Le Monde - 04.03.2020

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ACTUALITÉ
LE MONDE·SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 4 MARS 2020

Cancer du côlon : le rôle de l’agent double « E. coli » se précise


CANCÉROLOGIE - Certaines souches de la bactérie produisent une toxine qui induit des mutations précises de l’ADN retrouvées dans des tumeurs


N


os bactéries intestinales, décidé­
ment, sont les reines de l’ambiva­
lence. On suspectait déjà certaines
d’entre elles de favoriser le dévelop­
pement du cancer du côlon. Eh
bien, les mutations provoquées par l’une de ces
bactéries, Escherichia coli, viennent d’être décryp­
tées à l’université d’Utrecht (Pays­Bas). Mieux : ces
mutations délétères ont été retrouvées dans le
génome de tumeurs du côlon humaines. L’étude
est publiée dans la revue Nature du 27 février.
E. coli est une bactérie très commune de notre
flore intestinale : nous l’hébergeons tous. La plu­
part du temps, elle vit pacifiquement dans notre
tube digestif. Ce germe, en réalité, est un Janus au
double visage, dont le premier apparaît très aima­
ble... depuis la Grande Guerre. En 1917, un méde­
cin allemand isole une bactérie, E. coli, dans les
selles du seul soldat – au milieu d’un régiment –
ne souffrant pas de dysenterie. Le médecin l’uti­
lise alors avec succès pour traiter la troupe.
Depuis lors, « Nissle 1917 » est largement mise à
profit, en tant que probiotique, contre différents
troubles gastro­intestinaux. Mais E. coli montre
aussi une face hostile. Certaines souches, en effet,
sont responsables d’infections fréquentes : diar­
rhée, infection urinaire, toxi­infection alimen­
taire, septicémie, méningite néonatale...
En 2006, coup de théâtre. On découvre que
cette même bactérie produit une toxine qui en­
dommage l’ADN, la colibactine. Le résultat est
publié dans la revue Science par l’Institut natio­
nal de la recherche agronomique (Inra) de Tou­
louse et l’Institut Pasteur de Paris (Nougayrède
J.P. et al.). Cette toxine induit des cassures « dou­
ble brin » dans l’ADN des cellules hôtes. Difficiles
à réparer, ces cassures entraînent, chez la souris,
un taux élevé de mutations et favorisent l’émer­
gence de tumeurs intestinales. On les suspectait
de faire de même chez l’homme.
Seules certaines souches d’E. coli produisent
cette toxine : celles qui sont équipées des enzy­
mes en assurant la synthèse, codées par les gènes
PKS. « De 5 % à 20 % de la population humaine hé­
berge, dans sa flore intestinale, des souches d’E. coli
PKS + », indique Laurence Zitvogel, cancérologue à
l’Institut Gustave­Roussy (Inserm, Villejuif).

Séquences particulières
Qu’apporte la nouvelle étude publiée dans
Nature, signée de l’équipe d’Hans Clevers, à l’uni­
versité d’Utrecht? Réputée nobélisable, cette
équipe a été la première à produire (dès 2009) des
« organoïdes » de tissus humains, précieux modè­
les d’étude de nos maladies. Produits à partir de
cellules souches humaines, ces tissus en culture
miment l’architecture en 3D d’un tissu donné
tout en assurant certaines de ses fonctions.
Les chercheurs néerlandais ont donc utilisé des
organoïdes d’intestin humain. Leur but : mesurer
l’impact de la colibactine produite par E. coli. Du­
rant cinq mois, ils ont cultivé ces organoïdes en
présence tantôt d’une souche qui produit cette
toxine (PKS +), tantôt d’une qui ne la produit pas.
Puis ils ont séquencé l’ensemble du génome des
cellules intestinales issues de ces organoïdes. L’or­
dinateur a comparé les données issues des deux

types d’organoïdes. Verdict : les auteurs ont iden­
tifié des mutations propres aux cellules cultivées
en présence de la toxine. Ces mutations se carac­
térisent soit par la substitution d’une base précise
de l’ADN, dans des séquences particulières du gé­
nome, soit par des pertes de fragments spécifi­
ques (délétions). Ces signatures étaient absentes
des cellules cultivées avec les bactéries qui ne pro­
duisent pas la toxine.
Retrouvait­on ces signatures dans des tumeurs
humaines? Les auteurs ont repris les données du
séquençage de l’ADN d’une collection néerlan­
daise de tumeurs. Ils ont d’abord analysé 496 mé­
tastases de cancer colorectal. Verdict : les signatu­
res mutationnelles associées à la bactérie PKS +
étaient retrouvées dans 7,5 % à 8,8 % des métasta­
ses de ce cancer. Ensuite, les auteurs ont examiné
2 208 tumeurs de cancer colorectal, principale­
ment des tumeurs primaires : une portion portait
les signatures, 5 % la substitution d’une base
nucléotidique et 4,4 % les délétions spécifiques.
Chez deux patients, cette signature touchait un
gène (dit « driver ») connu pour piloter le cancer
du côlon. « Nos résultats suggèrent que les
processus de mutation liés à ces cancers résultent
directement d’une exposition passée à la bactérie
E. coli PKS + », concluent les auteurs.

« C’est une piste extraordinairement intéres­
sante, même si le lien de cause à effet n’est pas en­
core prouvé », estime Marc­Henri Stern, de l’Ins­
titut Curie, à Paris. Car les mutations identifiées,
dans cette étude, restent « des lésions précancé­
reuses. Elles marquent les premières étapes de la
transformation cancéreuse, explique Laurence
Zitvogel. Pour qu’un cancer survienne, il faut une
série d’au moins trois à cinq événements ».

Quatre autres espèces suspectes
Résumons. La nouvelle étude montre qu’E. coli,
quand elle produit la toxine qui endommage
l’ADN, peut être à l’origine de cancers du côlon.
« Mais cela concerne une faible proportion de ces
cancers », ajoute Laurence Zitvogel. De plus, trois
ou quatre autres espèces de bactéries sont elles
aussi suspectées d’intervenir dans ces cancers,
telle Bacteroides fragilis. Quid des actions préven­
tives, si la culpabilité de ces bactéries se confirme?
« Une démarche préventive me semble compliquée.
Quelles seraient les conséquences d’éliminer des
bactéries aussi ubiquitaires? », estime Olivier
Lantz, de l’Institut Curie. On pourrait néanmoins
explorer plusieurs pistes, veut croire Laurence
Zitvogel. Par exemple, en bloquant l’adhésion à la
paroi intestinale des bactéries coupables, à l’aide

de molécules spécifiques. « Des sociétés comme
Enterome s’intéressent à cette approche. »
Mais il y a, peut­être, une piste plus évidente.
« La flore de notre côlon est extraordinairement
complexe, bien plus que la flore de notre estomac »,
explique Ivo Gomperts Boneca, de l’Institut
Pasteur, à Paris, et spécialiste d’une autre bactérie
redoutable, Helicobacter pylori, dont le rôle est
établi dans le cancer de l’estomac. En France, 15 % à
30 % des personnes sont infectées par H. pylori.
Parmi elles, 1 % développeront un cancer de l’esto­
mac. Chez les sujets qui ont un antécédent fami­
lial de ce cancer ou qui souffrent de symptômes
(brûlures à l’estomac, digestion difficile...), on re­
cherche la présence de H. pylori. En cas d’infec­
tion, un traitement antibiotique permet de l’éli­
miner. « S’il est réalisé assez tôt, il prévient quasi to­
talement le risque de cancer de l’estomac », assure
M. Gomperts Boneca. Sur la flore digestive, les ef­
fets collatéraux d’un tel traitement, pour neutrali­
ser E. coli, seraient conséquents. En revanche, « on
pourrait tester l’impact de stratégies de compéti­
tion. En administrant par voie orale des souches
d’E. coli qui ne produisent pas la toxine, peut­être
pourra­t­on se débarrasser des souches nuisibles,
sans affecter le reste de la flore ». A suivre.
florence rosier

Micrographie électronique à basse température d’un groupe de bactéries « E. coli », agrandie 10 000 fois. Chaque bactérie individuelle est de forme oblongue.
ÉRIC ERBE ET CHRISTOPHER POOLEY/USDA, ARS, EMU

L


e 5 mars, « l’université et la
recherche s’arrêtent », es­
père une partie de la com­
munauté scientifique, qui appelle
à des manifestations pour s’oppo­
ser à deux réformes en cours
d’élaboration. D’une part, la ré­
forme des retraites, en discussion
à l’Assemblée nationale et qui en­
traînerait une baisse des pen­
sions de ces personnels. D’autre
part, la loi de programmation plu­
riannuelle de la recherche (LPPR),
annoncée en février 2019 et qui
devrait accorder des moyens
supplémentaires aux établisse­
ments, mais avec des modalités,
qui, même floues, suscitent la dé­
sapprobation des manifestants.
Parmi elles, de nouveaux
contrats d’embauche seraient pro­
posés : tenure­track (recrutement
probatoire) ou encore CDI de pro­
jet (dont la durée dépend du finan­
cement du projet). Pour leurs dé­

fenseurs, cela offre de la souplesse
de gestion. Pour les critiques, cela
accroît la précarité déjà grande
dans les laboratoires. Il y a un tiers
de contractuels à l’Inserm, 22 % au
CNRS, ce qui est du même ordre de
grandeur qu’à l’université, où il
n’est pas rare que la moitié des
cours des premières années soit
assurée par des non­titulaires.
Une plongée dans la littérature
scientifique récente, dans l’une
des deux plus importantes bases
de données d’articles de recher­
che, Scopus, éclaire les conséquen­
ces, souvent négatives, de ces
contrats courts dans l’enseigne­
ment supérieur et la recherche.
Sans surprise, une étude de 2020
dans Studies in Higher Education,
portant sur plusieurs pays euro­
péens, note que « les universitaires
ayant des contrats permanents
sont plus satisfaits dans leur travail
que leurs collègues non titulaires ».

En Espagne, une étude bibliomé­
trique parue dans Scientometrics
fin 2019 montre que les établisse­
ments avec le plus de permanents
sont « les moins inefficaces ». Une
équipe irlandaise, dans Gender,
Work and Organization, en 2019,
souligne que « les femmes précai­
res à l’université sont des non­ci­
toyennes, (...) ayant moins de droits,
de pouvoirs, de capacité à décider ».
En Australie, un travail de 2018,
dans Innovations in Education and
Teaching International, fait ressor­
tir que la qualité de l’encadrement
des doctorants est affectée par la
présence de personnels précaires.
Dans le même pays, une autre
équipe, dans Journal of Youth Stu­
dies, en 2019, conclut que la préca­
rité fait sentir ses effets négatifs à
long terme, sur la vie en général,
au­delà du laboratoire. Chérifa
Boukacem­Zeghmouri, coauteure
d’une étude sur des jeunes cher­

cheurs dans le monde en emploi
non stable, expliquait au Monde,
début 2019, qu’« il se dégage une
souffrance face à cette situation
d’esclave. Beaucoup s’interrogent,
dépriment... Je suis parfois sortie
des entretiens la boule au ventre ».

Evolution néolibérale
Rare effet positif de contrats
courts, signalé par Technological
Forecasting and Social Change en
décembre 2019 : les personnels en
attente d’un poste aux Etats­Unis
seraient plus réactifs aux deman­
des du système que les perma­
nents. Plusieurs études associent
aussi précarité et effets psycholo­
giques (anxiété, stress, dépres­
sion...). Vik Loveday, sociologue à
l’université de Londres, n’hésite
pas à parler de neurotic academic
(« chercheur névrosé ») dans un ar­
ticle pour Journal of Cultural Eco­
nomy en 2018. « L’anxiété est omni­

présente dans les universités an­
glaises. La précarité accentue ce
constat. C’est un symptôme des
évolutions du secteur, mais c’est
aussi une stratégie de gouvernance,
qui assure la soumission des em­
ployés. » Coïncidence, des grèves
agitent les universités anglaises
depuis la fin février sur les thèmes
de la précarité et des pensions.
Ce qui frappe dans son article,
comme dans d’autres, est la
convergence des descriptions so­
ciologiques des transformations
du système. Cette littérature n’hé­
site pas à parler d’évolution néoli­
bérale de l’université, caractérisée
par, pêle­mêle, la marchandisa­
tion, la compétition, la rationalisa­
tion des procédures, l’évaluation
quantitative, l’individualisation,
la promotion de « manageurs » de
la recherche, la bureaucratie...
Ces constats sont souvent réfu­
tés en France par ceux qui accom­

pagnent ces évolutions. « Je ne
crois pas aux transformations néo­
libérales du service public de l’ensei­
gnement supérieur et de la recher­
che », déclarait ainsi Jean Cham­
baz, président de Sorbonne Uni­
versité, le 12 février sur France
Culture. Pourtant, « l’université a
cessé d’être un bien public et est
maintenant présentée comme un
contributeur important aux écono­
mies privées et aux intérêts des en­
treprises », constate un ouvrage
collectif académique de 2019, The
Social Structures of Global Acade­
mia (« les structures sociales de
l’université globale », Routledge,
non traduit), sous la direction de
Fabian Cannizzo et de Nick Osbal­
diston, et qui rassemble des contri­
butions de divers pays (Pays­Bas,
Australie, Autriche, mais pas la
France). La science sur la science
peut­elle avoir raison ?
david larousserie

Quand la science mesure l’effet sur elle­même de la précarité


RECHERCHE - De nombreuses études détaillent les conséquences des contrats courts, qui constituent l’un des motifs de la mobilisation


d’une partie des universitaires et chercheurs contre le projet de loi de programmation pluriannuelle de la recherche

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