Libération - 05.03.2020

(Michael S) #1

2 u Libération Jeudi 5 Mars 2020


D


ix ans après le début de
ses activités aux Etats-Unis,
les nuages s’amoncellent
au-dessus d’Uber, et 2020 s’an-
nonce comme une année cruciale.
La start-up devenue multinationale
n’a toujours pas trouvé les moyens
de s’inscrire durablement dans le
paysage économique mondial : l’en-
treprise a affiché 8,5 milliards de
dollars de pertes pour 2019, liées
aux résultats des trimestres précé-
dents et aux frais de son entrée en
Bourse. Elle a promis d’être à l’équi -
libre d’ici la fin 2020, mais la déci-
sion tombée mercredi de la Cour de
cassation, requalifiant en «contrat

de trottinettes et vélos électriques.
Pendant ces dix années de crois-
sance intense, Uber n’a cessé de
prôner un monde idéal où l’utilisa-
teur aurait accès, via une seule
appli cation, à un chauffeur, un plat
ou un job en intérim près de chez
lui. Cette utopie (controversée) est
aujourd’hui particulièrement me-
nacée, alors que la multinationale
fait face à de vives polémiques qui
pourraient bien entraîner sa chute.

LA JUSTICE DU CÔTÉ
DES CHAUFFEURS
La décision de mercredi est inédite
en France pour Uber et elle est
vouée à faire jurisprudence. La rela-
tion qui unissait un chauffeur Uber
à la plateforme de VTC – jusqu’à ce
qu’elle désactive son compte
en 2017 – était bien un contrat de

travail, a estimé la Cour de cassa-
tion, confirmant un arrêt rendu par
la cour d’appel de Paris en jan-
vier 2019. Avant Uber, la plateforme
Take Eat Easy avait elle aussi été re-
cadrée par la plus haute juridiction
administrative française.
Si le directeur général d’Uber
France, Steve Salom, vante la «flexi-
bilité» et «l’indépendance» dont
bénéficieraient les chauffeurs (lire
ci-contre) , la Cour de cassation for-
mule une analyse radicalement dif-
férente : leur statut d’indépendants
n’est à ses yeux «que fictif». Pour la
juridiction, dès lors qu’un chauffeur
est connecté à la plateforme, il se re-
trouve attaché à Uber par un «lien de
subordination» , ce qui fait de lui
un salarié comme un autre. Le tra-
vailleur «ne constitue aucune clien-
tèle propre, ne fixe pas librement ses

tarifs ni les conditions d’exercice de
sa prestation de transport, qui sont
entièrement régies par la société Uber
BV», lit-on dans la décision.
Les chauffeurs mobilisés pour de
meilleures conditions de travail ont
ainsi toujours fait valoir qu’ils ne
connaissaient pas leur parcours à
l’avance, ni ce qu’allait leur rappor-
ter leur course. Ils encourent par
ailleurs des sanctions financières
s’ils prennent un itinéraire différent
de celui fixé par l’appli. Et s’il leur
est interdit de garder contact avec
un client pour des raisons de sécu-
rité compréhensibles, cela les em-
pêche du même coup de le fidéliser.
Uber ne découvre évidemment pas
ces critiques et se dit prêt à répon-
dre à certaines... maintenant que
la loi le demande. Entrée en vi-
gueur en décembre 2019, la loi

Par
FRANTZ DURUPT
et GURVAN
KRISTANADJAJA

ÉDITORIAL


Par
LAURENT JOFFRIN

Archaïque


ÉVÉNEMENT


La technologie est une belle
chose, et pourtant... D’un côté,
une demande latente de trans-
port individuel, de l’autre, des
jeunes qui cherchent un emploi,
souvent issus de quartiers défa-
vorisés. Et au milieu, une
application numérique maligne,
capable de réunir cette demande
et cette offre de manière souple
et instantanée. Sur cette idée très

libérale, trois mousquetaires ont
créé un empire du VTC qui a
essaimé partout dans le monde.
Uber était né.
Dans la foulée de cette innova-
tion de rupture, d’autres entre-
prises technologiques se sont
lancées, avec un succès compa -
rable. Les taxis traditionnels,
abrités par une réglementation
étroitement calibrée, avec nume-
rus clausus et règles strictes de
circulation, se sont retrouvés
débordés, au grand dam des
chauffeurs classiques. Mais
voilà : cette souplesse créatrice
d’emplois qui facilite la vie des
urbains des classes moyennes et
supérieures a aussi accouché
d’une nouvelle forme de travail,
individualisé, hyperflexible,
sans contrat fixe entre employé
et employeur, à la fois moderne
et archaïque, puisqu’on revenait

à l’ancien modèle des travailleurs
à la pièce, dispersés, isolés et
soumis à un entrepreneur impé-
rieux. C’est ce qu’on appelle
«l’ubérisation».
D’où l’importance de la décision
judiciaire prise mercredi en
France : loin d’être des entrepre-
neurs libres et autonomes, les
chauffeurs Uber sont des tra-
vailleurs attachés à une entre-
prise par un lien de subordina-
tion – des salariés comme les
autres. La fin d’un modèle? Peut-
être : la société Uber, grandie à
une vitesse supersonique, enre-
gistre des pertes tout aussi super-
soniques. Elle peut succomber.
A moins qu’elle ne s’adapte aux
règles plus civilisées qui régissent
le monde du travail. L’économie
de marché est efficace. Mais sans
régulation sérieuse, elle ne sus-
cite que la révolte.•

Au bord de la


crise d’Uber


La décision de la Cour de cassation de requalifier


en contrat de travail le lien unissant la multinationale


à un chauffeur assombrit un peu plus l’avenir du groupe,


déjà fragilisé par de vives polémiques sur les conditions


de travail, des interdictions d’activité dans plusieurs pays


et la révélation d’agressions sexuelles en série.


de travail» la relation entre Uber et
un chauffeur, vient d’assombrir
cette prévision optimiste.
Si elle a bouleversé l’économie in-
ternationale, la boîte montée par
Garrett Camp, Idir Hedjem et Travis
Kalanick est vulnérable comme
jamais. Elle doit d’abord cette ins -
tabilité à son développement ful -
gurant. Après son lancement
en 2010 à San Francisco – la plate-
forme est désormais implantée dans
69 pays –, Uber crée la polémique un
peu partout en décloisonnant un
marché réglementé et occupé de-
puis toujours par les taxis. En 2015,
la société diversifie ses activités avec
Uber Eats, branche spécialisée dans
la livraison de repas sur le même
modèle, et en 2019, elle arrive sur
le marché des nouvelles mobilités
avec Jump, son service de location
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