublime « Vu du
pont », on attendait beau-
coup de sa « Ménagerie de
verre » à l’Odéon. Trop,
peut-être. Ivo van Hove, féru
de théâtre américain, n’a pas réussi à nous
transporter avec Tennessee Williams
comme il l’avait fait cinq ans plus tôt avec
Arthur Miller. Il a pourtant fait appel au
talent d’Isabelle Huppert pour incarner
Amanda Wingfield, fantasque mère cou-
rage qui se débat seule avec ses enfants, Tom
et Laura, dans le Saint-Louis des années


  1. La pièce, fragile, complexe, avec sa
    dimension autobiographique, sa poésie fié-
    vreuse, offrait bien des possibles à l’inventif
    metteur en scène. Mais ses intentions res-
    tent floues. Le spectacle est arythmique, et le
    jeu des comédiens parfois flottant.
    Le décor, d’emblée, déroute : Jan Ver-
    sweyveld a imaginé un a ppartement t roglo-
    dyte, dans laquelle le trio est confiné.
    L’espace ocre, barbouillé de figures (dont
    celle du père absent), est censé créer une
    sensation d’étouffement. Mais son aspect
    bizarre, imposant, capte trop l’attention,
    contrarie l’intimité du huis clos. Le specta-
    cle se déploie en deux temps. La première
    partie, effrénée, voit les personnages,
    Amanda en tête, exprimer leurs névroses
    à la façon d’un vaudeville halluciné.
    La seconde, presque au ralenti, épouse en


plans serrés l’idylle avortée
entre Jimmy (l’ami du fils,
invité à dîner) et Laura, la
fille handicapée. La tension
dans les deux cas n’est pas
assez soutenue. Quant aux
effets, plutôt réussis, ils
sont rares : la salle inondée
d’une belle lumière de lune, la pluie qui fuite
dans l a maison, la ménagerie de verre subti-
lement irradiée... et une bande-son musi-
cale éclectique et efficace (avec en point
d’orgue « L’Aigle noir » de Barbara).

Couple très juste
On attendait Isabelle Huppert au sommet :
elle est d’une énergie sans faille, jouant à
fond sa partition survoltée. Mais elle
n’émeut que par intermittences. A la fin s ur-
tout quand s’effondre le double espoir de
caser sa f ille e t de retenir son fils. Digne sous
le choc, puis en furie, la ménagère désespé-
rée qui se rêvait en « grande dame du Sud »
se meut alors en héroïne tragique. Magnifi-
que dans « 120 battements par minute »,
le jeune Nahuel Pérez Biscayart se cherche
encore dans le rôle de Tom, le double de
Tennessee Williams. Ivo van Hove n’a pas
creusé son personnage d’homosexuel
caché. Très juste et bien assorti, le couple
formé par Justine Bachelet (Laura) et Cyril
Guei (Jimmy) p arvient à nous toucher sur le
tard... L’intensité, le vertige, une folle mélan-
colie : il manque à ce spectacle en dents de
scie quelque chose de Tennessee. n

THÉÂTRE
La Ménagerie de verre
de Tennessee Williams.
Mise en scène d’Ivo
van Hove, Odéon
(01 44 85 40 40), Paris (6e).
Jusqu’au 28 avril, 1 h 50.

LE POINT
DE VUE


d’ André Gauron


Une alternative


à la retraite par points


C


ompte tenu de l’ampleur et de la
durée des manifestations et
d’une opinion publique qui,
pour le moins, reste partagée, le débat
sur la réforme des retraites ne s’achè-
vera pas avec le vote définitif de la loi.
Il pourrait même s’inviter dans l a future
campagne présidentielle et, peut-être,
en être un thème central.
L’objectif d’un régime universel, posé
d’ailleurs dès la Libération, reste donc
d’une totale actualité, mais un régime
unique par points n’en est pas la seule
forme. Il est d onc temps d ’ouvrir le d ébat
(qui n’a pas eu lieu) sur les alternatives
possibles. Les 42 « situations profes-
sionnelles distinctes », que recense le
gouvernement (qui ne constituent pas
en soi des « régimes de retraite »), se
regroupent en réalité en deux grandes
catégories : d’un côté, les régimes à deux
niveaux, avec retraite de base et retraite
complémentaire, couvrent 83 % des
actifs (salariés du privé, indépendants,
professions libérales, avocats, agricul-
teurs), avec des pensions calculées pour
les salariés et les régimes alignés sur les
25 meilleures années pour le régime de
base, et par points pour la complémen-
taire ; de l’autre, les régimes publics, qui
sont des régimes uniques, dit « inté-
grés » , couvrent seulement 17 % des
actifs, dont la pension, sauf exception,
est calculée sur les six derniers mois ou
les trois dernières années.
Pour rapprocher ces deux ensem-
bles, faut-il obligatoirement procéder à
une réforme systémique ou cette der-
nière n’a-t-elle d’autre objet que de


une réforme systémique : le devenir des
régimes publics (fonctionnaires et
ouvriers d’Etat, fonctionnaires territo-
riaux et hospitaliers) et pas seulement
des régimes spéciaux. Ce sont les pen-
sions publiques d’Etat et des régimes
spéciaux qui concentrent les plus gros
problèmes de financement, contraire-
ment aux territoriaux et hospitaliers,
dont la démographie reste favorable.
La réforme proposée consisterait à
étendre au secteur public (et aux parle-
mentaires) le système à deux niveaux –
régime de base et régime complémen-
taire – en place dans le secteur privé.
L’actuel régime général (de la retraite de
base) deviendrait vraiment universel,
sans dérogation aucune. Le calcul de la
pension de base serait identique à celui
du privé, calculé sur les 25 meilleures
années et l’intégralité des rémunéra-
tions. Des régimes complémentaires
publics seraient créés en parallèle sur
une base professionnelle.
Dans les pays qui cultivent la démo-
cratie sociale, comme la Suède, si sou-
vent citée pour sa réforme instituant
une retraite p ar points, c’est ce débat qui
aurait eu lieu pour construire un con-
sensus sans a priori idéologique de
départ, contrairement à ce que le prési-
dent Macron veut imposer en France.
Cet exemple devrait servir de ligne de
conduite à ceux qui se rattachent au
courant social-démocrate.

André Gauron est ancien conseiller
de Pierre Bérégovoy, économiste,
membre de Lasaire.

noyer l’objectif premier du gouverne-
ment : la disparition des régimes
publics et, en premier lieu, des régimes
spéciaux (moins de 3 % des actifs)?
Le gouvernement a choisi le principe
du système unique. Dès lors, on ne voit
pas pourquoi le maintien de régimes
complémentaires (ou autonomes) vau-
drait pour les avocats, les personnels
navigants, les médecins... et pas pour
l’ensemble du secteur privé. Concer-
nant le régime général, son finance-

ment à moyen terme est a ssuré
aujourd’hui par l’allongement de la
durée d e cotisation prévue dans
le cadre de la réforme Touraine sans
pénaliser les actifs entrés jeunes dans la
vie active, contrairement à l’introduc-
tion d’un âge pivot. Si un complément
de financement se révélait nécessaire, l e
Fonds de réserve pour les retraites a été
créé j ustement avec cet o bjectif. L e r em-
boursement de la Cades achevé, vers
2024-2025, la CRDS pourrait aussi être
appelée en complément. Il n’y a donc
pas de nécessité d’une réforme systémi-
que des retraites du secteur privé.
La seconde question est celle qui est
au cœur des mobilisations qu’Emma-
nuel Macron et Edouard Philippe ont
tenté de contourner en l’englobant dans

L’objectif d’un régime
universel, posé dès
la Libération, reste donc
d’une totale actualité.

LE POINT
DE VUE


d’ Olivia Grégoire


Entreprises :


donnons une raison


à la raison d’être


D


eux a ns après l e rapport Senard-
Notat, la raison d’être a conquis
le discours de nombre de diri-
geants d’entreprise. Il faut se réjouir de
ce que des acteurs influents se sont
emparés de cette modification de l’arti-
cle 1835 du Code civil. Toute entreprise
peut désormais faire figurer dans ses
statuts l’intérêt collectif qu’elle poursuit.
Bruno Le Maire, le ministre de l’Eco-
nomie, a lui-même demandé aux entre-
prises dont l’Etat est actionnaire de se
doter d’une raison d’être dès 2020. De
grands groupes internationaux comme
Atos, Carrefour ou Veolia ont sauté le
pas. Et, s’il persiste encore une certaine
réticence à l’inscrire dans ses statuts,
plus de la moitié des sociétés du CAC 40
communiquent aujourd’hui sur leur
raison d’être. Revenons un instant sur le
texte de la loi Pacte. Nous avons imaginé
et inscrit la raison d’être entre deux dis-
positifs complémentaires. En amont, la
modification du Code civil affirmant la
nécessité pour les entreprises de pren-
dre en compte les enjeux sociaux et e nvi-
ronnementaux inhérents à leur activité.
En aval, la création du statut de « société
à mission », par lequel une entreprise
place sa raison d’être sous le contrôle
effectif d’un organe de suivi autonome,
chargé de vérifier la conformité de ses
décisions de gestion avec sa mission.
Toute entreprise qui ajoute une rai-
son d’être à ses statuts doit donc se
poser la question de l’étape suivante : le
passage en « société à mission », pour
un contrôle effectif de sa raison d’être.
C’est la seule manière de garantir qu’elle


Si le statut de « société à mission » est à
cette heure un gage de respectabilité, il
doit vraiment devenir demain un outil
de profitabilité. D’ici à la fin d’année, cela
pourrait se retrouver dans les travaux
engagés par la Commission euro-
péenne, en vue de valoriser les engage-
ments sociaux et environnementaux
des entreprises directement dans leur
bilan comptable. Si les normes IAS/IFRS
ont fait de l’entreprise un objet, dont tout
actif ou passif est considéré à sa valeur de
marché, la prise en compte de sa perfor-
mance extra-financière doit être mieux
considérée et clairement accélérée.
Quelle que soit la démarche privilé-
giée, l’enjeu est double : que l’Europe
considère la performance extra-finan-
cière au bon niveau, comme un vérita-
ble sujet de souveraineté, qu’elle défi-
nisse ses propres critères de perfor-
mance extra-financière et que les
entreprises vertueuses en Europe puis-
sent en tirer un bénéfice, tant au plan de
l’image qu’au plan comptable.
La responsabilisation du capitalisme
est à l’œuvre : toutefois, s’il est acté que
les entreprises cherchent du sens en
même temps que du profit, le second
menacera toujours d’éclipser le pre-
mier tant que la puissance publique
n’aura pas rééquilibré les rapports
entre l’un et l’autre. Sans quoi la raison
d’être sera condamnée à demeurer
avant tout une r aison de communiquer.

Olivia Grégoire est députée de Paris
(LREM) et vice-présidente de la
commission des Finances.

ne reste pas... qu’un slogan. C’est le
choix et l’engagement de certains pré-
curseurs qu’il convient de saluer, tels
que le groupe Rocher, la Camif ou la
Maif. Mais c’est probablement aussi ce
qui bloque la montée en puissance
d’une véritable raison d’être.
Définir une raison d’être suppose de
consulter ses parties prenantes : sala-
riés, clients et fournisseurs. L’ampleur
de la tâche est évidemment fonction de
la taille de l’entreprise. Il est nécessaire
d’amplifier l’accompagnement à cet
engagement. Au risque sinon d’un rela-
tif désintérêt des dirigeants, à commen-
cer par les plus petites entreprises qui y
verront d’abord une charge, alors
même que la simplicité du dispositif est
précisément censée leur permettre de

s’emparer de ces sujets sans avoir à en
passer par des procédures complexes.
Il manque une raison à la raison
d’être. Conçu pour faire converger
l’intérêt social comme environnemen-
tal et l’intérêt économique de l’entre-
prise, le dispositif actuel n’a pas encore
pleinement accompagné la conver-
gence de ces intérêts. En toute logique,
l’entreprise souhaiterait que son enga-
gement puisse servir l’image de mar-
que de ses produits voire lui ouvrir de
nouveaux marchés.

La responsabilisation
du capitalisme
est à l’œuvre.
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