Le Monde - 04.03.2020

(Brent) #1

0123
MERCREDI 4 MARS 2020 idées| 29


Rose-Marie

Van Lerberghe

Les 35 heures

n’ont pas produit

le résultat

escompté

Pour l’ancienne
déléguée à l’emploi
et à la formation
professionnelle (1996­
2000), la loi sur la
réduction de la
durée du travail, dont
on fête les 20 ans,
est une belle idée qui
a été gâchée par
l’« esprit de système »

L


es 35 heures, quel gâchis!
Au départ, j’étais plutôt fa­
vorable à une réduction du
temps de travail (RTT) né­
gociée, permettant une remise à
plat de l’organisation, une
meilleure utilisation de l’appareil
productif ou une meilleure adap­
tation aux exigences des clients.
Dix ans passés dans le groupe
Danone avaient forgé cette
conviction. Le PDG, Antoine Ri­
boud, avait mis en place le pre­
mier les 32 heures et la cinquième
équipe dans les verreries.
Sensible aux problèmes d’emploi,
il avait demandé, au début des
années 1990, à ses équipes d’étu­
dier la possibilité d’une RTT cou­
plée à une meilleure utilisation
des machines.
Dans un univers industriel où
la masse salariale représentait à
peine 20 % des coûts, cette dé­
marche combinait l’économique
et le social. Les études chiffrées
au sein du groupe avaient sus­
cité l’enthousiasme, mais
Antoine Riboud, au moment de
préparer sa succession, a
renoncé à ce projet pour ne pas
inquiéter les investisseurs.
Arrivée ensuite à la tête de la
DGEFP [délégation générale à
l’emploi et à la formation profes­
sionnelle], j’ai trouvé de jeunes
énarques brillants qui étaient des
militants de la RTT. Nous avons
accompagné avec enthousiasme
les entreprises qui négociaient
un « de Robien », du nom de cette
loi qui accordait une aide de l’Etat
aux entreprises ayant conclu un
accord favorable à l’emploi.
Arrivent alors les élections lé­
gislatives de 1997. Au programme
[du socialiste] Lionel Jospin figu­
rent les 35 heures. J’ai été très as­
sociée à la préparation de la
grande conférence du 10 octo­
bre 1997, au terme de laquelle
Jean Gandois, patron du CNPF
[ancêtre du Medef], déclara : « J’ai
été trahi. » Trahi par qui?
Trahi par Martine Aubry, qui
avait été sa collaboratrice pen­
dant deux ans chez Pechiney?
Celle­ci avait déclaré son opposi­
tion à la RTT comme solution aux

problèmes d’emploi en 1991, au
Zénith, devant des militants de la
CFDT. Arrivée à la tête du grand
ministère des affaires sociales,
elle semblait ne pas avoir changé
d’avis et faisait volontiers part, en
privé, de son hostilité à cette
mesure que Dominique Strauss­
Kahn avait inscrite dans le pro­
gramme de Lionel Jospin. Jean
Gandois a donc pu croire qu’il
échapperait à « une loi couperet ».
Trahi par Nicole Notat [alors se­
crétaire générale de la CFDT]?
Longtemps, en effet, semblait se
dessiner un scénario qui avait
l’aval du CNPF et de la CFDT, avec
une période de simple incitation,
la loi n’intervenant éventuelle­
ment qu’au terme d’une période
de deux ans en cas de succès
insuffisant. Mais Nicole Notat,
quelques jours avant la confé­
rence, persuadée que le gouver­
nement voulait absolument une
loi, l’avait elle­même réclamée
pour ne pas paraître en retrait.
C’est ainsi qu’est intervenue la
première loi d’orientation et d’in­
citation. Au cours de la période
qui a suivi, un nombre significa­
tif d’entreprises ont choisi d’anti­
ciper, avec la conviction entrete­
nue par le discours officiel qu’el­
les pouvaient faire preuve de
créativité dans la négociation
avec les organisations syndicales.
Un certain nombre d’entre elles
ont ainsi prévu d’utiliser une par­
tie de la RTT pour des formations
qualifiantes. Cette démarche,
favorable à la fois aux salariés et
aux entreprises, avait le soutien
de la CFDT et était fortement
encouragée par la DGEFP.

Pression accrue
Las! La deuxième loi, discutée fin
1999, a été marquée par l’esprit de
système. Toutes les entreprises
privées, industrielles, commercia­
les, de service devaient être trai­
tées de la même façon. Ce fut un
crève­cœur pour les équipes de la
DGEFP de devoir expliquer à leurs
interlocuteurs par exemple que la
formation ne pouvait constituer
une part de la RTT.
L’autre secteur dans lequel a
frappé l’esprit de système, c’est le
secteur public. Martine Aubry
était farouchement opposée à ce
qu’il bénéficie des 35 heures.
Mais, après son départ du minis­
tère, Elisabeth Guigou [alors mi­
nistre de l’emploi, de 2000 à 2002]
et Lionel Jospin [premier minis­
tre], à la veille de la présidentielle,
en ont décidé autrement. Ainsi
s’est noué ce qui apparaît, avec le
recul, comme une vraie catastro­
phe pour l’hôpital public. La me­
sure n’ayant pas été anticipée, le
nombre d’infirmiers et d’aides­
soignants formés n’avait pas été
augmenté. Or les 35 heures à l’hô­

pital entraînaient mécanique­
ment une hausse très importante
des personnels soignants. Par­
tout, les hôpitaux ont dû recruter
en masse, si bien qu’à l’Assistance
publique­Hôpitaux de Paris
(AP­HP), où je suis arrivée fin
2002, il manquait 2 000 infirmiè­
res! Au besoin supplémentaire
de recrutement s’ajoutait l’appel
d’air des créations d’emploi en
province où les loyers et le coût
de la vie sont moins chers.
A cela s’est ajouté un autre
renoncement coupable. Dans les
cliniques privées, les négocia­
tions avaient permis une remise
à plat des organisations et de la
flexibilité grâce à l’annualisation
du temps de travail. A l’AP­HP,
comme dans d’autres hôpitaux,
on avait commencé à explorer
cette piste. Mais, sous la pression
de FO, le gouvernement Jospin a
renoncé, pour les hôpitaux
publics, à cette faculté très large­
ment utilisée par les entreprises
privées et qui leur ont permis
d’absorber, au moins en partie, le
coût des 35 heures. Aujourd’hui
encore, à l’hôpital, cette RTT, qui
aurait dû être vécue comme un
avantage, est perçue comme un
facteur de rigidité ; elle a accru la
pression sur les personnels soi­
gnants, qui ont le sentiment de
ne plus s’occuper correctement et
avec humanité des malades.
Avec le recul, les 35 heures n’ont
pas produit le résultat escompté.
L’effet sur l’emploi est contesté ;
ce qui ne l’est pas, en revanche,
c’est l’intensification du travail
qui en a résulté.
Surtout, il apparaît que cette no­
tion est très liée à une conception
datée du travail, sur le modèle du
travail posté dans un monde in­
dustriel. Les nouvelles formes de
travail, plus intellectuel, plus in­
dépendant, échappent largement
à un décompte horaire. Au fond,
les seuls gagnants des 35 heures
sont ceux qui ne sont pas assujet­
tis à un décompte en heures,
mais à un décompte en jours,
c’est­à­dire les cadres autonomes.
Quel paradoxe !

Rose-Marie Van Lerberghe
est ancienne déléguée
à l’emploi et à la formation
professionnelle (1996-2000) et
ancienne directrice générale
de l’Assistance publique-
Hôpitaux de Paris (2002-2006).
Elle est aujourd’hui
administratrice des groupes
Bouygues, Klépierre et CNP
Assurances, ainsi que
de l’hôpital Saint-Joseph

P


our le ministre de l’éducation
nationale, Jean­Michel Blanquer, le fu­
tur grand oral est paré de toutes les ver­
tus : préparer les élèves à « une compé­
tence fondamentale » de la vie, réfléchir à leur
projet d’orientation, « compenser les inégalités
entre élèves en préparant tout le monde à la
réussite de l’examen », valoriser notre capacité
« à nous écouter, à aimer un point de vue diffé­
rent du nôtre », etc. A rebours de cette capacité
d’écoute, cette innovation majeure du bac
2021 n’a guère fait l’objet de concertation avec
les acteurs de l’éducation nationale. Sa mise
en œuvre, à l’instar de la réforme du lycée, va
se heurter à des difficultés non anticipées et à
des réserves justifiées.
La première difficulté est qu’il s’agit d’ajou­
ter aux épreuves écrites du bac une épreuve
orale passée par tous les candidats. Outre le
défi organisationnel – il faudra disposer sur
une durée brève d’un nombre considérable de
salles de cours –, cette épreuve représentera
un demi­million d’heures supplémentaires
liées à la présence de deux examinateurs mo­
bilisés pour environ 750 000 candidats pen­
dant une durée de vingt minutes. Le choix de
cette durée montre la méconnaissance minis­
térielle des compétences lycéennes.
Au bac, pour les oraux de rattrapage d’une
durée réglementaire de dix minutes, beau­
coup d’exposés ne dépassent pas les trois à
quatre minutes. Les correcteurs, même en
multipliant les questions, ont souvent des
difficultés à respecter le temps prescrit. Que
de moments difficiles à prévoir pour les élè­
ves et les professeurs avec un « grand oral » de
vingt minutes! Que de temps perdu et d’ar­
gent inutilement dépensé! Si le ministre sou­
haite alléger les épreuves finales du bac, gérer
au mieux son budget et susciter l’adhésion à
cette nouvelle épreuve, le futur grand oral est
un exemple de mauvais choix.
Le grand oral est aussi une épreuve dotée
d’un coefficient élevé (10 % de la note finale
du bac) alors même que – paradoxe stupé­
fiant – la réforme du lycée n’a prévu aucune
heure spécifique pour préparer les élèves! Or,
dans les enseignements de spécialité sur les­
quels portent les trois quarts de cet oral, les
effectifs d’élèves sont importants. Si, confor­
mément aux vœux du ministre, le professeur
souhaite, dans une classe de 36 lycéens, per­
mettre à chacun de s’entraîner au moins une
fois, avec vingt minutes d’oral et dix minutes
de conseils indispensables, il lui faudrait sup­
primer dix­huit heures d’enseignement. Cet
objectif est impossible à atteindre compte
tenu de programmes majoritairement jugés
« trop lourds ».

Socialement discriminant
Plutôt que de dépenser un demi­million
d’heures supplémentaires à évaluer les ly­
céens, n’aurait­il pas été plus éducatif d’utili­
ser ce volume horaire à les former? Evaluer
des compétences, effectivement « fondamen­
tales » dans la vie, sans former au préalable
les élèves est contraire aux missions de
l’école et des professeurs.
Ce futur grand oral est aussi socialement
discriminant. A l’école primaire, il existe déjà
des différences de compétences sociolinguis­
tiques importantes entre les élèves. Les en­
fants des catégories aisées disposent d’un
lexique plus étendu et de meilleures compé­
tences grammaticales et syntaxiques. Toutes
les recherches, y compris celles réalisées par
le ministère, montrent que ces différences
sensibles de compétences se maintiennent,
voire s’accentuent.
Tous les trois ans, les publications PISA
confirment d’ailleurs que l’école française est
l’une des plus inégalitaires d’Europe. Organi­
ser un grand oral du bac, doté d’un coefficient
élevé, non préparé spécifiquement et pour

lequel l’essentiel des critères d’évaluation
(« capacité à argumenter », « esprit critique »,
« précision de l’expression », « clarté du pro­
pos »...) valorise les compétences sociolinguis­
tiques liées à la socialisation familiale, est une
façon de maximiser l’effet discriminant de
l’origine sociale.

Savoir dire, savoir faire et savoir être
Les cinq minutes du grand oral consacrées au
projet d’orientation des candidats contribue­
ront spécifiquement à cette discrimination.
Pour les bons élèves qui préparent un bac gé­
néral et se destinent à des études d’ingénieur
ou de médecine, cette partie du grand oral est
à la fois simple à concevoir et à argumenter. Il
n’en est pas de même pour les élèves au profil
scolaire « moyen » dont les ambitions ne peu­
vent qu’être moindres et les choix d’orienta­
tion plus incertains.
Comment des candidats moyens – situa­
tion scolaire la plus fréquente – peuvent­ils
concevoir clairement leur orientation post­
bac, alors même qu’ils ne connaissent pas,
compte tenu de leur opacité et de leur diver­
sité, les critères de sélection retenus dans les
algorithmes de Parcoursup au fondement de
la sélection aux différentes filières de l’ensei­
gnement supérieur? Sur la partie orientation
du grand oral, les élèves bons et moyens pas­
sent une épreuve formellement identique,
mais concrètement fort différente.
Le dernier problème posé par le grand oral
est son évaluation. Sur des écrits anonymes,
même en mathématiques lorsque les profes­
seurs disposent d’un barème précis pour
chaque question, les différences de notes
selon les correcteurs sont de plusieurs
points! Sur les épreuves orales, l’aléa évalua­
tif est encore plus important, car les candi­
dats ne sont pas interrogés sur les mêmes
questions, et la personne de l’élève, sa présen­
tation vestimentaire, sa prestance, sa coif­
fure, la présence éventuelle de piercings dans
les narines ou sur les lèvres, etc. sont autant
de marqueurs sociaux – savoir dire, savoir
faire et savoir être – qui influencent, cons­
ciemment ou non, les évaluateurs.
Contrairement au principe de l’éducation
prioritaire, le grand oral du bac revient à
« donner plus à ceux qui ont plus » et, finale­
ment, à transformer des inégalités sociales en
inégalités scolaires. L’exact contraire du prin­
cipe d’égalité des chances et des missions
émancipatrices de l’école.

Pierre Merle est professeur de sociologie
à l’Institut national supérieur du professorat
et de l’éducation. Il est notamment l’auteur
des « Pratiques d’évaluation scolaire. Histo-
rique, difficultés, perspectives » (PUF, 2018)

AUJOURD’HUI


ENCORE,


À L’HÔPITAL,


CETTE RÉDUCTION


DU TEMPS


DE TRAVAIL, QUI


AURAIT DÛ ÊTRE


VÉCUE COMME


UN AVANTAGE, EST


PERÇUE COMME


UN FACTEUR


DE RIGIDITÉ


CONTRAIREMENT


AU PRINCIPE


DE L’ÉDUCATION


PRIORITAIRE,


LE GRAND ORAL


DU BAC REVIENT


À « DONNER PLUS


À CEUX


QUI ONT PLUS »


Pierre Merle

Le grand oral du bac

est une épreuve

mal pensée et injuste

Pour le sociologue, la création d’une nouvelle épreuve orale
au baccalauréat est une innovation mal avisée, sa mise en œuvre
sera difficile et renforcera des inégalités sociales
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