Les Echos - 10.03.2020

(Rick Simeone) #1

Pourquoi les Gafa boudent les méga-acquisitions


L’ANALYSE


DE LA RÉDACTION


Malgré leurs tréso-


reries excédentaires,


Google, Apple,


Facebook et Apple


font de moins


en moins de rachats


XXL. Alors que leurs


pratiques anti-


concurrentielles sont


dans le collimateur


des régulateurs,


ces géants de la tech


se focalisent sur


les acquisitions de


petites start-up.


Kristelle Rodeia

pour « Les

Echos »

D
Les points à retenir


  • Les Gafa sont de moins
    en moins enclins à réaliser des
    acquisitions coûteuses.

  • D’abord parce que
    les régulateurs, notamment
    américains, revoient leurs
    les critères de validation des
    fusions-acquisitions pour tenir
    compte des effets de réseaux.

  • Mais aussi parce que
    les Gafa préfèrent racheter des
    start-up plus facilement
    absorbables.

  • N’étant pas menacés dans
    leur cœur de métier, ils n’ont
    par ailleurs pas besoin
    d’acquisitions coûteuses pour
    se transformer.

  • Les rachats
    transnationaux dans
    les domaines touchant
    à des technologies clés pour
    la sécurité sont aussi devenus
    très incertains : ni Pékin
    ni Washington ne veulent voir
    leurs pépites nationales
    tomber dans des mains
    étrangères.

  • Les tas de cash qui
    s’amoncellent sous l’o reiller
    des géants de la côte Ouest
    servent avant tout
    leur croissance organique.


LE
COMMENTAIRE


de Laurence Daziano


Le nouveau cycle de la mondialisation


L


’épidémie de coronavirus,
partie d’un marché de
Wuhan, entraîne l’économie
mondiale dans un choc d’offre et de
demande, aussi majeur que celui
du choc pétrolier de 1973. Mais, au-
delà de l’effet conjoncturel sur la
croissance de l’année 2020, le coro-
navirus s’inscrit dans une profonde
transformation des échanges mon-
diaux qui ouvre une nouvelle page
de la mondialisation dans la pro-
chaine décennie.
Le coronavirus a démontré
l’extraordinaire dépendance des
économies occidentales à la Chine.
Depuis vingt ans, la production
industrielle et manufacturière a été
délocalisée en Chine, à un niveau
extrême pour certains produits
industriels stratégiques, à l’instar
des médicaments ou des équipe-
ments télécoms. Pékin est désor-
mais la « plaque tournante » de

l’assemblage industriel mondial,
que ce soit pour un smartphone,
une voiture ou une batterie électri-
que. Le coronavirus a montré la
grande faiblesse des chaînes mon-
diales de valeur, disséminées dans
le monde entre plusieurs pays pro-
ducteurs.
La mondialisation n’est pas en
recul, mais plutôt en transforma-
tion, sous l’effet du protectionnisme
de Donald Trump, du Brexit ou des
débats autour de la guerre com-
merciale et technologique entre
Washington et Pékin. L e néoprotec-
tionnisme américain et le conflit
latent avec la Chine font consensus
dans les c ercles d e pouvoir à
Washington. Les pays émergents
conserveront l’avantage d’une
main-d’œuvre formée et peu chère,
mais les chaînes de valeur ainsi que
les relations économiques et com-
merciales vont être transformées.

par LVMH au Texas ou la construc-
tion d’une usine de Huawei en
France, afin de contourner les obs-
tacles non tarifaires et le souhait des
Etats de protéger leurs intérêts stra-
tégiques.
La transformation de la mondia-
lisation pourrait même être analy-
sée, non pas à la lumière du mouve-
ment de globalisation entamée
après la chute du mur de Berlin,
mais plutôt à travers une histoire
continue qui débuterait à l’époque
des grandes découvertes et de la
Compagnie des Indes orientales.
Fernand Braudel l’a magistrale-
ment a nalysé dans « La Dynamique
du capitalisme », en décrivant l’éco-
nomie-monde avec son centre,
dont découlent tous les échanges :
« Le soleil de l’histoire fait briller les
plus v ives couleurs, là que se manifes-
tent les hauts prix, les hauts salaires,
la banque, les marchandises royales,

les industries profitables, les agricul-
tures capitalistes ; là que se situent le
point de départ et le point d’arrivée
des longs trafics, l’afflux des métaux
précieux, des monnaies fortes et des
titres de crédit. »
La mondialisation n’a jamais
cessé de se développer et de se
transformer depuis le XVIe siècle.
New York n’est plus le centre unique
de la mondialisation dont le cœur
bat également à Shanghai, Bombay,
Moscou ou Istanbul. Le cycle de la
mondialisation « heureuse »,
apparu après la chute du mur de
Berlin et prôné par Bill Clinton,
prend fin. Un nouveau cycle appa-
raît, à l’issue incertaine.

Laurence Daziano , maîtresse
de conférences en économie
à Sciences Po, est membre du
conseil scientifique de la Fondation
pour l’innovation politique.

Les Européens eux-mêmes ont
commencé à modifier leur posture
en déployant des protections sur
leurs actifs stratégiques et en réflé-
chissant à leur autonomie techno-

logique. L’aggiornamento en cours
à la Commission européenne sur la
réciprocité commerciale en est un
exemple, tout comme la régionali-
sation des chaînes de production
illustrée par l’ouverture d’une usine

Le coronavirus
a montré la grande
faiblesse des chaînes
mondiales de valeur,
disséminées
dans le monde entre
plusieurs pays
producteurs.

Nicolas Richaud
@NicoRichaud
et Anaïs Moutot
@AnaisMoutot

Les géants de la tech sont à la diète.
Depuis un peu moins de trois ans,
les Gafa – alias Google, Apple, Face-
book et Amazon – se refusent le
menu « méga acquisitions » : le der-
nier chèque à 11 chiffres signé par
l’un d’eux remonte à juin 2017
avec l’achat de Whole Foods
(13,7 milliards de dollars) par la
firme de Seattle. Une éternité à
l’échelle-temps de ces groupes, dont
trois d’entre eux sont passés, en
moins de vingt ans, du statut de
jeune pousse à superpuissance
mondiale.
S’ils s’imposent ce régime anti-ra-
chat XXL, c’est parce q ue « les risques
associés aux grosses acquisitions sont
bien plus importants qu’il y a cinq
ans », note Geoff Blaber, analyste
chez CCS Insight. Les Gafa sont
désormais dans le collimateur des
régulateurs, qui multiplient les
enquêtes sur leurs pratiques anti-
concurrentielles et redessinent les
critères de validation des fusions-ac-
quisitions.
Outre-Atlantique, de nombreux
démocrates ne veulent plus se limi-
ter à l’impact sur les prix, mais pren-
dre en compte le contrôle des don-
nées et les effets de réseaux pour
mesurer la concentration du pou-
voir d’un groupe numérique. En
Europe, même les rachats
« moyens » de Google – 2 milliards
de dollars respectivement pour
Looker et Fitbit en 2019 – sont scru-

tés de très près, alors qu’ils concer-
nent des domaines (le cloud et les
objets connectés) où le géant de la
publicité n’est pas dominant.
Mais ce jeûne s’explique aussi par
la culture même des Gafa, peu
friands de ce type d’opérations, tout
particulièrement Apple qui n’est
même jamais allé au-delà de 3 mil-
liards de dollars pour un rachat
(Beats en 2014). « Il leur est arrivé de
payer des sociétés très cher, mais ces
géants ne rachètent jamais d’autres
géants comme eux. Une fusion sur
deux de ce type est destructrice de
valeur et les Gafa ne sont pas prêts à
courir ce type de risques », note Fran-
çois Lévêque, professeur d’écono-
mie à Mines ParisTech.
Ce qui ne signifie pas que les
géants de la côte ouest ne sont pas
accros au shopping. Depuis 2010,
Google a racheté 253 sociétés, selon
FactSet, quand la moyenne n’est que
de 24 opérations pour les groupes
du S&P 500 sur la même période.
Mais chez les Gafa, cette fièvre ache-
teuse se traduit, aujourd’hui plus
que jamais, par des rachats de pans
d’une activité d’un grand groupe et
surtout de start-up plus facilement
absorbables dans leurs grandes
organisations.
Une stratégie qui sied parfaite-
ment à leur nouvel impératif, l’intel-
ligence artificielle, qui ne se prête
guère aux méga deals. « L’IA est un
secteur peu concentré, il n’y a pas une
grosse société à racheter, mais plein de
petites qui proposent des technologies
non commercialisées, avec une valeur
plus difficile à quantifier qu’une plate-
forme Internet avec un certain nom-

bre d’utilisateurs, comme WhatsApp
ou YouTube », met en avant Geoff
Blaber.
Surtout, les Gafa ne sont pas
menacés sur leurs cœurs de métier,
où ils continuent d’afficher des taux
de croissance de 20 %. Nul besoin
donc de procéder à des rachats très
coûteux pour se transformer radica-
lement à l’instar des acteurs tradi-
tionnels d es médias ou des télécoms,
prêts à mettre des sommes gigantes-
ques sur la table – 71 milliards de dol-
lars en 2018 pour la Fox par Disney,
après les 85 milliards déboursés par
AT&T pour Time Warner en 2016.
La satiété des Gafa a aussi des res-
sorts géopolitiques. De plus en plus
de jeunes pousses innovantes se
situent en Chine. Au sortir de dix-
huit mois de conflit commercial qui
a débouché sur une trêve fragile, ni
Pékin ni Washington ne comptent
laisser une pépite comme TikTok, le
réseau social avec la plus forte pro-
gression a ux Etats-Unis et start-up la
mieux valorisée de toute l’histoire
(75 milliards de dollars), être rache-
tée par un groupe américain.
« L’échec du rachat de l’américain
Qualcomm par le singapourien
Broadcom après le veto de Donald
Trump e n 2018 a créé un degré
d’incertitude très élevé pour les
rachats transnationaux ou dans des
domaines touchant à des technologies
clés pour la sécurité », souligne Geoff
Blaber.
Les piles de cash s’amoncellent
donc sous l’oreiller des géants de la
tech. A lui seul, Apple dispose d’une
trésorerie moelleuse de plus de
200 milliards de dollars. Un niveau

sans équivalent dans le monde que
la société utilise pour lancer de nom-
breux services maison. Malgré les
spéculations de Wall Street, le
groupe à la pomme n’a pas racheté
Netflix mais a injecté plus de 6 mil-
liards de dollars dans les contenus
pour mettre sur orbite sa propre
offre de SVoD. « Le modèle qui prime
chez les Gafa, c’est la croissance orga-
nique avant tout », souligne Jean-
Christophe Liaubet, directeur asso-
cié chez Fabernovel.
Au-delà de leurs réserves de liqui-
dités, les Gafa bénéficient aussi de
leur aura marketing et des centaines
de millions de points de contacts
avec leurs utilisateurs. Des atouts
qui leur permettent de se déployer
tel un rouleau compresseur et ren-
dent quasiment superflus les méga
acquisitions de rivaux directs. La
preuve, Facebook n’a pas eu besoin
de racheter Snapchat mais s’est con-
tenté de lancer une fonctionnalité
proche (les stories) de celle qui a fait
le succès de son rival pour écarter
cette menace. Récemment, le
groupe de Menlo Park a aussi lancé
une application s imilaire à Pinterest.
Reste que cela ne signifie pas que
les Gafa se refuseront une gourman-
dise à 10 milliards ou plus dans les
années à venir. « Nous regardons de
nombreuses entreprises, y compris de
grosses sociétés. Jusqu’ici nous n’en
avons pas trouvé une qui provoque
un“waouh”,mais je n’ai jamais exclu
cette possibilité », avançait, Tim
Cook, patron d’Apple, il y a un an.
Régime ou pas, l’appétit des géants
de la tech reste insatiable et il y a
encore tant de marchés à croquer.n

Les Echos Mardi 10 mars 2020 // 09


idées & débats

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