Le Monde - 04.03.2020

(Brent) #1
0123
MERCREDI 4 MARS 2020 disparitions| 21

19 NOVEMBRE 1935
Naissance à Peabody
(Massachusetts)
1957 Diplôme
d’ingénieur en génie
chimique de l’université
du Massachusetts
1960 Doctorat de
l’université de l’Illinois et
embauche chez General
Electric (GE)
1972 Nommé vice-prési-
dent de GE, responsable
mondial de la division
plastique
1981 Devient PDG
de General Electric
2001 Quitte en septem-
bre son poste au profit
de Jeffrey Immelt
1 ER MARS 2020 Mort
à l’âge de 84 ans

Jack


Welch


Ancien PDG de


General Electric


I

l fut le « manageur du siè­
cle », titre spectaculaire dé­
cerné par le magazine For­
tune en 1999. Véritable icône
d’un monde économique alors à
l’aube de la révolution Internet,
Jack Welch est mort dimanche
1 er mars au soir, à l’âge de 84 ans.
Durant les deux décennies où il
dirigea General Electric (GE), de
1981 à 2001, le conglomérat indus­
triel multiplia par sept ses bénéfi­
ces et par quarante­trois sa valeur
boursière pour devenir la pre­
mière capitalisation mondiale,
l’entreprise la plus valorisée sur la
planète par les marchés finan­
ciers. Cette prouesse fit de lui un
dirigeant admiré, envié et très lar­
gement copié.
Né le 19 novembre 1935 à Pea­
body, une petite ville industrielle
du Massachusetts, John Francis
Welch Jr grandit dans une famille
issue de l’immigration irlandaise.
Sa mère, Grace, est femme au
foyer, son père, John Francis, con­
ducteur de train à la compagnie
Boston & Maine Railroad. Des ori­
gines modestes dont cet adepte
de la méritocratie fera une mar­
que de fabrique. Alors en visite en
France, en 1999, John Francis Jr.,
alias Jack, se présentera au minis­
tre français des transports, Jean­
Claude Gayssot, par un habile : « Je
suis le fils d’un syndicaliste des che­
mins de fer de Pennsylvanie », se
vantant ensuite d’être devenu le
« capitaliste préféré » du ministre
communiste.

Méthodes novatrices
Alors que nous l’avions inter­
viewé, lors de ce même séjour pa­
risien, il s’était présenté par un
simple « My name is Jack Welch,
and you? » (« Je m’appelle Jack
Welch, et vous ?). Poignée de
main franche, ton direct et regard
aiguisé, tout dans son langage
corporel servait ses méthodes de
management novatrices : dans
son groupe conduit d’une main
de fer, il imposa une sorte de jeu
de la vérité au service de l’effica­
cité et du profit maximum.
« Nous pratiquons ce qu’on ap­
pelle le “candid feedback”, la réac­
tion franche, nous avait­il expli­
qué. Vous dites directement et
clairement aux gens comment ils
travaillent. »
Aussi exigeant avec lui­même
qu’avec ceux qui l’entouraient, il
ajoutait alors : « J’ai l’habitude de
dire aux salariés : “Testez la valeur
de vos supérieurs et la vôtre... Si vo­
tre supérieur ne vous traite pas
bien, défiez­le ou démissionnez.” »
Selon la légende maison, Jack
Welch, tout jeune ingénieur chi­
miste, défia son employeur Gene­
ral Electric dès son embauche
en 1960. Stupéfait par la lourdeur
et la bureaucratie du groupe, il
présenta rapidement sa démis­
sion à son supérieur, Reuben
Gutoof, qui le persuada de rester
pour mettre en pratique ses idées.
Douze ans plus tard, il était vi­
ce­président et ne dut attendre
que neuf années supplémentai­
res pour atteindre la fonction su­

prême, la direction générale, à
l’âge de 46 ans, un record de jeu­
nesse dans ce groupe fondé
en 1892 en plein boom de l’élec­
tricité.
A ce poste, Jack Welch restera
comme l’homme qui a révolu­
tionné le management d’une im­
mense entreprise de plus de
340 000 salariés présents dans
une vingtaine d’activités, des
réacteurs d’avions aux réfrigéra­
teurs, du matériel médical aux
médias en passant par les servi­
ces financiers. PDG omniprésent
qui battait la cadence, il instaura
une multitude de règles et de mé­
thodes, de l’évaluation incessante
des collaborateurs à l’échange
systématique des meilleures pra­
tiques quels que soient les conti­
nents. Le dirigeant pragmatique
n’hésitait pas à copier tout ce qu’il
y avait de mieux chez les autres,
telle la méthode « six sigma », une
quête systématique de la qualité
optimale qu’il emprunta à Moto­
rola et Allied Signal et généralisa
à toute l’entreprise.
Pour gérer au plus près cet em­
pire présent dans 130 pays, Jack
Welch s’était organisé des routi­
nes : chaque année, il faisait per­
sonnellement le tour des dix
branches regroupant les vingt
activités mondiales pour ren­
contrer plusieurs jours durant
les équipes. Un jour par mois, il
prenait également le pouls des
salariés en donnant de sa per­
sonne dans une formation à
l’université maison de Croton­
ville (Etat de New York).
Au fil des années, il devint aussi
l’homme des restructurations
massives, supprimant plus de
100 000 emplois pour se concen­
trer sur les filiales où son groupe
occupait les toutes premières
places mondiales. Il y gagna le
surnom de « Neutron Jack »


  • qu’il n’appréciait pas –, en réfé­
    rence aux frappes chirurgicales
    d’une bombe à neutrons qui
    épargnerait le cœur du réacteur,
    les murs de GE, tout en suppri­
    mant les activités (et les salariés)
    jugés de trop.
    En 2000, Jack Welch nous avait
    avoué n’avoir pas compris grand­
    chose à Internet au départ, dans
    un mélange de sincérité et de cal­
    cul propre à ces personnes qui
    ont réussi au bout du compte à
    surmonter l’épreuve. Il avait tout
    de même compris que, s’il ne fai­
    sait rien, General Electric risquait
    de rencontrer une forte zone de
    turbulences. A l’époque, GE par­
    tageait l’affiche économique
    mondiale avec les grandes com­
    pagnies pétrolières, tels Royal
    Dutch Shell et ExxonMobil ou
    des géants agroalimentaires
    comme Coca­Cola. Mais Micro­
    soft, piloté par Bill Gates, venait
    de lui souffler la première place
    des entreprises les mieux cotées
    en Bourse.
    Assez confiant pour admettre
    que toutes les bonnes idées ne
    venaient pas de lui, il reconnut
    s’être inspiré d’un de ses subor­
    donnés pour lancer la mutation


numérique de son groupe : « A
Londres, le président de la filiale
de GE m’a expliqué qu’il se faisait
aider par un jeune trois heures par
semaine pour comprendre Inter­
net. J’ai trouvé cette idée brillante,
je l’ai étendue à toute l’entre­
prise », expliqua­t­il. Cette appro­
che, désormais théorisée sous le
nom de reverse mentoring, est
appliquée mondialement par
nombre d’entreprises soucieuses
de ne pas rater le prochain train
technologique.

Un fiasco
Disruptif avant que le terme ne
soit sur toutes les lèvres managé­
riales, Jack Welch aimait bouscu­
ler ses manageurs afin de créer
des interstices, des espaces d’où
pourrait surgir une idée utile à sa
très grande entreprise jamais as­
sez agile. « Je [leur] conseille de ne
pas se prendre trop au sérieux, de
ne pas se considérer comme des
personnes de pouvoir. A tous les
niveaux, l’entreprise doit rester in­
formelle, l’information doit circu­
ler librement, disait­il. Peu im­
porte si une personne a 28 ans,
peu importe son ancienneté, l’im­
portant est que les bonnes idées
émergent. »
Après deux décennies de règne
sans partage, il comparaît, lucide,
« le business à la cuisine d’un
grand restaurant », expliquant :
« Les plats qui en sortent sont bien
présentés, mais la façon dont on
les fait n’est pas si jolie. Dans le bu­
siness, les choses apparaissent très
belles, mais, derrière, c’est moins
évident. On fait des erreurs. On
achète des entreprises qui ne mar­
chent pas. » Cette lucidité lui a­
t­elle fait défaut à la toute fin de sa
carrière? Le mois d’octobre 2000
marquera un tournant, le « sur­
patron » se révélant faillible et
somme toute... très humain.
Lui qui annonçait avoir soi­
gneusement programmé sa suc­
cession pour ne pas faire une an­
née de trop décida, à la surprise
générale, de se lancer dans la plus
grosse acquisition jamais réalisée
depuis sa prise de fonctions, tout
en retardant son départ à la re­

En 1999.
MICHAEL O’NEILL/CORBIS/GETTY IMAGES

traite. Le rachat prévu de l’améri­
cain Honeywell tourna au fiasco.
Jeffrey Immelt, son successeur
désigné que nous avions inter­
viewé le 20 juin 2001 alors qu’il
aurait dû être aux commandes de
GE depuis deux mois, lui adressa
un camouflet, par les colonnes du
Monde interposées. Non seule­
ment il glissa que le projet de fu­
sion en cours avait « un pourcen­
tage de réussite nul », mais il s’ex­
prima sans détour, malgré la pru­
dence nécessaire à sa position,
sur la nécessité pour le dirigeant
emblématique de jeter l’éponge.
« La plus importante chose que
Jack puisse faire maintenant pour
que je prenne réellement les rênes,
c’est de partir. Je pourrais toujours
l’appeler, lui demander des con­
seils. Mais, physiquement, il ne
peut y avoir qu’un leader dans
l’entreprise. » « Neutron Jack »
s’exécuta piteusement deux
mois plus tard.

La fin d’une époque
La statue du commandeur qui lui
avait été érigée se fissura un peu
plus les mois suivants. Alors à la
retraite et embourbé dans une in­
terminable procédure de divorce,
il ne put empêcher Jane Beasley
Welch, sa seconde épouse – dé­
laissée au profit d’une journaliste
de la Harvard Business Review,
Suzy Wetlaufer, de vingt­quatre
ans sa cadette –, de raconter par le
menu, comment GE continuait à
entretenir mensuellement et très
luxueusement son ancien pa­
tron, pourtant parti avec une
prime record estimée à 420 mil­
lions de dollars (environ 377 mil­
lions d’euros). La presse économi­
que américaine, si prompte à brû­
ler ses icônes, y vit une entorse à
la bonne gouvernance entrepre­
neuriale que Jack Welch avait lui­
même prônée.
Délesté de ses engagements
managériaux et n’ayant pas vrai­
ment envie de ralentir la ca­
dence, Jack Welch s’est frotté, ces
deux dernières décennies, à de
multiples activités : écriture de
plusieurs ouvrages, en solo ou
avec sa dernière épouse ; tenta­

tive de rachat du journal Boston
Globe ; lancement d’une univer­
sité à son nom qu’il revendit
deux ans plus tard en faisant une
belle opération financière – le
Jack Welch Management Insti­
tute toujours en activité.
Il se fit aussi piéger par le
XXIe siècle ultraconnecté : ses col­
laborations régulières pour le ma­
gazine Fortune s’arrêtèrent bruta­
lement en octobre 2012, après un
Tweet cinglant contre l’adminis­
tration Obama où il sous­enten­
dait une falsification des chiffres
officiels sur l’emploi (« Unbelieva­
ble jobs numbers... these Chicago
guys will do anything... can’t de­
bate so change numbers »). Un
Tweet qui ne fut pas du goût de
son employeur et dont Jack Welch
n’avait visiblement pas mesuré la
caisse de résonance numérique.
Son dernier rôle officiel fut pour
une structure consultative du
président Donald Trump, le Stra­
tegic and Policy Forum.
Nous lui avions demandé s’il
utiliserait sa retraite pour con­
seiller d’autres patrons, il avait
écarté l’hypothèse d’un sourire
en avouant : « Je crois que je serais
trop directif! » Il ne s’aventurera
pas, en effet, dans cette direction.
D’autant plus qu’en fin observa­
teur, il aura pu constater, de ses
yeux, la fin d’une époque.
En juin 2018, « son » entreprise,
General Electric, sortit du presti­
gieux indice Dow Jones, l’équiva­
lent américain du CAC 40. GE,
fondé, entre autres, par l’inven­
teur Thomas Edison, pionnier de
l’électricité et du cinéma, était la
dernière entreprise originelle­
ment présente dans cet indice
boursier, le plus vieux au monde,
créé en 1884. Les premières pla­
ces sur les marchés financiers
mondiaux sont désormais occu­
pées par des géants technologi­
ques utilisant toujours de l’élec­
tricité mais employant de trois à
dix fois moins de salariés que Ge­
neral Electric, tels les américains
Apple, Alphabet, Microsoft, Ama­
zon, Facebook et les chinois Ten­
cent et Alibaba.
laure belot
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