Le Monde - 04.03.2020

(Brent) #1

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INTERNATIONAL


MERCREDI 4 MARS 2020

0123


tel­aviv (israël) ­ envoyé spécial

I

l lui fallait s’empresser de
proclamer sa victoire pour la
rendre inéluctable. Au parc
des expositions de Tel­Aviv,
mardi 3 mars vers 2 heures du ma­
tin, Benyamin Nétanyahou inter­
rompt une salle en liesse, aux al­
lures de boîte de nuit, pour acter
la victoire de son parti, le Likoud,
aux élections législatives israé­
liennes, les troisièmes en un an.
Les drapeaux israéliens et améri­
cains s’abaissent. Un vieux guita­
riste en smoking fait silence. Un
homme retire son masque en
caoutchouc à l’effigie de « Bibi »
Nétanyahou, que certains em­
brassaient à pleine bouche quel­
ques heures auparavant.
Ce n’est rien de moins que « la
plus importante victoire de [sa]
vie », soupire le premier ministre,
d’autant plus « douce » qu’elle
s’impose « contre toute attente.
Nous avons fait face à des puissan­
ces immenses. Ils nous enterraient
déjà. Ils disaient que l’ère de Néta­
nyahou était finie », tonne­t­il, sa
voix de basse éraillée par près d’un
an de campagne ininterrompue.
Sur la base de 90 % des voix dé­
pouillées, le Likoud était en tête
mardi matin, avec 36 sièges et une
confortable avance sur ses rivaux
de Bleu Blanc (32). Mais au cours
de la nuit, M. Nétanyahou ne dit
rien des deux mandats qui man­
quent encore à son alliance avec
les partis ultranationalistes et re­
ligieux, pour former une majorité
à la Knesset (61 parlementaires).
Le décompte officiel s’égrènera
encore jusqu’à mardi soir. Un
siège gagné ou perdu ici et là ferait
une grande différence.
Le premier ministre ne s’est pas
embarrassé de doutes : il a promis
de former rapidement une coali­
tion de droite. Quand la foule sif­
flait son opposition, il n’a pas ex­
clu non plus un gouverne­
ment d’union avec son principal
rival, l’ex­chef d’état­major Benny

Gantz. Mais ce serait à ses condi­
tions. M. Nétanyahou mesure
aussi la lassitude des électeurs.
Ainsi, son ancien ministre de la
défense et rival, Avigdor Lieber­
man, doté d’un score décevant de
sept sièges, affirmait mardi matin
qu’il souhaitait épargner aux Is­
raéliens un 4e scrutin de rang.
Porté par une participation re­
cord depuis vingt ans (71 % selon
les sondages), M. Nétanyahou ef­
fectue un retour à la case doulou­
reuse de mai 2019, lorsqu’il lui
avait manqué un unique député
pour obtenir une majorité. Pour­
tant, cette fois­ci, le vent a tourné.
Ce n’est plus un premier ministre
en fin de règne qui sort usé du
scrutin, attendant son inculpation
imminente pour des faits de cor­
ruption, de fraude et d’abus de
confiance. La justice a avancé de­
puis lors, et ses partisans ont pro­
clamé, dans les urnes, leur hostilité
ou leur indifférence à ces charges.

Campagne « sale et lamentable »
Lundi soir, M. Nétanyahou n’a pas
non plus évoqué son procès, qui
s’ouvrira le 17 mars : une première
audience de pure forme. Le
premier ministre est parvenu à
faire de ce scrutin un référendum
sur le système judiciaire, qu’il a
promis d’attaquer frontalement.
Il se trouve aussi un peu plus à la
merci de ses alliés de la droite
messianique, qui lui rappelleront
sa promesse, répétée lundi soir,
d’annexer les colonies en
Cisjordanie, en application du
« plan Trump », tout en compro­
mettant la possibilité d’un Etat
palestinien.
Dans cette campagne désordon­
née, violente, M. Nétanyahou
s’est d’abord imposé par le ter­
rain, qu’il a parcouru inlassable­
ment, plus qu’aucun autre candi­
dat, et peut­être que tous réunis.
« Le parti est parvenu à aller cher­
cher des poches d’électeurs que les
sondeurs ne parvenaient plus à
voir : ceux qui avaient négligé de se

rendre aux urnes depuis avril, ou
qui tout simplement ne votaient
plus. M. Nétanyahou a été les cher­
cher un à un : il est sans doute le
meilleur “campaigner” du pays, et
l’un des meilleurs au monde »,
note la spécialiste des sondages
Dahlia Scheindlin.
C’est lui qui avait introduit en Is­
raël, dès les années 1980, l’usage
massif des études d’opinion pri­
vées, et la posture à l’américaine
du candidat en représentant de
commerce. Ces dernières semai­
nes, il a porté cet art à incandes­
cence, multipliant les promesses
ciblées aux juifs d’origine éthio­
pienne, aux partisans de la légali­
sation du cannabis, aux employés
de la compagnie aérienne El­Al...
M. Nétanyahou est apparu quasi­
ment seul en campagne, réduisant
les barons du Likoud à un rôle de
figuration, pour enchaîner jusqu’à
une dizaine de rendez­vous par
jour – un marché dans une ville de
la périphérie par­ci, un meeting
dans une petite colonie de Cisjor­
danie par­là... Tout cela en conser­
vant le teint frais, l’allure reposée
d’un jeune homme de 70 ans,
quand son rival, Benny Gantz, ac­
cusait manifestement la fatigue
physique des derniers jours.
Face à une droite à la discipline
de vote exemplaire, il n’est pas
assuré que le mouvement de M.
Gantz, Bleu Blanc, ait su tenir la
distance : la presse affirmait,
lundi, que la participation était
en retrait à Tel­Aviv, la capi­
tale économique indispensable à
l’opposition. M. Gantz pourra­t­il
survivre à ce scrutin? Dimanche
soir, il promettait de se main­
tenir à la tête d’un mouvement
disparate, au sein duquel ses ri­
vaux grondent.
Aucun coup bas ne lui a été épar­
gné : enregistrements clandes­
tins, accusations d’incompé­
tence, de faiblesse morale et
d’instabilité mentale, rumeurs
d’affaires extraconjugales sans
fondement, diffusées par le fils de

M. Nétanyahou, Yaïr. Dimanche,
en allant voter, le président Reu­
ven Rivlin, issu d’une droite d’un
autre temps, a exprimé « un senti­
ment de profonde honte », au
terme d’une campagne qu’il ju­
geait « sale et lamentable ».

Cannibalisation
Ce résultat acte l’échec de M.
Gantz à chasser sur les terres de
son rival, en faisant appel à une
droite modérée, lassée des fras­
ques de M. Nétanyahou. Sa forma­
tion maintient ses scores d’avril et
de septembre 2019, mais c’est au
prix d’une cannibalisation de ses
alliés de gauche. L’union des tra­
vaillistes avec le parti Meretz et la
petite formation Gesher est si­
phonnée : elle perd plusieurs siè­
ges, obtenant à peine sept man­
dats au total, selon le dépouille­
ment de 90 % des voix.
Depuis deux scrutins au moins,
leurs électeurs ne tenaient plus à
eux que par la crainte de voir ces
partis disparaître sous la barre
des 3,25 % qui permet l’entrée à la
Knesset. Une minorité paraît
avoir aussi basculé vers la liste
unie des partis arabe, qui réussit
le meilleur score de son histoire
(15 sièges) : la voilà renvoyée à sa
position classique, à la marge.
Dès mercredi, M. Nétanyhaou
cherchera des transfuges parmi
les petites formations du « bloc »
rival : le parti Gesher est un pre­
mier candidat. Mais c’est avant
tout à briser l’union de Bleu Blanc
qu’il s’emploiera. L’ancien minis­

tre de la défense Moshe Yalon, al­
lié très à droite de M. Gantz, est
une cible de choix.
M. Nétanyahou pourra­t­il me­
ner ces négociations en position
de force, au­delà des célébrations
du soir? La Cour suprême a re­
fusé, en janvier, de statuer trop
tôt sur la possibilité qu’un
homme poursuivi en justice,
même vainqueur dans les urnes,
ne soit appelé par le président Ri­
vlin à former un gouvernement.
Elle pourrait bientôt avoir à se
prononcer, sur un terrain diffi­
cile : rien dans le droit israélien
n’interdit en principe ce cas li­
mite, jamais prévu par le législa­
teur. Rien n’indique non plus
qu’elle soit prête à aller contre la
volonté des urnes.
M. Nétanyahou peut désormais
tenter d’affaiblir la Cour suprême,
en la privant d’une part de son
droit de censure sur les projets de
loi du Parlement. Il peut aussi ten­
ter de renvoyer le procureur géné­
ral, Avichaï Mandelblit, qui a osé
l’inculper en novembre. Après la
première audience de son procès,
prévue le 17 mars, il lui sera néan­
moins difficile de contrecarrer la
machine judiciaire en marche. Ce
procès, dans lequel plus de 300 té­
moins pourraient comparaître,
promet de s’étendre sur trois ou
quatre ans. M. Nétanyahou paraît
déterminé à aller au bout.
« Il est convaincu d’être innocent,
qu’il n’y a pas de bases juridiques
pour le condamner. C’est vrai que
l’acte d’accusation est fragile, sur le
fil. Pour chaque chef d’inculpation,
les “doutes raisonnables” abon­
dent, qui devraient en principe
s’imposer aux juges, note un an­
cien conseiller récemment tombé
en disgrâce. Et pourtant, s’il va au
bout, il sera condamné. L’institu­
tion judiciaire ne peut pas se per­
mettre de l’acquitter après avoir
déployé tant d’efforts. » Et avoir
joué un rôle de premier plan dans
les trois derniers scrutins.
louis imbert

Le premier
ministre
israélien,
Benyamin
Nétanyahou,
à Tel­Aviv,
le 3 mars.
AMIR COHEN/REUTERS

Ses partisans ont
proclamé dans
les urnes leur
indifférence aux
charges retenues
par la justice
contre « Bibi »

Nétanyahou remporte les élections législatives


Le Likoud dispose d’une confortable avance sur ses rivaux, sans pour autant obtenir de majorité à la Knesset


LES  DATES


1996­
Premier mandat comme chef de
gouvernement, quelques mois
après l’assassinat du premier
ministre Yitzhak Rabin par
un extrémiste juif. Défaite face
au travailliste Ehoud Barak.

2009­
Premier ministre sans interrup-
tion. Constitution d’un gouverne-
ment très ancré à droite après la
victoire de mars 2015. En 2019,
deux élections législatives de
suite, en avril puis septembre,
ne parviennent pas à dégager
un bloc assez fort pour constituer
une majorité d’au moins 61 siè-
ges à la Knesset. En décem-
bre 2019, quelques mois après
avoir dépassé David Ben Gourion
en termes de longévité au pou-
voir, Benyamin Nétanyahou est
à nouveau désigné tête de liste
dans les primaires du Likoud.
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