Le Monde - 04.03.2020

(Brent) #1

14 |france MERCREDI 4 MARS 2020


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A Clichy, le tramway « désenclave les âmes »


En décembre 2019 était inauguré le tronçon du T4 reliant la ville de Seine­Saint­Denis au RER


REPORTAGE


E

lles ont à peine 15 ans et
pensent déjà à leur curri­
culum vitae, à ce nom,
chargé de fantasmes et
de discriminations, qu’elles de­
vront un jour inscrire dans la
case « adresse » : Clichy­sous­
Bois, Seine­Saint­Denis. Un mo­
ment qu’elles redoutaient – « Cli­
chy, ça fait peur aux gens sur un
CV » –, du moins jusqu’au 14 dé­
cembre 2019.
C’est à cette date que le dernier
tronçon du tramway T4 a été inau­
guré, à cette date que Yasmine,
Aïssatou, Fatoumata, Leila, Yricia
et Abissetou ont commencé à en­
visager l’avenir – un peu – plus se­
reinement. « On n’a plus l’impres­
sion de vivre dans une ville­ghetto
repliée sur elle­même, lance Fatou­
mata, attablée avec ses copines au
fast­food Chicken Spot. Le regard
des autres sur notre ville va évo­
luer. » « Avant, on dégoûtait tout le
monde, renchérit Aïssatou. Ça fait
du bien qu’on s’occupe de nous. »
Pour les habitants de cette
commune de 30 000 âmes, plus
connue du grand public pour ses
faits divers que pour sa résidence
d’artistes Ateliers Medicis, l’arri­
vée du tramway – qui relie Bondy
(où se trouve le RER E) à Montfer­
meil, en passant notamment par
les Pavillons­sous­Bois et Clichy­
sous­Bois – représente bien da­
vantage qu’un gain de temps
pour rejoindre Paris ou Aulnay­
sous­Bois (RER B) – depuis 2006,
le T4 assurait une liaison en­
tre Bondy et Aulnay­sous­Bois.
« Voir le tram, c’est déjà un bon­
heur, s’émerveille Benyoussef
Bouzidi, 58 ans, Clichois de lon­
gue date et président d’honneur
du collectif AC Le Feu, en admi­
rant les voies recouvertes de pe­
louses et bordées d’arbres (plus
de 500 ont été plantés ainsi que
25 000 arbustes et plantes). C’est
tellement joli, c’est le fruit d’une
bataille de toute une vie, ça fait
beaucoup de bien d’avoir du beau
dans nos quartiers, pour nous,
cela signifie que l’Etat, la France,
mise enfin sur nous. »
A Clichy­sous­Bois et Montfer­
meil, cela faisait plus de quinze
ans que le tramway était attendu
et trois ans que les travaux
avaient démarré (pour un budget
de 370 millions d’euros). L’objec­
tif : relier Livry­Gargan à Montfer­
meil afin de désenclaver ces villes
proches de Paris mais mal des­
servies par les transports en
commun. Si seulement 15 kilomè­
tres séparent Clichy­sous­Bois de

Paris, il fallait compter au moins
une heure trente, voire une heure
quarante, en transports en com­
mun, pour s’y rendre.
Batina Beauregard a 60 ans, un
bonnet vissé sur la tête et un
chariot chargé d’emplettes : elle
vient de faire ses courses au petit
centre commercial du Chêne
Pointu, à deux stations de tram­
way de chez elle. « Le tramway, ça
nous donne la force de sortir plus
souvent et de venir faire nos peti­
tes courses », dit­elle, assise sur
un banc à la station Clichy­sous­
Bois­Mairie. Femme de chambre
en intérim dans un hôtel du parc
d’affaires Paris Nord 2 depuis
huit ans, elle gagne une demi­
heure sur chacun de ses trajets,
soit une heure par jour. Elle reçoit
également plus souvent amis et
membres de sa famille, qui vien­
nent désormais lui rendre visite
plus volontiers. « Notre ville, elle
est en train de devenir trop belle »,
se réjouit­elle.

Déplacements inter-banlieues
A Clichy­sous­Bois, la journée du
14 décembre a été « une vraie
fête », raconte Benyoussef Bou­
zidi, qui a donné de la voix avec
son groupe de musique lors d’un
bal et d’une kermesse organisés

l’après­midi. Sous les applaudis­
sements et les cris de joie, plu­
sieurs centaines d’habitants de la
cité du Chêne­Pointu ont grimpé
dans la rame inaugurale au pied
de ce quartier qui a servi de décor
au film Les Misérables de Ladj Ly.
C’est ici, dans cette rési­
dence privée très dégradée de
1 500 logements (entre 6 000
et 8 000 habitants), que vivait
Bouna Traoré, l’un des deux ado­
lescents morts en 2005 dans un
transformateur électrique après
une course­poursuite avec des
policiers, événement déclen­
cheur d’une vague de violences
urbaines qui ont secoué le pays.
Ici que classes moyennes et
cadres s’étaient pressés dans les

années 1960 avec la promesse
d’une autoroute et d’un métro
aérien. Deux projets qui n’auront
jamais vu le jour.
Aujourd’hui, près des deux tiers
des habitants vivent sous le seuil
de pauvreté. « L’enclavement n’est
pas seulement territorial, il est
aussi psychologique, avec cette
sensation d’avoir sa place nulle
part, en tout cas nulle part en de­
hors de la cité, explique M. Bouzidi.
Le tramway aide aussi à
désenclaver les âmes. » « Sans vrai
réseau de transports, on se sent as­
signés à résidence et pas aidés pour
en sortir, témoigne Olivier Klein,
maire socialiste qui a grandi au
Chêne Pointu, où ses parents se
sont installés en 1966. C’est essen­
tiel pour désenclaver un territoire. »
Une première Opération de re­
qualification des copropriétés dé­
gradées (ORCOD) d’intérêt natio­
nal avait été décidée en 2015, sui­
vie d’une opération de rénova­
tion urbaine. A terme, toutes les
barres seront démolies (plus de
400 millions d’euros de budget
pour un chantier qui devrait s’éta­
ler jusqu’en 2030). Ces travaux
font suite aux vastes program­
mes de rénovation urbaine enga­
gés dans plusieurs quartiers HLM
traversés par le tramway. Objec­

tif : métamorphoser le visage de
ces villes­ghettos où « les dépla­
cements inter­banlieues sont un
enjeu majeur », souligne Wael
Sghaier, 33 ans, du MediaLab 93
(incubateur de médias et créa­
tifs urbains) et réalisateur du do­
cumentaire Mon incroyable 93.
« Pour nous, l’arrivée du tramway
est une vraie révolution, pour­
suit­il, cela veut dire qu’on a le droit
à la mobilité, comme tout le
monde, les habitants pensent à
leurs enfants, à leurs études, aux
universités auxquelles ils auront
éventuellement accès. C’est aussi
l’idée qu’on a les mêmes droits
que les Parisiens : pouvoir circuler
à pied, avoir des espaces communs
agréables... »

La crainte de la gentrification
« Quand j’emprunte le tram,
déjà, psychologiquement, ça va
mieux, confie Nawufal Moha­
med, 30 ans, qui habite Clichy­
sous­Bois depuis bientôt vingt
ans. Quand j’arrive à Bondy, je ne
suis plus qu’à quatre stations de
RER de Paris. Pour moi, le gain de
temps n’est pas si extraordinaire,
mais, dans la tête, ça change tout,
ça paraît beaucoup plus fluide. »
Même si cette arrivée tant espé­
rée s’accompagne de craintes.

Celle de la gentrification et de la
hausse des loyers : « Nombre d’ha­
bitants ont peur d’être chassés de
chez eux et repoussés toujours
plus loin une fois que les choses
s’arrangent », dit Wael Sghaier.
Celle, aussi, de rester « au service
de Paris ». « La question de savoir si
on va mettre des parkings géants
dans les banlieues, aux entrées de
la capitale, pour faciliter le déve­
loppement des mobilités douces
[vélo, trottinettes...] pour les Pari­
siens, inquiète de nombreux habi­
tants », poursuit le réalisateur.
D’autres réserves se font déjà sen­
tir : la suppression à venir du bus
601 (qui relie la gare du Raincy à
l’hôpital de Montfermeil) qui pré­
occupe les habitants et les pannes
et autres incidents techniques à
répétition qui rendent le tramway
« pas toujours fiable ».
« Entre les pannes et les grèves,
l’appropriation prend un peu
plus de temps que prévu », con­
sent Olivier Klein. « En espérant
que cela s’arrange avec le temps »,
dit Nawufal Mohamed, en CDI à
la Maison de l’habitat de Mont­
fermeil, qui pense avant tout à
ce que l’arrivée du tramway va
changer en termes d’emplois
pour les habitants des quartiers
traversés par le tramway. « Cela
va nous donner accès aux grands
bassins d’emploi franciliens
comme Disney ou Roissy beau­
coup plus facilement, on va pou­
voir étendre nos recherches, les
employeurs seront moins effrayés
par nos temps de transport... On
va enfin pouvoir aller chercher du
boulot là où il y en a! »
Pas sûr cependant que cela suf­
fise à « lutter contre la stigmatisa­
tion du jeune de quartier », mais
« ça peut y contribuer », espère­t­il,
tout en listant les discriminations
qu’il « porte sur [son] dos » : son
patronyme, d’abord – « première
alerte » ; sa couleur de peau, « je
suis black » – « seconde alerte » ; sa
religion ensuite, « je suis musul­
man » – « troisième alerte » ; son
adresse, Clichy­sous­Bois – « qua­
trième alerte » ; son jeune âge –
« cinquième alerte » ; et enfin, « je
suis militant antiraciste » –
« sixième alerte ».
« Nous sommes en train de ga­
gner la bataille du désenclave­
ment territorial, conclut Benyous­
sef Bouzidi, mais pas encore la
guerre contre les inégalités et
les discriminations. » Le dernier
tronçon du T4 reliant la station
Arboretum à l’hôpital de Mont­
fermeil devrait être mis en ser­
vice au printemps.
louise couvelaire

Le projet de tours jumelles de la Défense s’enlise


Le maire de Courbevoie a refusé de prolonger le permis de démolir les bâtiments existants à l’emplacement du projet


L


es deux tours Hermitage,
à la Défense, ne seront
peut­être jamais édifiées,
au grand dam de leur promoteur,
l’homme d’affaires russe Emin
Iskenderov. Jacques Kossowski,
maire de Courbevoie (Hauts­de­
Seine), pourtant soutien de la
première heure, a, le 27 février,
refusé une énième prolonga­
tion du permis de démolir de
deux des bâtiments existants à
cet emplacement.
Ce refus signe l’arrêt d’un projet
pharaonique de 3 milliards
d’euros, lancé en 2008 : deux
tours culminant à 323 mètres et
dépassant tous les autres bâti­
ments alentour – mais respectant
la primauté de la tour Eiffel
(324 mètres, antennes comprises)


  • comprenant des bureaux, un
    hôtel, des appartements de luxe,
    le tout dessiné par l’architecte
    britannique Norman Foster...
    Toutefois, son initiateur espère


encore livrer une des deux tours
à l’été 2024, lors des Jeux olympi­
ques, et l’autre un an plus tard.
« Nous avons toutes les autorisa­
tions nécessaires, purgées de tout
recours, soutient M. Iskenderov,
et n’avions demandé le prolonge­
ment de ce permis de démolir que
par précaution. Les premiers tra­
vaux étaient bien entamés avant
la date de péremption du permis,
ce qui le prolonge de facto. »
Une affirmation que récuse Ka­
rim Larnaout, conseiller munici­
pal écologiste de Courbevoie : « La
période de grâce est terminée, ce
projet perd son dernier soutien
avec le refus de Jacques Kos­
sowski », estime cet opposant au
projet. Pour les tours Hermitage,
c’est un coup dur, d’autant plus
dur que l’Etablissement public
Paris­La Défense, aménageur des
lieux, prend aussi ses distances :
« Le protocole d’accord avec le pro­
moteur est éteint », confirme cet

organisme, en précisant que
M. Iskenderov « n’a jamais versé le
moindre centime » pour acheter
les droits à construire et qu’il lui
est désormais réclamé 30 mil­
lions d’euros à titre de compensa­
tion pour l’immobilisation des
terrains pendant plus de dix ans.
« L’accord signé avec l’aménageur
est valable jusqu’en juin 2020,
rétorque Emin Iskenderov. J’ai
adressé, le 19 février, une mise en
demeure à tous les administra­
teurs de l’Etablissement public et
je leur réclame, en cas de rupture
unilatérale, des dommages et inté­
rêts de 1,031 milliard d’euros. »

Familles expulsées
Le président de Paris­La Dé­
fense, Patrick Devedjian, envi­
sage pourtant d’autres projets à
cet emplacement qui auraient dû
être dévoilés à la mi­mars, à Can­
nes (Alpes­Maritimes), à l’occa­
sion du Marché international des

professionnels de l’immobilier
(Mipim), mais ce rendez­vous an­
nuel est reporté pour cause de
coronavirus. Il est donc loin le
temps où le projet des tours
Hermitage bénéficiait du sou­
tien de personnalités haut pla­
cées. Le président du Conseil
départemental des Hauts­de­
Seine d’alors, le même Patrick
Devedjian, avait, lors du Mipim
2009, dévoilé en personne la
maquette de ce projet devant
« lancer la régénération du quar­
tier d’affaires de la Défense ».
Au­delà des bisbilles politico­
administratives et financières,
l’échec de ce projet est tragique
pour les anciens habitants des bâ­
timents à démolir. Trois immeu­
bles de logements sociaux et in­
termédiaires, une denrée pour­
tant rare dans ce quartier, ont été
vidés de leurs 250 familles et
celles qui ont tenté de résister
l’ont payé cher : « Je défends huit

familles expulsées manu militari,
témoigne Me Armelle de Coulhac­
Mazérieux, avocate. Un jour
d’août 2018, des policiers armés
ont fait irruption à 6 heures du
matin et laissé quelques minutes
aux locataires pour faire leurs ba­
gages. Ils en sont encore traumati­
sés, aujourd’hui. » Seules quatre
familles habitent toujours les
lieux et, si elles n’acceptent pas
les solutions de relogement, elles
risquent aussi l’expulsion.
Tous les recours administratifs
menés par l’Association Vivre à La
Défense contre les tours Hermi­
tage ont échoué, « mais le promo­
teur, qui réclamait 60 millions
d’euros à cette association pour re­
cours abusif, a été débouté le 8 no­
vembre 2018 par la cour d’appel de
Versailles, précise l’avocate, et l’ac­
tion civile pour contester les expul­
sions et exiger la réintégration des
locataires est en cours ».
isabelle rey­lefebvre

A Clichy­sous­
Bois, lors de
l’inauguration
de la nouvelle
branche du T4.
LAURENT HAZGUI/
DIVERGENCE

« Pour nous,
c’est une vraie
révolution, cela
veut dire qu’on
a le droit à la
mobilité, comme
tout le monde »
WAEL SGHAIER
réalisateur

É D U C AT I O N
Les épreuves
du bac pourraient
être délocalisées
Le ministre de l’éducation,
Jean­Michel Blanquer,
n’exclut pas de « délocaliser »
les épreuves communes
de contrôle continu du bac
dans des centres d’examen.
Depuis leur lancement le
20 janvier, ces épreuves, bap­
tisées E3C, ont été perturbées
dans des dizaines d’établisse­
ments, notamment à Paris.
« Ça concerne moins de 1 %
des établissements », a­t­il
précisé. – (AFP.)

PA U V R E T É
La Fondation Abbé
Pierre « récompense »
les dispositifs anti-SDF
La Fondation Abbé Pierre a
distingué Paris et Lyon pour
les pires dispositifs anti­SDF
édifiés dans ces deux villes.
Un rail de fer installé tout au
long d’une bordure de jardin
à Lyon ou des poteaux en
métal plantés dans l’entrée
d’un immeuble du 10e arron­
dissement de la capitale
ont été « primés ». – (AFP.)
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