Libération - 05.03.2020

(Michael S) #1

Libération Jeudi 5 Mars 2020 u 17


«J’ai perdu deux amis qui se sont suicidés
à cause de la pression et l’angoisse du doc-
torat, et de la précarité qui va avec.
«Moi, j’ai lâché l’affaire juste après avoir
présenté mon projet de thèse. J’ai préféré
chercher du travail. Je bosse comme édu-
cateur dans une structure coopérative. Et
à côté, j’enseigne à la fac par passion. Avec
mon master, je donne cinq heures de cours
en sciences politiques par semaine,
comme vacataire. Je suis payé 41,41 euros
l’heure, sans prendre en compte la prépa-
ration ou la correction des copies. Même
pour un cours que j’ai déjà donné, ça né-
cessite deux heures de travail en amont.
Et pour un nouveau, je mets jusqu’à une
semaine entière.
«L’année dernière, j’ai carrément été payé
avec un an de retard. Autant dire qu’on tra-
vaille presque gratuitement et c’est institué
comme tel. Quand je dis à mes étudiants ou
à mes proches que je gagne moins que le
smic mensuel, alors que je donne des cours

en sciences politiques, ils buggent. Il y a
cette croyance que tous les profs de l’ensei-
gnement supérieur gagnent bien leur vie,
mais la réalité est très différente.
«Les vacations, ça ne paie pas le loyer et ça
ne remplit pas le frigo. En plus, on ne cotise
ni pour la retraite ni pour le chômage. Heu-
reusement, j’ai un travail à côté, sinon je ne
pourrais pas vivre.
«Ça fait des années qu’on nous promet
qu’on va être payés mensuellement, mais
ça n’a jamais été mis en place, c’est juste
une manière d’étouffer le problème et de
nous faire taire.
«Là, on est en plein mouvement de grève
et ce n’est pas simple. Les précaires sont
beaucoup plus fichés et identifiables par
l’administration : si on ne fait pas cours, on
a peur de ne pas être rappelé pour l’année
prochaine. Rien que pour obtenir des vaca-
tions, qui sont pourtant sous-payées, il y a
une pression énorme.»
Recueilli par Ca.L.

WILLIAM, 31 ANS, VACATAIRE
«HEUREUSEMENT, J’AI UN TRAVAIL À CÔTÉ»

«J’ai soutenu ma thèse il y a près de
dix ans et je n’ai toujours pas de poste.
Depuis, une seule offre correspondant
à mon profil a été publiée, et elle a été
attribuée à un autre chercheur.
«Pendant ma thèse, j’ai vécu grâce à
une allocation de recherche, puis à
des emplois à temps partiel, des bour-
ses de recherche doctorales et des va-
cations. Désormais, je suis salariée du
secteur privé, et assez bien payée,
mais je reste vacataire dans une uni-
versité parisienne un jour par se-
maine, par vocation. Ces cours sont
payés environ 1 200 euros les
douze cours sur quatre mois, prépara-
tion des cours et correction des co-
pies incluses, et payés en une seule
fois avec six mois de retard.
«Au bout d’un moment, on lâche,
comme je projette enfin de le faire,
bien malgré moi. Mais comment se re-
convertir, avec un CV scientifique
souvent très spécialisé comme le
mien alors qu’on arrive “en deuxième
partie de carrière”, déjà presque se-
nior, comme on dit?
«Franchement, j’aurais dû faire un CAP
soudure. Pour nous, la réforme des
retraites, c’est vraiment la cata, car
même si on finit par tout lâcher, pour
des boulots qui ne nous intéressent
pas, on finira quand même encore pré-
caires, vu que toutes nos années de
précarité seront prises en compte... Là,
je gagne 2 100 euros net grâce à mon
boulot annexe, mais quand j’arriverai
à la retraite, j’aurai droit à 300 balles.
Franchement, j’espère presque mourir
de mon tabagisme avant.
«Pourtant, on aura bossé comme des
chiens, jour et nuit. En témoignent nos
thèses, nos articles, nos livres pour
certains, nos cours, toutes les manifs
scientifiques qu’on a organisées pour
espérer cocher toutes les cases... Dans
l’espoir d’un poste de maître de confé-
rences que je n’aurai pas.»
Recueilli par Ca.L.
Le prénom a été modifié.

SATYA,
QUADRAGÉNAIRE,
DOCTEURE SANS POSTE
«AU BOUT D’UN
MOMENT, ON LÂCHE»

«Je suis agrégée de philosophie depuis 2010.
Pour la première fois cette année, j’enseigne
à l’université Paris-Nanterre, celle qui m’a
formée. C’est une grande chance. Néan-
moins, et sans que cela ne soit contradic-
toire, je dois dire que mes conditions de tra-
vail sont indignes.
«J’ai un demi-poste d’Ater [attachée tempo-
raire d’enseignement et de recherche], payé
1 248 euros net par mois. Cela ne me permet
pas de payer mon loyer, ni les charges cou-
rantes pour mon fils de 4 ans. Je ne suis donc
pas autonome financièrement : je dépends
de mon conjoint et de mes parents, qui doi-
vent m’aider cette année – alors que leur fille
de 35 ans est professeure agrégée!
«Mon ancienneté dans l’éducation nationale
n’est pas prise en compte dans le calcul de
mon salaire à l’université, je suis considérée
comme “échelon 1” alors que j’ai enseigné
pendant sept ans au lycée. En revanche, elle
compte dans le calcul des cotisations socia-
les que je dois verser...

«A la fac, je suis en charge d’un cours magistral
de 90 étudiants – un cours traditionnelle-
ment réservé aux titulaires –, ainsi que de
trois TD. Des collègues disent que je devrais
considérer cette charge de cours comme un
honneur, un signe de la confiance qui m’est
accordé. Je pense plutôt que cela témoigne
de la précarisation grandissante de l’univer-
sité : si un tel cours m’est attribué, c’est tout
simplement parce qu’il n’y a plus suffisam-
ment de titulaires pour s’en charger.
«Ce cours s’est très bien passé, j’avais toutes
les compétences. Mais la reconnaissance de
notre investissement dans notre travail à
l’université passe aussi – et surtout – par une
rémunération digne. Je suis très heureuse
d’aller faire cours. Mais je ressens aussi une
mélancolie profonde, car je sais que mon
contrat ne sera pas renouvelé, et que je de-
vrai partir dans trois mois. C’est ça aussi,
notre précarité : chaque instant passé à l’uni-
versité nous rapproche du der nier.»
Recueilli par Ca.L.

JOANA, 35 ANS, DEMI-ATER
«JE DÉPENDS DE MON CONJOINT ET DE MES PARENTS»

Sorbonne à Paris, contre le projet de réforme des retraites.

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