Libération - 05.03.2020

(Michael S) #1

18 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Jeudi 5 Mars 2020


parce que tu es obligé de penser
à ton avenir.»
Louise (1), doctorante en histoire
contemporaine de 29 ans avec un
statut d’attachée temporaire d’en-
seignement et de recherche (ATER),
insiste sur l’ «absence totale de visi-
bilité, cette inquiétude permanente,
à ne pouvoir se projeter sur rien».
Ce sentiment était très perceptible
à Tours, lundi, quand on s’est glissé
au sein du département de géogra-
phie, à l’heure du café. Devant nous,
la brochette était plutôt représenta-
tive : quatre vacataires, une Ater et
une titulaire. Marion, la seule titu-
laire, positive : «En géo, on s’en sort
plutôt bien! En socio par contre, au
moins la moitié des cours sont assu-
rés par des précaires, voire les trois
quarts...» Mais sur les cinq non-ti-
tulaires présents, trois envisagent
de changer complètement de voie.
«J’ai peur de l’avenir. C’est devenu
impossible d’avoir un poste», lâche,
résigné, Bastien, 28 ans, du départe-
ment voisin d’archéologie. «Au-
jourd’hui, les Ater sont de jeunes
docteurs alors qu’avant, ces postes
étaient pour les doctorants...»

«RIEN EN RETOUR»
Julien est un exemple type : 35 ans
et bac + 10, une thèse en poche de-
puis huit ans... et toujours vacataire.
Huit ans qu’il postule en vain pour
un poste de maître de conférences.
«Au bout d’un moment, il faut lâcher
l’affaire, non ?» Sur l’ordinateur, il
fait défiler les 46 pages de son dos-
sier de candidature, les 1 127 heures
de TD donnés, sans compter les
cours magistraux, les brassées de
copies corrigées. «Je me demande
sans arrêt pourquoi je fais tout ça
alors que l’université ne me donne
rien en retour.» Soupir. «Si on se
coupe, on est hors circuit. C’est diffi-
cile de dire non car on se dit qu’on se
met des bâtons dans les roues profes-
sionnellement. Mais je me suis rendu
compte que même quand on dit oui
à tout, on n’est pas embauché...»
La précarité, le manque de finance-
ments, ce n’est pas nouveau, insis-
te-t-il. «Ce projet de loi ne fout pas
la merde, c’est déjà la merde! Mais
elle s’institutionnalise. La précarité,
c’était censé être exceptionnel. Avec
cette loi, ce sera la norme.»

( 1) Les prénoms ont été modifiés.

C’


est le point névralgique du conflit
social entre les enseignants-cher-
cheurs et le gouvernement. Attendu
début février, reporté fin mars voire début
avril, le projet de loi de programmation plu-
riannuelle pour la recherche (dit LPPR) est
devenu l’horizon indépassable des craintes
du milieu universitaire français. Pourtant,
«le texte de loi est toujours en cours d’élabora-
tion», affirmait-on mercredi au ministère de
l’Enseignement supérieur et de la Recherche
à Libération.
Le projet de loi avait été annoncé dès fé-
vrier 2019 par le Premier ministre, Edouard
Philippe, avec comme objectif de «redonner
à la recherche de la visibilité, de la liberté et
des moyens». Mais l’attente autour du texte,
dont l’entrée en vigueur est prévue en 2021,
nourrit les inquiétudes du milieu. D’autant
que, depuis la publication de trois rapports
préparatoires en septembre jusqu’aux récen-
tes prises de paroles du gouvernement, des
premières orientations ont filtré.
Le 25 février, à l’occasion des journées des
sciences humaines et sociales (SHS), la minis-

Un projet


de loi contre


l’avis de la


recherche


Multiplication des appels à projet,
généralisation des CDD d’usage...
les pistes de réforme envisagées par
l’exécutif inquiètent la communauté
scientifique. Les chercheurs
déplorent l’absence d’engagement
sur des postes pérennes.

FRANCE


Emmanuel Macron et Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur, à Paris, au Palais de la

«Je passe


une grande partie


de mon temps à


monter des appels
à projet pour

essayer de trouver


des financements


privés pour faire


tourner le labo.
Puis à justifier

les sommes


dépensées.»
François Bon
professeur à l’université
Jean-Jaurès de Toulouse

sur l’auto -
nomie des universités,
décrypte
François Bon, professeur d’archéo-
logie à l’université Jean-Jaurès de
Toulouse. On a paupérisé l’uni -
versité. Sous couvert de laisser de
l’autonomie, les budgets ont été
réduits de façon importante. Cha-
que année, de moins en moins de
postes d’en seignants-chercheurs
titulaires sont ouverts... alors même
que le nombre d’étudiants ne cesse
d’augmenter !»

Avec des conséquences en cascade
depuis dix ans. François Bon :
«On est de moins en moins nom-
breux comme titulaires à se partager
les tâches administratives... qui ne
cessent d’augmenter. Je passe une
grande partie de mon temps à mon-
ter des appels à projet pour essayer
de trouver des financements privés
pour faire tourner le labo. Et ensuite
à justifier les sommes dépensées, ce
qui veut dire des tonnes de photo -
copies, de factures et de courriers...»

Il évoque aussi ces «tâches chrono-
phages auxquelles on ne pense pas»,

comme organiser la venue des per-
sonnes conviées à une soutenance
de thèse, jusque-là du ressort des
secrétariats : «Mais ces fonctions
support aussi sont réduites faute de
budget.»


CHANGER DE VOIE
Il a fait le calcul. Sur ses 70 heures
de boulot par semaine, il lui reste
«une petite moitié pour exercer son
métier : enseigner et chercher»
. Du
coup, faute de mieux, il délègue ses
cours à des personnels précaires.
Dans son département, seuls les TD
sont confiés à des non-titulaires,
mais pour combien de temps? «La
pression est devenue telle que, par
endroits, des précaires se retrouvent
à donner des cours magistraux de-
vant 300 gamins en étant sous-
payés.»
A l’université de Tours, par
exemple, il est devenu courant de
trouver dans les amphis des vaca -
taires à la place des titulaires.
Dans le département de géographie,
Justine raconte aussi comment elle
s’est retrouvée l’année dernière de-
vant un amphi avec des étudiants
de profil très différents... «Pour ren-
tabiliser»,
la direction de la fac a ou-
vert son cours à des élèves inscrits
en droit ou en histoire. «L’université
fait de la mutualisation en mélan-
geant des étudiants. Pour les uns,
c’est un cours du tronc commun,
pour les autres, une option. Com-
ment faire un cours et une évalua-
tion adaptés à tout le monde ?»

Elle s’en est sortie avec des ques-
tions de cours, «sans aucun intérêt,
mais plus rapide à corriger que des
dissertations».

C’est une autre conséquence
concrète de la précarisation de
l’université : le temps consacré aux
étudiants rétrécit comme peau de
chagrin. Adrian, doctorant et vaca-
taire de 29 ans, partage cette tris-
tesse liée à l’incapacité de tout cu-
muler : «T’as envie de bien faire ton
cours, mais ta thèse aussi. Sauf
qu’il faut bien dormir parfois...»

Clément Scotto di Clemente : «Du
coup, tu limites le nombre de devoirs
au strict minimum pour libérer du
temps pour finir ta thèse. L’ensei-
gnement arrive au second plan


Suite de la page 16

Free download pdf