Les Echos - 10.03.2020

(Rick Simeone) #1
MUNICIPALES// Clientélisme, économie en berne,
taux de pauvreté élevé, chômage et centre-ville
délabré... Perpignan coche toutes les cases pour que
Louis Aliot remporte la mairie le 22 mars prochain.
Mais le paysage politique éclaté rend le résultat plus
incertain qu’on ne le croit.

Perpignan,

la ligne de front

Guillaume de Calignon
@gcalignon


L


a nuit vient de tomber sur Perpignan
et son palais des rois de Majorque.
Sur une place à 100 mètres des cafés
du centre-ville, les gamins s’amusent, les
plus vieux b oivent en t errasse, l a douceur est
printanière en cette fin février. Soudain, un
adolescent frappe un homme attablé pour
une sombre histoire de ballon. Des cris, des
menaces. Immédiatement, trois jeunes sor-
tent d’une voiture stationnée. En deux phra-
ses menaçantes, ils calment les deux prota-
gonistes qui comprennent illico presto.
L’altercation s’achève en vingt secondes
chrono. Il faut dire que les trois jeunes gar-
dent un point de deal, un magasin sur la
place. Ils craignent un gang concurrent.
Mais surtout, ils veulent éviter tout pro-
blème qui puisse attirer l’attention de la
police. Ici, les dealers sont les gardiens de
l’ordre, le leur.
Bienvenue dans la préfecture des Pyré-
nées-Orientales, Perpignan, avec ses
122.000 habitants et leur accent chantant,
ses plages à 10 kilomètres, son climat médi-
terranéen, sa cuisine catalane mais aussi sa
pauvreté et son chômage qui nourrissent
les trafics en tout genre. Et son clientélisme.
« Le trafic de drogue a pris une autre dimen-
sion. Il est maintenant présent au cœur des
quartiers et cet argent organise de nouvelles
solidarités »
, juge Agnès Langevine, la can-
didate écologiste. La BRI vient même
d’ouvrir une antenne dans la ville. Certes,
Perpignan n’est pas Marseille. Mais la pré-
fecture des PO, comme on dit ici, n’en est p as
loin. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. A
25 %, le taux de chômage est trois fois supé-
rieur à la moyenne nationale. Un ménage
sur trois vit au dessous du seuil de pauvreté.
Plus de 15 % des logements et un quart des
commerces sont vacants... « La photo de la
rue des Augustins, c’est celle que les magazi-
nes utilisent pour illustrer leurs sujets sur la
désertification des centres-villes »
, rigole un
Perpignanais. La ville n’a pas connu le
même essor que Montpellier ou Toulouse.
Elle vit aujourd’hui sur le tourisme, les ser-
vices et compte peu de cadres du secteur
privé. « A Paris, les bobos donnent le la. Ici, ce
sont les classes populaires »
, explique
l’ancien maire Jean-Paul Alduy.


Une ville à l’américaine
« C’est un peu une ville à l’américaine » , selon
Clotilde Ripoull, candidate indépendante à
l’élection municipale. Les pauvres sont au
centre-ville ou dans les grands ensembles à
côté, les riches sont partis dans les villes et
villages limitrophes. « Et en périphérie de la
ville, les lotissements de classes moyennes
votent RN »
, ajoute cette brune pétillante et
énergique. Comme aux Etats-Unis, les cen-
tres commerciaux ont aussi pris une place
démesurée dans le paysage. « Nous avons
l’un des pouvoirs d’achat les plus faibles de
France et un nombre de mètres carrés de gran-
des surfaces commerciales le plus élevé du
pays »
, se désole Romain Grau, député La
République En marche.
A priori, donc, tout semble prêt pour que
la ville tombe dans l’escarcelle du Rassem-
blement national (RN) le 22 mars prochain.
Pour le parti de Marine Le Pen, ce serait une
belle prise. Donné à 35 % dans les sondages
au premier tour, Louis Aliot est le favori de
l’élection municipale. La force du RN dans
ces terres du Sud qui ont accueilli les rapa-
triés d’Algérie dans les années 1960 n’est pas
nouvelle. Il y a vingt-cinq ans, déjà, le candi-
dat FN faisait 2 5 % aux municipales. En 2014,
l’ex-compagnon de Marine Le Pen avait frôlé
l’élection.
Pourtant, r ien n’est joué. Le paysage politi-
que perpignanais est éclaté, ce qui rend
l’issue du scrutin incertaine. D’abord, Jean-
Marc Pujol, le maire sortant, ancien avocat
fiscaliste, est critiqué et affaibli. C’est le
meilleur atout de Louis Aliot qui se présente
comme le candidat du dégagisme et fustige
« l’inaction de la classe politique ». Jean-Marc
Pujol est accusé d’avoir laissé la ville dépérir
et de pratiquer le clientélisme. Sur le pre-
mier point, « la situation s’est considérable-
ment dégradée ces dernières années »,

entend-on beaucoup dans les rues de la ville.
Sur le second, « avec Jean-Marc Pujol, l’affai-
risme est roi. Il ne fait que donner des gages
aux différentes communautés »
, estime Clo-
tilde Ripoull qui s’est récemment fendue
d’une lettre auprès du préfet pour s’en plain-
dre. En recevant dans l’hôtel de ville, un
magnifique bâtiment du Moyen-Âge, le


maire nie le déclin de Perpignan. Des entre-
prises sont arrivées parce que « j’ai mis à dis-
position des entreprises qui voulaient
s’implanter des terrains à prix modique » , fait
valoir Jean-Marc Pujol. Pas faux mais cela
n’a pas suffi à faire venir une classe moyenne
supérieure, qui manque si cruellement à la
ville.
L’autre avantage de Louis Aliot est que
gauche e t droite sont d ivisées. A droite, outre
le maire en place, un député LREM tente sa
chance. Romain Grau, de la même promo-
tion de l’ENA qu’Emmanuel Macron, est
activement soutenu par Jean-Paul Alduy,
l’ex-maire de droite qui a succédé en 1993 à
son père, élu en 1959. La politique est aussi
affaire de famille à Perpignan. Romain Grau
a bourlingué. Assistant parlementaire d’un
député PS au début des années 2000, il passe
chez les centristes puis chez Les Républi-
cains et devient premier adjoint de Jean-
Marc Pujol. Nouvelle volte-face en 2017, il
obtient son siège à l’Assemblée nationale
sous la marque LREM. « Chez Romain Grau,
la trahison est à la politique ce que la Rolex est
à la réussite » , résume Nicolas Caudeville,
journaliste et blogueur influent. L’étiquette
du parti d’Emmanuel Macron est une mau-
vaise pioche dans cette ville de « gilets jau-
nes ». Sa permanence a été plusieurs fois

attaquée. Dernier atout de Louis Aliot : si le
front républicain avait fonctionné il y a six
ans, les listes arrivées au second tour s’étant
désistées en faveur de Jean-Marc Pujol pour
barrer la route à Louis Aliot, il n’est pas cer-
tain que cela se reproduise en 2020. « Les
gens ne lui feront pas barrage une deuxième
fois. Le rejet du maire sortant est trop fort » ,
juge Agnès Langevine. Qui se retirera au
second tour alors? Chacun jure, la main sur
le cœur qu’il « prendra ses responsabilités »,
selon la formule consacrée. « Ils sont capa-
bles de tout, plus rien ne me choque ici », dit
Louis Aliot de ses concurrents. De toute
façon, « Aliot fera face au problème classique
du réservoir de voix au second tour » , prédit le
politologue Nicolas Lebourg.

« Pétainisme méridional
sympathique »
En attendant, dans la permanence de Louis
Aliot, dans un bel appartement du centre-
ville, on s’active. Denis, militant, la soixan-
taine, est « triste de voir ce que cette ville est
devenue » et croit dur comme fer que son
champion sera élu. D’allure bonhomme, le
fan de rugby se présente sans étiquette, his-
toire de rassurer. « Il la joue gendre idéal, gen-
til garçon » , dit Jean-Bernard Mathon,
deuxième sur la liste La France insoumise.

Pour Romain Grau, « Louis Aliot, c’est le
pétainisme méridional sympathique ». Le
problème du candidat RN qui ne dit pas son
nom, c’est qu’il est accusé d’être peu présent à
Perpignan et surtout, de ne pas être un bour-
reau de travail. « Disons qu’il est d’une nature
très dilettante », lâche un cadre du RN.
Fini la politique politicienne, retour à la
vraie ville et à ses habitants. D irection S aint-
Jacques, le quartier gitan, qui compte aussi
une forte population d’origine maghrébine.
Le quartier avait connu des violences inter-
communautaires en 2005 après le meurtre
d’un jeune. Ces émeutes ont beaucoup mar-
qué la ville. Dans le « centre ancien », qui
englobe Saint-Jacques et fait partie des neuf
quartiers prioritaires que compte Perpi-
gnan, 55 % des habitants sont pauvres. Les
immeubles de ce « village » méditerranéen
sont délabrés, les rues étroites sont sales. A
Saint-Jacques même, le taux de chômage
approche 65 %. C’est simple : comme le dit
un Perpignanais, « à Saint-Jacques, per-
sonne ou presque ne travaille ». Et les rares
adultes qui ont un emploi sont employés
par la ville. C’est d’ailleurs par ce biais que le
clientélisme fonctionne. Jean-Marc Pujol
en est certain : « Les Perpignanais veulent
que l’on règle le problème de Saint-Jac-
ques. » Il est vrai qu’il tient beaucoup de
place dans l’imaginaire perpignanais.
Rendez-vous place Cassanyes, au bar
« Le Tanger » avec Mambo et Nick, deux
figures de la communauté gitane, autour
d’un thé à la menthe. On parle de la crise de
l’été 2018, quand les pelleteuses et bulldo-
zers ont commencé à détruire quelques
immeubles. Là, le quartier s’est levé comme
un seul homme. Gitans et Maghrébins ont
créé un collectif et ont pris la direction de la
préfecture pour s’opposer à la politique de
Jean-Marc Pujol. « Nous avons eu peur de ne
plus habiter ici, d’être chassés. Nous avions
besoin d’être rassurés » , explique Nick. La
tentative de boboïsation ne passera pas.
Jean-Bernard Mathon a participé au mou-
vement. Il demande que les logements

A 25 %, le taux de chômage de Perpignan est trois fois supérieur
à la moyenne nationale. Un ménage sur trois vit au dessous du seuil
de pauvreté. Plus de 15 % des logements et un quart des commerces
sont vacants... Photos Pierre Mérimée/RÉA pour « Les Echos »

soient rénovés et que les habitants puissent
y vivre. Mais il le sait : « On mettra vingt à
vingt-cinq ans pour rénover le quartier. »
La discussion s’anime en ce jour de mar-
ché, plusieurs personnes arrivent à notre
table pour discuter. Les tensions entre les
communautés? « Ici, il n’y a plus d’argent le
15 du mois. Si on mange, c’est parce que les
épiciers maghrébins nous font crédit » ,
déclare Nick. Bien noté. Mais après une
heure pendant laquelle il n’a cessé de parler

de « la situation du quartier qui se dégrade »
et « des Gitans qui ne croient plus en la politi-
que » , il insiste : « Vous mentionnerez bien
dans votre article que je soutiens Jean-Marc
Pujol? ». « D’accord mais pourquoi? ». « J’ai
mes raisons » , répond Nick, intrigant, tel un
papy corse. On n’en saura pas plus.
« A Perpignan, l’appartenance à un parti
n’est qu’une caisse de résonance du clienté-
lisme » , estime le politologue Olivier Rou-
quan. « Les étiquettes politiques ne sont qu’un
habillage des réseaux » , dit Nicolas Lebourg.
Autre preuve de ce clientélisme qui gan-
grène la politique locale dans une économie
atrophiée, le sujet des rapatriés d’Algérie.
Jean-Marc Pujol, pied-noir et qui se consi-
dère comme « un exilé politique de son pro-
pre pays » , travaille depuis longtemps cet
électorat. Le 19 mars, date anniversaire des
accords d’Evian, il met les drapeaux français
et catalans en berne. On ne sait pas encore
qui va prendre la mairie mais on pressent
que, quoi qu’il arrive, les habitants ne seront
pas les premiers gagnants. n

« A Paris, les bobos
donnent le la.
Ici, ce sont les classes
populaires. »
JEAN-PAUL ALDUY
Ancien maire de Perpignan

Les Echos Mardi 10 mars 2020 // 13


enquête

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