Libération - 05.03.2020

(Michael S) #1

Libération Jeudi 5 Mars 2020 u 19


tre de l’Enseignement supérieur et de la Re-
cherche, Frédérique Vidal, a déclaré que l’ob-
jectif de porter le budget de la recherche à 3 %
du PIB, contre environ 2,2 % aujourd’hui, était
«incantatoire». Ce qui a jeté le doute au sein
de la communauté scientifique sur les réelles
ambitions budgétaires. «Atteindre les 3 % reste
un objectif du gouvernement», a cependant
voulu rassurer le cabinet de la ministre auprès
de Libération. Il faut dire que cette promesse,
vieille de vingt ans, est la seule à mettre
tout le monde d’accord, tant il est urgent
de répondre au sous-financement chronique
du secteur.

COMPLEXITÉ ADMINISTRATIVE
La ministre en a profité pour réaffirmer sa vo-
lonté de généraliser le financement du sec-
teur par l’appel à projets, ce qui pourrait ac-
croître les investissements par l’intermédiaire
de fonds privés. «Cette logique valorise les ef-
fets d’annonce, explique la sociologue
au CNRS Isabelle Clair. Elle contraint les cher-
cheurs à orienter leurs projets en fonction des
priorités définies par les organismes de finan-

poudres. Lors des 80 ans du CNRS, Emmanuel
Macron enfonçait le clou en plaidant pour une
évaluation qui différencie les «mauvais» cher-
cheurs des meilleurs. Or, derrière l’accent mis
sur la sélection, le milieu redoute une concen-
tration des crédits vers les pôles dits d’ «excel-
lence», faisant courir le risque d’une recherche
«à deux vitesses». Aux chercheurs et labora -
toires jugés les plus prometteurs et rentables,
les gros budgets ; aux autres, les contrats
courts et la précarité longue durée.
Sur la forme, les chercheurs critiquent une
conduite «blessante» de la réforme. Le minis-
tère a confirmé à Libé qu’il s’agirait d’un «texte
court, ne comportant qu’une vingtaine d’arti-
cles». Ce qui laisse supposer que les transfor-
mations seraient faites, pour l’essentiel, par
circulaires et décrets, sans concertation pub -
lique. «Le procédé est méprisant et antidémo-
cratique, juge Isabelle Clair. La confusion en-
tretenue autour du contenu du texte renforce
notre colère. On en vient à se demander si c’est
une stratégie de la part du gouvernement ou
tout simplement de l’incompétence.»
SIMON BLIN

de titularisation s’opacifie. C’est le statut de
fonctionnaire qu’on attaque.»
La création de postes pérennes reste le nerf
de la guerre, alors que le nombre d’étudiants
est en constante augmentation dans les facs.
Premier mouvement social d’ampleur depuis
la loi sur les libertés et les responsabilités
des universités de 2007, la mobilisation inter-
vient après des années de baisses d’effectifs
des enseignants-chercheurs et des personnels
techniques et administratifs, que ce soit à
l’université ou dans les organismes de recher-
che comme le CNRS. «Les emplois, ce n’est pas
mon travail», a balayé la ministre lors des
journées des SHS.

RECHERCHE «À DEUX VITESSES»
Plus globalement, le milieu scientifique
s’alarme de la philosophie du projet de loi qui
érige la «performance» et la compétition en
principes ultimes d’efficacité. La publication
en novembre dans les Echos d’une tribune par
le PDG du CNRS, Antoine Petit, appelant à
«une loi ambitieuse, inégalitaire» et «darwi-
nienne» n’en finit plus de mettre le feu aux

cement. Au final, la recherche s’uniformise et
s’appauvrit. Ce qu’on demande, ce sont des fi-
nancements publics, inconditionnels et récur-
rents.» La mesure est aussi décriée car source
de complexité administrative supplémentaire
pour des chercheurs noyés sous la bureaucra-
tie. Ce que conteste le cabinet de la ministre,
qui précise que «l’un des buts de cette loi est de
dégager du temps en plus pour que les scienti -
fiques se consacrent pleinement à leurs objets
de recherche».
Une autre crainte porte sur une innovation
attendue : le recrutement par des contrats
courts mais mieux rémunérés, une pratique
partiellement en vigueur. D’une durée de cinq
ou six ans, ces CDD d’usage appelés tenure
tracks aux Etats-Unis, dont la rupture est
motivée par le seul achèvement du projet en
question, sont proposés à des post-doctorants
en quête du graal, un emploi titulaire. «On ac-
croît la période de précarité des jeunes cher-
cheurs qui devront subir des évaluations tout
au long du contrat sans avoir la certitude d’ob-
tenir un poste, regrette Isabelle Clair. En déré-
gulant le système de recrutement, le processus

«C


e qu’on a fait, c’est une
opération coup de
poing», lâche Félix, doc-
torant en philosophie à la fac
de Nanterre. Depuis le 5 février,
quatre enseignants non titulaires
font partie du conseil d’administra-
tion (CA) de l’université. Leur objec-
tif : rendre visibles leurs conditions
de travail et faire entendre leurs re-
vendications. Pour «infiltrer» le CA,
le collectif des enseignants et
chercheurs précaires de Nanterre
(CECPN) a présenté des candidats
aux élections universitaires en fai-
sant alliance avec le Snesup-FSU.
Leur liste est arrivée en tête : pour la
première fois, quatre précaires siè-
gent en tant que personnels, et non
en tant qu’«usagers».
Pour réussir, le collectif a affiné sa
stratégie : par défaut, les docto-
rants et docteurs en attente de poste
sont membres du collège électoral
des étudiants... et non des ensei-
gnants. Un par un, ils ont demandé
à être comptés dans celui des maî-
tres de conférences. Félix explique :
«La seule condition pour en faire
partie, c’est de faire plus de soixan-
te-quatre heures de cours par an.
C’est le cas d’une bonne partie des
précaires.»
Pour Félix, vacataire en philoso-
phie, ne pas être présent dans les
instances dirigeantes jusque-là était
une aberration : «Les titulaires ne
sont pas les seuls à faire tourner la

fac. Sans nous, le conseil d’adminis-
tration n’était pas représentatif.» Et
pour cause : l’université de Nanterre
compte 805 enseignants- cher-
cheurs titulaires, 430 contractuels
et 2 456 vacataires.
Maintenant qu’ils ont enfin leur
place au CA, les précaires comptent
faire aboutir leurs revendications.
A commencer par l’exonération des
frais d’inscription pour les docto-
rants et la contractualisation des
vacataires. Hugo, doctorant et
membre élu du CA, considère ces
deux points comme la première
étape pour améliorer la situation :
«Faire reconnaître notre statut de
travailleur, c’est la base. Quand on
aura obtenu ça, on pourra aller plus
loin.» D’autant que, sur ces sujets, le
président de l’université a le droit
d’agir directement. Et si les précai-
res tenaient à faire leur trou au CA,
ce n’est pas pour rien : «Ce sont les
membres du conseil d’administra-
tion qui élisent le président de la fac.
Là, on a un poids, car les candidats
ont besoin de nos votes. On peut faire
pression» , explique Joana, membre
du CECPN, attachée temporaire
d’enseignement et de recherche en
philosophie.
Le collectif, créé en novembre,
compte une cinquantaine d’adhé-
rents. En siégeant au CA, ses mem-
bres espèrent pérenniser leur
mobilisation. «La première bataille,
c’est d’établir un rapport de force
sur le long terme» , explique Hugo.
Comme le reste du collectif, il espère
que son action pourra servir de mo-
dèle aux autres universités : «Pour
lutter, il faut exister, et cette élection
le permet. On a besoin d’une armée de
précaires mobilisés, et pour ça il faut
commencer la bataille localement.»
CASSANDRE LERAY

A Nanterre,


le bras de fer


des non-titulaires


Quatre enseignants
précaires ont été élus
le mois dernier
au conseil
d’administration
de l’université.

découverte, pour les 80 ans du CNRS. PHOTO B. DURAND. HANS LUCAS

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