18 |économie & entreprise MERCREDI 4 MARS 2020
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Hongkong contrainte
de changer de modèle
Autrefois capitale asiatique de la mode
et de l’hôtellerie haut de gamme, l’excolonie
britannique souffre de la disparition des touristes
chinois en raison des tensions politiques
et de la crise sanitaire due au Covid
hongkong correspondance
A
près huit mois
de manifesta
tions antigou
vernementales
démarrées en
juin 2019, dans
un contexte économique déjà af
faibli, l’irruption du Covid19 a
forcé en quelques semaines la
quasifermeture des frontières
avec la Chine continentale. Cette
accumulation de facteurs néga
tifs va accélérer les changements
structurels de l’ancienne colonie
de la couronne britannique.
Pour commencer, la petite ré
gion administrative spéciale
(RAS), un village à l’échelle de la
Chine, qui jouit théoriquement
jusqu’en 2047 d’un « haut degré
d’autonomie », selon le principe
« un pays [la Chine], deux systè
mes [le communisme chinois et
le capitalisme]», risque de perdre,
pour de bon, son rôle de meilleur
« shopping mall » (« centre com
mercial ») de Chine et d’Asie. De
puis une vingtaine d’années, ce
statut vaut au minuscule terri
toire d’attirer des dizaines de mil
lions de visiteurs – 65 millions
en 2018, un record, presque dix
fois plus que sa population
(7,4 millions).
Alors que 80 % de ces touristes
viennent de Chine continentale,
cette clientèle a dynamisé mais
aussi déformé l’économie locale.
Pour satisfaire ces touristes à l’ap
pétit insatiable, les plus grandes
marques françaises ont ouvert à
Hongkong deux ou trois fois plus
de magasins qu’à Paris. Il en va de
même pour les restaurants et les
hôtels haut de gamme.
Mais la propagation de l’épidé
mie de Covid19, à partir de mi
janvier, a quasiment mis un
terme aux arrivées de visiteurs à
Hongkong, déjà en chute libre à la
suite des manifestations qui ont
secoué la ville depuis huit mois.
On est passé, en un an, de près de
200 000 arrivées quotidiennes, à
3 000 fin février. Même si Hong
kong reste l’une des premières
places financières au monde et
que ce secteur n’a pour le mo
ment quasiment pas été touché,
son modèle commercial est, lui,
au bord de l’effondrement.
Pour certains commerces, res
taurants et hôtels qui étaient de
venus hyperdépendants de ce
tourisme, la situation est catas
trophique. « Les restaurants et
l’hôtellerie étaient déjà fortement
touchés en fin d’année. Depuis le
virus, le secteur de la restauration
a connu une chute de 65 % de ses
revenus. Les grands banquets ont
été annulés et il ne reste que quel
ques petits mariages, relève Jac
ques Boissier, directeur général
de Classic Fine Foods Hongkong
et Macao, premier importateur de
produits alimentaires de luxe.
Avec les compagnies aériennes qui
ont fortement réduit leurs vols jus
qu’à fin avril, et les écoles qui res
tent fermées encore deux mois, il
va forcément y avoir un nettoyage
du marché. Et on ne voit pas de sor
tie de crise avant l’été. »
RENÉGOCIATION DE LOYERS
« Le trafic dans les malls a chuté de
90 % sur une base qui n’a fait que se
dégrader depuis neuf mois », ob
serve Jacques Penhirin, directeur
d’Oliver Wyman à Hongkong. Le
consultant en stratégie rappelle
qu’avec la dévaluation du yuan et
les progrès des offres en Chine,
l’expérience d’achat de produits de
luxe à Hongkong avait déjà beau
coup perdu de son attractivité.
« Internet a peu à peu obligé les
grandes marques à être plus trans
parentes sur leurs prix d’un pays à
l’autre, ce qui a fait perdre à Hon
gkong, longtemps moins chère,
son principal avantage dans ce
secteur. Les crises actuelles ne sont
que des accélérateurs de la trans
formation déjà en cours », ajoute
Pascal Martin, partenaire d’OC&C
Strategy dans l’excolonie britan
nique. En outre, l’hostilité affi
chée d’une partie de la popula
tion locale à l’égard des « cou
sins » continentaux ne fait que
retarder un retour à la normale
auquel plus personne ne croit
vraiment.
« Parmi les entreprises françaises
implantées à Hongkong, essentiel
lement autour du service, du tou
risme et du commerce, les prévi
sions budgétaires les plus pessi
mistes en fin d’année 2019 [après
sept mois de troubles sociaux]
sont devenues, un mois plus tard,
les plus optimistes, compte tenu
du virus », résume MarieHélène
Prévot, directrice de Tribe22,
agence de solutions « retail » et
présidente des conseillers du
commerce extérieur (CCE) à
Hongkong. « 60 % des sociétés
françaises établies à Hongkong es
timent que la reprise d’activité
pourrait attendre juillet », ajoute
telle, sur la base d’une enquête
réalisée par les CCE en février.
Dans le secteur du luxe, les mar
ques les plus touchées ont connu
des baisses de chiffre d’affaires
mensuel allant jusqu’à 80 %. Cer
taines en ont profité pour renégo
cier leurs loyers, alors que Hong
kong détient le titre du pasde
porte le plus cher au monde. En
janvier, la marque phare du
groupe LVMH, Louis Vuitton, a dé
frayé la chronique en annonçant
son intention de quitter sa bouti
que de 900 mètres carrés, située
au premier étage du centre com
mercial Times Square, à
l’échéance du bail, en juin.
Selon les chiffres publiés dans la
presse, la marque payait 5 mil
lions de dollars de Hongkong
(580 000 euros) de loyer mensuel
à l’un des milliardaires de l’immo
bilier hongkongais, Peter Woo, pa
tron du groupe Wharf. Mais après
le choc de l’annonce, qui se vou
lait un avertissement à tous les
propriétaires afin qu’ils revien
nent à la raison après des années
d’excès, des négociations confi
dentielles ont eu lieu et Louis
Vuitton gardera sa boutique dans
le grand centre commercial, au
moins provisoirement. Au mois
d’août 2019, Prada avait, de son
côté, dénoncé le bail de 9 millions
de dollars de Hongkong (1 million
d’euros) de loyer mensuel que la
marque italienne payait pour sa
boutique de Causeway Bay.
Si les grandes marques ont du
poids dans leurs négociations
avec les redoutables landlords du
territoire, des centaines de petits
commerces, étranglés par des
loyers qu’ils ne parviennent pas,
eux, à faire baisser, sont en faillite.
Une centaine de restaurants ont
déjà mis la clé sous la porte. « Les
salariés sont obligés de prendre des
congés sans solde. Certains lieux
n’ont plus les moyens de payer leur
loyer, d’autres leurs fournisseurs »,
constate Jacques Boissier.
« Les petites marques fonction
nent avec quelques mois de tréso
rerie. On a tout brûlé pendant les
mois de manifestations. Ce que
l’on gagne en ce moment ne cou
vre même pas nos loyers », con
firme Aude Bousser, cofondatrice
de LBB Asia, qui représente plu
sieurs marques de mode dans le
segment « luxe abordable ». Son
entreprise est passée de trente sa
lariés à douze en quelques mois.
Elle estime, elle aussi, que le rôle
de Hongkong est en pleine méta
morphose. « Nous expliquons aux
nouvelles marques qui visent la
Chine qu’elles n’ont plus besoin de
passer par Hongkong. Ce n’est plus
un passage obligé, mais la cerise
sur le gâteau », ajoutetelle.
SORTIR LE MOINS POSSIBLE
Logiquement, les entreprises cen
trées sur la clientèle locale ont
beaucoup moins souffert de la
baisse des touristes. Elles repré
sentent l’avenir commercial de
Hongkong : un marché recentré
sur sa clientèle locale, avec certes
des touristes qui reviendront tôt
ou tard, mais plus dans la dispro
portion qui s’était mise en place.
C’est le cas des magasins De
cathlon, même si ceuxci ont dû
fermer plus d’une cinquantaine
de fois au cours des manifesta
tions depuis juin 2019. Le groupe
de distribution de produits spor
tifs, comme nombre d’autres
marques, notamment Tmall, la
première plateforme chinoise de
vente de marques en ligne, a vu
des milliers de produits (masques
de plongée, bodyboards, raquet
tes, bâtons de randonnée...) blo
qués à la frontière en raison de
leur utilisation potentielle par les
manifestants. Les douanes retien
nent également tous les vête
ments noirs, couleur la plus com
mune des habits de sport mais
aussi couleur de ralliement des
manifestants.
Les rideaux baissés et les appels
des autorités à sortir le moins pos
sible ont aussi eu d’autres effets
inattendus. Le premier a été de
donner un coup de fouet aux ven
tes sur Internet, secteur où Hong
kong affichait un énorme retard.
« On essaye d’accélérer cette évolu
tion », indique Marc Zielinski, le
directeur de Decathlon à Hong
kong, qui estime qu’il s’agit là
d’une transformation majeure.
« En un an, tandis que le trafic
dans notre showroom a baissé de
moitié, en ligne, il a été multiplié
par dix », confirme Diego Dultzin,
cofondateur de OnTheList, une
société de vente privée (déstoc
kage) de marques premium qui a
ouvert son site fin 2017. Autre con
séquence du virus, les Hongkon
gais sont davantage enclins à
manger chez eux, ce qui bénéficie
aux ventes d’alimentation de dé
tail, à la restauration à emporter
et aux sociétés de livraison.
Il se peut même que cette pé
riode de crise rende les Hongkon
gais un peu plus hédonistes. « Le
contexte sanitaire incite les gens à
aller dans les parcs plutôt que
dans les centres commerciaux.
Malgré la fermeture des piscines,
des tennis et des salles de sport pu
bliques [dans le cadre de la lutte
contre le coronavirus], nos ventes
augmentent à nouveau, observe
Marc Zielinski. Les gens achètent
plus de rollers et de trottinettes
que jamais. »
Decathlon a néanmoins dû fer
mer soudainement un de ses ma
gasins, samedi soir, quand des
heurts ont à nouveau éclaté dans
le quartier de Mongkok entre
manifestants antigouvernemen
taux et forces de l’ordre juste de
vant l’entrée ; signe que la crise
sociopolitique, un temps étouf
fée par la crise sanitaire, est loin
d’être résolue.
florence de changy
Dans le secteur
du luxe,
les marques
les plus touchées
ont connu
des baisses de
chiffres d’affaires
mensuels
jusqu’à 80 %
« Les crises
actuelles
ne sont que des
accélérateurs de
la transformation
déjà en cours »
PASCAL MARTIN
partenaire d’OC&C Strategy
PLEIN CADRE
A Hongkong, le 26 février. VINCENT YU / AP