Libération - 05.03.2020

(Michael S) #1

4 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Jeudi 5 Mars 2020


S


teve Salom, 40 ans, est le di-
recteur général d’Uber en
France. Sept ans après ses dé-
buts à Paris, l’entreprise est à un
tournant dans l’Hexagone.
La Cour de cassation a confirmé
la requalification du contrat
d’un chauffeur Uber en salariat.
Comment réagissez-vous?
Cette décision ne reflète pas les rai-
sons pour lesquelles les chauffeurs
choisissent d’utiliser l’application

Uber. Ils le font en raison de l’indé-
pendance et de la flexibilité qu’elle
permet. Au cours des deux derniè-
res années, nous avons apporté de
nombreux changements pour don-
ner aux chauffeurs plus de contrôle
sur la façon dont ils utilisent l’appli-
cation, ainsi qu’une meilleure pro-
tection sociale. Nous continuerons
à les écouter et à apporter de nou-
velles améliorations.
Les chauffeurs ne devraient-ils
pas être des salariés plutôt que
des indépendants?
C’est la question fondamentale.
Lorsqu’on la pose aux chauffeurs, ce
qui ressort, c’est qu’ils souhaitent
cette flexibilité, cette indépendance :
à aucun moment nous ne leur de-
mandons quand et s’ils travaillent.
On n’a pas créé le modèle autour du
salariat, ce n’est pas comme ça que

la plateforme fonctionne, ni ce que
veulent les chauffeurs.
La liste des villes et des pays où
il y a des procédures contre Uber
s’allonge : à Genève, Londres, en
Colombie, en Allemagne...
Je ne suis pas sûr que la liste s’al-
longe. Historiquement, on a eu un
certain nombre de contentieux
parce qu’on est un acteur qui dis-
rupte. Mais effectivement, il y en a
et il faut que l’on fasse mieux pour
arriver à une situation où l’on n’a
aucun contentieux.
Est-ce que vous protégez suffi-
samment les chauffeurs?
Nous sommes conscients qu’une
plateforme comme la nôtre a aussi
des responsabilités. Et on aimerait
faire plus pour leur apporter plus de
protection. Mais on ne peut pas
franchir certaines lignes car si on le

fait, cela peut être utilisé comme un
indice pour requalifier la relation.
Par exemple, quand on offre une as-
surance avec Axa, on peut nous dire
«puisque vous offrez ça, c’est un in-
dice pour dire que ce sont vos em-
ployés». On essaie de faire ce que
l’on peut, sans aller trop loin.
Concrètement, combien d’heu-
res par jour travaille un chauf-
feur Uber?
Par mesure de sécurité, il est
impossible d’être connecté plus
de dix heures par jour. Pour les reve-
nus, net de tous frais et coûts, on est
à 9,15 euros de l’heure. [L’attachée de
presse ajoute : «S’il fait un 42 heures
par semaine, qui est plutôt la norme
dans le monde du transport, ça fait
à peu près 1 600 euros net par mois.»]
Un chauffeur doit travailler à
temps plein pour toucher
1 600 euros, mais il doit rouler le
plus possible pour mieux gagner
sa vie : où est la flexibilité?
D’abord, tous ne choisissent pas le
temps plein. Ils ont tous le choix de
travailler pour plusieurs applica-
tions. Il y a très peu de métiers qui
offrent cette flexibilité. Par exem-
ple, la course peut être plus longue
chez Uber que chez Kapten, et un
chauffeur va préférer une course
courte car il aura envie d’aller dé-
jeuner. S’il est malade, il n’y a pas de
certificat de médecin, il choisit sim-
plement de ne pas travailler.
Mais il n’est pas payé...
Non, c’est ça la flexibilité. Par exem-
ple, si vous décidez de partir voya-
ger pendant trois mois, vous arrêtez
simplement de travailler. Par
ailleurs, si vous êtes malade, on
fournit une assurance gratuite-
ment. Maintenant, on peut imagi-
ner un monde dans lequel tous les
chauffeurs sont salariés. Il faudrait
tout repenser et reconstruire en ter-
mes d’obligations : travailler la nuit,
le samedi avec des horaires. Et la
plupart des chauffeurs n’ont pas en-
vie qu’on les force à faire ça.
Certains chauffeurs s’inquiètent
d’être suspendus si des clients
leur mettent des notes infé -
rieures à 4,5 / 5...
Ce que l’on regarde, c’est les 1 % qui
ont les notes les plus basses. Dans
ces cas-là, il y a des gros problèmes
de comportement. Est-ce que le fait
de les désactiver veut dire que ce
sont des employés? Je pense que
c’est possible de travailler avec un
contracteur et rompre la relation
quand le service n’est pas du tout à
la hauteur. Le chauffeur a la possi-
bilité de faire un recours devant un
comité d’appel constitué exclusive-
ment de chauffeurs.
En Californie, Uber a décidé d’as-
souplir ses règles sous la pres-
sion d’une loi. Est-ce que vous
pourriez faire la même chose en
France?
On doit respecter la loi, donc on le
fera toujours. Si elle nous oblige à
être plus flexibles, on fera les amé-
nagements. On essaiera toujours de
trouver le bon équilibre pour être en
règle avec ce qu’exige la législation,
mais en proposant la meilleure
expérience possible. Notre modèle
doit continuer de s’adapter. Ce que
l’on ne veut pas, c’est être dans une
situation où soit vous êtes employé,
soit vous êtes indépendant.

F i n 2 0 1 9, d e s f e m m e s o n t
témoigné de viols et d’agres-
sions sexuelles de la part de
chauffeurs Uber sur le hashtag
#UberCestOver. Quelle a été
votre réponse à ces cas?
C’est un mouvement qui était très
important et courageux de la part
des victimes. Cela montre à quel
point la sécurité est importante.
Chacune des victimes sur la plate-
forme Uber a été recontactée de
manière systématique, même si on
nous a accusés de ne pas l’avoir fait.
Systématiquement aussi, le chauf-
feur a été désactivé. On vérifie phy-
siquement les papiers chaque an-
née. On a notamment mis en place
un système de selfie pour s’assurer
que c’est la bonne personne derrière
le volant, et il y a un bouton d’appel
d’urgence. Lorsqu’il y a des arrêts
trop longs, on a des systèmes
d’alerte. C’est important que l’on
fasse beaucoup mieux que ce qu’on
a fait par le passé, c’est pour ça
qu’on s’est associé avec le collectif
féministe contre le viol avant même
le hashtag “UberCestOver”. On a
mis en place un financement par
Uber via le collectif d’un accompa-
gnement psychologique et juri -
dique de chacune des victimes. On
a un partenariat avec la police judi-
ciaire, il y a un partage des données
qui est immédiat. Il y a eu beaucoup
de manquements par le passé. Mais
on essaye de faire toujours mieux.
En 2017, Uber n’a payé que
1,4 million d’euros d’impôts en
France grâce à un montage fiscal
passant par les Pays-Bas, les Ber-
mudes et le Delaware. Cela pose
question, non?
Uber France est une société fran-
çaise qui paye des impôts en
France. Uber est soumis à la taxe
Gafa, nous allons la payer. Je ne sais
pas exactement quel est le système
actuellement, mais nous avons des
bureaux en France dans plusieurs
villes et, en tant que multinationale,
une société en effet au Pays-Bas où
nous avons un siège fiscal.
Et aux Bermudes?
Je ne sais pas exactement ce qu’il se
passe aux Bermudes et quel est le
système de manière générale. Je ne
suis pas fiscaliste, donc j’ai du mal
à vous répondre dans le détail. Mais
on pense qu’on est un vrai contribu-
teur de l’économie française.
Le mot “ubérisation” dénonce
les dérives des nouvelles formes
de travail. Que vous inspire ce
terme?
Nous avons peu de contrôle là-des-
sus, je pense qu’on a disrupté un mo-
dèle. On l’a fait dans le passé de ma-
nière agressive. Aujourd’hui, Uber
est une compagnie qui compte plu-
sieurs dizaines de milliers d’em-
ployés, des millions de chauffeurs et
plusieurs dizaines de millions d’uti-
lisateurs : on ne peut plus se com-
porter comme on le faisait quand on
était une start-up. On essaye de res-
ter disruptif, mais de manière plus
responsable. Ce sera le défi d’Uber
dans les années à venir. Si on conti-
nue d’exister, on espère que la con-
notation de ce terme deviendra plus
positive. Et ce peut être un bon chal-
lenge pour nous d’y contribuer.
Recueilli par FRANTZ DURUPT
et GURVAN KRISTANADJAJA

«On n’a pas créé


le modèle d’Uber


autour du salariat»


Malgré la décision
de la Cour de cassation,
le directeur général
de la filiale française
de la plateforme
défend vaille que vaille
les méthodes
de son entreprise.

ÉVÉNEMENT


Steve Salom, mardi, à Paris. PHOTO ÉDOUARD CAUPEIL
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