Le Monde - 04.03.2020

(Brent) #1

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RENDEZ-VOUS
LE MONDE·SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 4 MARS 2020

« Face aux coronavirus, on a perdu beaucoup 


de temps pour trouver des médicaments »


ENTRETIEN - Spécialiste de ces virus, Bruno Canard préconise le retour de grands programmes de
recherche européens pour mieux anticiper leur émergence. Et évoque les spécificités du SARS-CoV-2

B


runo Canard est directeur de re­
cherche CNRS au laboratoire archi­
tecture et fonction des macromolé­
cules biologiques (Centre national
de la recherche scientifique, Aix­
Marseille université). Le thème de son équipe
est la réplication virale, en particulier des virus
à ARN, dont font partie les coronavirus.

Comment avez­vous été amené
à vous intéresser aux coronavirus?
En 2002, notre équipe venait de se former.
Nous travaillions sur la dengue, ce qui m’a valu
d’être invité à une conférence où il a été ques­
tion des coronavirus, une grande famille de vi­
rus que je ne connaissais pas. C’est à ce moment
qu’a émergé l’épidémie de SRAS, et la recherche
est partie sur les chapeaux de roue. Depuis,
nous travaillons sur les coronavirus en général.

C’est à ce moment­là qu’ils sont vraiment
apparus comme une menace pandémique?
Effectivement. Avant l’émergence du SARS­
CoV, en 2003, il n’y avait que des pathogènes
très bénins, mais avec un intérêt vétérinaire.
Une seule unité en France travaillait sur la
question, celle d’Hubert Laude, de l’Inra. C’était
un laboratoire de référence, mais il a plutôt été
invité à travailler sur d’autres thématiques car
le coronavirus n’était pas très à la mode.
On venait alors de lancer de grands program­
mes de génomique structurale sur les virus
pour essayer de ne pas être pris au dépourvu
en cas d’émergence. L’irruption du SARS­CoV
en 2003 a illustré la pertinence de cette démar­
che. Cela nous a conduits à décrire une pre­
mière structure cristallographique dès 2004.

En quoi connaître cette structure
tridimensionnelle est­il important?
C’est capital pour les médicaments. Faire un
vaccin contre un coronavirus prend au mieux
dix­huit mois, sans garantie qu’il soit utile
contre le suivant. Certaines enzymes ou pro­
téines virales sont très conservées au sein des
virus, donc si on connaît leur structure en dé­
tail on peut espérer fabriquer des médicaments
les ciblant, dits « pan­coronavirus » ou « pan­fla­
vivirus », qui couvrent tout un spectre de virus.

En décembre 2019, avez­vous eu
un sentiment de déjà­vu?
C’est la même situation, à une différence
près : au début de l’épidémie, la courbe du
nombre de patients déclarés était beaucoup
plus abrupte. Il y aurait des raisons moléculai­
res à cela, selon des travaux de plusieurs grou­
pes qui ont décrit l’enveloppe du virus. Nous
avons été surpris que les autorités ne l’aient
pas immédiatement appelé SARS numéro 2.
Les enzymes qui servent à faire la phylogénie, à
classer les virus, étaient quasiment identiques.

Et c’est grâce aux équipes chinoises
qui ont séquencé l’ARN du génome
de ce coronavirus qu’on a pu le savoir?
La similitude de la pathologie induite était
déjà un indice. Mais dès que l’on a eu accès à la
séquence génétique, cette similitude est appa­
rue immédiatement, au niveau du moteur mo­
léculaire qui permet la réplication de ce virus.
En ce qui concerne l’enveloppe, il y a des diffé­
rences plus marquées : l’homologie globale est
de l’ordre de 79 % à 80 %, mais sur les enzymes
les plus conservées, comme les polymérases,
on est pratiquement à 100 % d’identité.

A quoi servent les polymérases?
Ce sont des enzymes qui resynthétisent le
génome du virus à des fins de réplication. Ce
sont parmi les plus primitives. Leur fonction
même n’a pas varié : faire de l’ARN à partir de
l’ARN. Les horloges biologiques qui permettent
de reconstruire les arbres phylogénétiques des
virus s’appuient sur les variations au sein de
ces enzymes, mais on ne peut pas dater spécifi­
quement leur origine. On sait néanmoins que
comme elles sont identiques au sein d’une
famille virale, si on arrive à les cibler, il y a des
chances qu’on trouve un médicament à assez
large spectre. C’est d’ailleurs ce qui se passe
avec le Remdesivir, développé par Gilead et
actuellement testé en Chine face au corona­
virus, qui est un inhibiteur de polymérase.

Quid de l’enveloppe et de ses systèmes de re­
connaissance et de fusion avec la cellule cible?
Globalement, les deux SARS­CoV se ressem­
blent grandement. Mais le n° 2 a une capacité à
fusionner certainement augmentée, ce qui le

rend beaucoup plus contagieux. Ce sont des
mutations intervenues dans les protéines
d’enveloppe, décrites chez d’autres virus – de la
grippe notamment –, qui leur confèrent cette
capacité à être clivées par des protéines de
l’hôte pour réaliser plus aisément cette fusion.

Ces protéines d’enveloppe peuvent­elles
être des cibles thérapeutiques?
Autant, dans le cas du moteur de réplication,
des médicaments antipolymérases ont déjà été
développés, contre le VIH ou l’hépatite C – un
travail nobélisable –, autant la tâche est plus
complexe pour les protéines de surface. L’acti­
vation des protéines de fusion se fait par une
protéase qui appartient à la cellule, et non au
virus. Or si cette protéase est là, c’est qu’elle a un
rôle, car en général la nature se débarrasse de ce
qui est inutile. Il faudra comprendre les effets
secondaires possibles si on inhibe de manière
transitoire ces protéases pour contrer la propa­
gation virale. Il y a des essais en cours avec des
aérosols pour traiter les voies aériennes. C’est
une piste intéressante mais très délicate.

Quel regard jetez­vous sur ce nouvel épisode
d’émergence virale?
Je pense qu’on a perdu beaucoup de temps
depuis 2003 pour trouver des médicaments.
En 2006, l’intérêt pour le SARS­CoV avait dis­
paru ; on ignorait s’il allait revenir. Nous avons
alors eu du mal à financer nos recherches. L’Eu­
rope s’est dégagée de ces grands projets d’anti­
cipation au nom de la satisfaction du contri­
buable. Désormais, quand un virus émerge, on
demande aux chercheurs de se mobiliser en
urgence et de trouver une solution pour le len­
demain. Or, la science ne marche pas comme
cela. Cela prend du temps et de la réflexion.
Dans l’excitation et la peur, des choses assez
peu logiques sont tentées. L’effervescence
tourne autour des médicaments qui ont déjà
obtenu une autorisation de mise sur le marché,
dont on connaît la toxicité, afin de les tester
pour voir s’ils ne sont pas, par hasard, actifs.
Pourquoi pas, mais la probabilité de trouver
quelque chose de révolutionnaire est relative­
ment faible. Il vaudrait mieux s’appuyer sur
une recherche fondamentale patiemment vali­
dée, sur des programmes de long terme. Un
médicament prend dix ans de développement.
Cette furie pour tester les médicaments date
d’Ebola : à titre compassionnel, on en profite
pour faire tout et n’importe quoi.
Je comprends qu’il y ait urgence. Mais la com­
munauté internationale doit aussi compren­

dre que cela va se reproduire : il y aura d’autres
Ebola, d’autres Zika, d’autres coronavirus. Avec
des collègues belges, nous avions envoyé il y a
cinq ans deux lettres d’intention à la Commis­
sion européenne pour dire qu’il fallait antici­
per. Entre ces deux courriers, Zika est apparu.

Ces éclipses touchent­elles d’autres
puissances?
En Chine, l’effort de recherche a été considé­
rable depuis dix ans. Les Etats­Unis conservent
le système du National Institute of Health, qui
finance des laboratoires ayant un large spectre.
L’Europe avait développé des réseaux collabo­
ratifs mais, depuis une dizaine d’années, la ten­
dance est plutôt à mettre le paquet en cas d’épi­
démie et, ensuite, on oublie. Des appels d’offres
européens vont être lancés incessamment.

Le cas de la chloroquine, apparemment
efficace contre le SARS­CoV­2, ne prouve­t­il
pas que la stratégie du repositionnement
de médicaments peut être payante?
Lorsque le repositionnement est fait sur des
bases scientifiques, il est absolument bénéfi­
que et positif. Mais, dans certains cas, il a été
fait sans aucune base sérieuse, dans des buts
plutôt douteux, comme de faire parler de tel ou
tel labo ou entreprise. Je citerai deux exemples
qui se sont produits lors de la phase médiati­
que aiguë de l’épidémie d’Ebola, en 2014. Le
brincidofovir de la société Chimerix a été
donné à un patient atteint d’Ebola aux Etats­
Unis, alors qu’on le savait actif contre les poly­
mérases de virus à ADN mais pas contre celles
des virus à ARN, dont fait partie Ebola. Le pa­
tient est mort, un des rares décès dus à Ebola
dans les pays occidentaux. Autre exemple : le
composé BCX4430, développé par la recherche
militaire américaine, soumis et rejeté par Na­
ture en 2012 parce que toxique et peu actif. En
pleine crise d’Ebola, la publication est ressusci­
tée, comme l’a analysé Erik De Clercq, du Rega
Institute for Medical Research de Louvain. La
« prestigieuse » revue a pu faire parler d’elle.
Dans ces deux cas, vouloir faire du neuf avec
du vieux n’était pas basé sur des données
scientifiques, et a pu avoir des conséquences
néfastes pour les patients et pour la santé du
corpus scientifique. Concernant la chloro­
quine, il est très probable qu’elle soit efficace,
au vu de son mode d’action connu. Mais il est
impératif de disposer d’une confirmation la
plus rapide possible, scientifiquement éva­
luée, des essais cliniques en cours.
propos recueillis par hervé morin

Bruno Canard,
le 28 février.
B. CANARD

ZOOLOGIE


L


a science peut bien progresser, la re­
production conserve, pour la plupart
d’entre nous, son lot de mystères. Côté
humain, le paysage est presque familier. Mais
voyager à travers les espèces promet son lot
de surprises. Prenez les kangourous et leurs
petits cousins – au sens de la taille –, les walla­
bys. Chez ces marsupiaux des antipodes, tout
semble exotique, y compris la naissance :
venu au monde à l’état larvaire (moins de
1 gramme), le petit se lance dans une véritable
épopée à travers le pelage de sa mère pour
gagner la fameuse poche marsupiale. Il y
attrape une mamelle qu’il ne lâchera plus
pendant de longues semaines. Neuf mois
plus tard, il pointe enfin son nez – vous avez
tous vu ces photos – et quitte son doux abri,
tout en y revenant téter régulièrement.
Si cette étrangeté est connue et décrite de­
puis des siècles, d’autres particularités des
marsupiaux le sont moins. D’abord, celle de
mettre leur embryon, une fois conçu, dans un
état de dormance – il pourra se développer au
moment idéal. Pour ce faire, et ne pas risquer
de contamination, ces mammifères dispo­
sent de deux utérus, utilisés alternativement.
Cela permet aux femelles d’enchaîner les
conceptions, pensaient les scientifiques.
Dans un article publié, lundi 2 mars, dans les
Comptes rendus de l’Académie des sciences
américaines (PNAS), une équipe germano­
australienne a découvert que le wallaby bico­
lore allait encore plus loin, puisque la femelle
conçoit le nouveau venu un ou deux jours
avant la naissance du précédent. « La gros­
sesse permanente », concluent­ils.
Pour en apporter la démonstration, les
chercheurs de l’université de Melbourne et de
l’Institut Leibniz de Berlin ont suivi dix de ces
animaux en situation semi­sauvage. Obser­
vant que naissances et accouplements se
déroulaient à la même période, ils ont voulu
affiner la chronologie. « Nous pensions que le
nouvel embryon était conçu juste après la
naissance du précédent petit, nous avons eu la
surprise de constater qu’il l’était en réalité un
ou deux jours avant », raconte Brandon Men­
zies, de l’université de Melbourne.

Ce résultat a été obtenu par deux méthodes
parallèles. Quatre femelles wallabys ont subi
des échographies régulières au cours de leur
grossesse, avec, pour top départ, la sortie de la
poche marsupiale du rejeton antérieur. Les
scientifiques ont ainsi suivi, dans un des
deux utérus, la croissance de l’embryon jus­
qu’à sa naissance au bout de trente jours, et,
dans le second, l’apparition du corps jaune,
signe postérieur à l’ovulation, au 28e ou
29 e jour. Les mesures ultérieures des fœtus
ont confirmé que la conception avait bien eu
lieu au cours de ces deux journées. Les cher­
cheurs aussi ont réalisé des examens anato­
miques chez six autres femelles et mis en évi­
dence la présence de sperme dans leur appa­
reil reproducteur pendant ces deux jours


  • « et seulement à ce moment­là ».
    Jusqu’à présent, une telle chronologie, avec
    la fécondation d’une femelle encore enceinte
    de sa précédente portée, n’avait été observée
    que dans une espèce animale : le lièvre d’Eu­
    rope. Quel intérêt le wallaby bicolore a­t­il
    bien pu y trouver pour que l’évolution favo­
    rise pareil procédé? « Le fait d’avoir un em­
    bryon dormant en réserve permet de repren­
    dre une grossesse à un stade plus avancé si la
    précédente est interrompue par un prédateur
    ou un manque de ressource alimentaire,
    avance Brandon Menzies. Il se peut aussi que
    la femelle dispose ainsi d’une période de sélec­
    tion des embryons. Mais, pour être honnête,
    nous n’en savons rien. » Ce devrait être l’objet
    de travaux futurs, promet­il. Et sûrement de
    nouvelles surprises.
    nathaniel herzberg


La grossesse 


permanente 


du wallaby


Une femelle wallaby bicolore.
GEOFF SHAW/UNIVERSITY OF MELBOURNE
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