Le Monde - 22.02.2020

(John Hannent) #1

10 |france SAMEDI 22 FÉVRIER 2020


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Le « stress »


du logement s’invite


dans la campagne


Dans les grandes villes, les prix grimpent beaucoup


plus rapidement que les revenus des habitants,


rendant le sujet incontournable


S

ouvent, lors des élections, le sujet du
logement, pourtant fondamental
dans la vie des électeurs, est laissé
de côté. Il est jugé trop clivant, entre
intérêts parfois contradictoires des
propriétaires et des locataires. Il est
également technique et peu lisible, tant les pou­
voirs s’y entrelacent. L’Etat établit les règles fi­
nancières et fiscales ; les intercommunalités pi­
lotent les plans locaux d’urbanisme et fixent
les objectifs de production d’immeubles et d’at­
tribution de logements sociaux ; les maires gar­
dent jalousement la délivrance des permis de
construire.
Pourtant, à l’occasion des élections municipa­
les des dimanches 15 et 22 mars, ce sujet
émerge, en particulier dans les grandes villes.
Car le logement y est devenu cher, trop cher
pour beaucoup, à l’achat comme à la location.
Les candidats ne peuvent plus l’éluder.
« Tant que les difficultés pour se loger ne tou­
chaient que les pauvres, peu s’en souciaient,
mais maintenant que les classes moyennes, le
cœur de la société française, sont concernées et
que se loger devient une angoisse, le sujet
émerge », analyse Michel Lussault, professeur à
l’Ecole normale supérieure de Lyon, qui appelle
ce phénomène le « stress social résidentiel ».
Pour ce spécialiste de la géographie urbaine, « la
cherté du logement n’est d’ailleurs pas qu’un pro­
blème des grandes villes françaises, il est mon­
dial. Dans les grandes métropoles, le marché du
logement est devenu pathologique, très spécula­
tif ». En toute indifférence pour le fait que la
hausse des prix chasse des villes les habitants
qui ne peuvent plus suivre.
Des cités comme Lyon, Bordeaux, Marseille et
Nantes, au marché stable jusqu’à il y a peu,
aux prix sages, avec des investisseurs plutôt do­
mestiques, notaires ou pharmaciens du coin
impliqués dans la vie locale, voient, depuis dix
ans, les prix flamber.
Dès qu’un start­uper, un entrepreneur ou un
« family office » (fonds constitué par une même
famille) gagne un peu d’argent, il le place là,
alimentant l’inflation des prix des logements
désormais déconnectés de l’évolution, bien
plus lente, des revenus des habitants. La logique
des taux bas a soutenu l’envolée des prix.

LEVIER DU LOGEMENT SOCIAL
Entre 2000 et 2019, le prix du mètre carré a aug­
menté de 130 % sur la France entière, mais de
350 % à Paris et de 220 % dans les villes de plus
de 10 000 habitants, tandis que l’inflation pla­
fonnait, sur la même période, à 44 %.
« Ces valorisations sont en outre encouragées
par les politiques nationales, comme les avanta­
ges fiscaux, et locales, quand les maires vendent
leur foncier au plus offrant, poursuit M. Lus­
sault. Des prix en hausse sont, pour les élus, un
indice flatteur d’attractivité de leur ville et nour­
rissent l’espoir d’un prétendu “ruissellement”. »
Lors des élections, les élus mesurent souvent
trop tard les dégâts sociaux induits.
Les maires des très grandes villes ne sont
pourtant pas démunis de moyens pour agir sur
leur parc d’habitations. Le premier levier est le
logement social, sujet toujours clivant entre la
droite et la gauche. S’il n’y avait pas eu la loi Soli­
darité et renouvellement urbain (loi SRU du
13 décembre 2000) et son article 55 qui fixe un
quota de 25 % de logements sociaux à atteindre,
d’ici à 2025, dans toutes les communes des
grandes agglomérations, nombre d’entre elles
n’en auraient pas construit. Certaines se van­
tent même de ne pas faire l’effort... Dans son

bulletin municipal daté de novembre 2018,
Pierre­Christophe Baguet, le maire de Boulo­
gne­Billancourt (Hauts­de­Seine) n’hésitait pas
à écrire que l’amende de 6,8 millions d’euros
infligée à sa ville pour non­respect des quotas
SRU est « le prix à payer pour préserver notre
qualité de vie boulonnaise ». Cinq autres gran­
des villes n’ont pas atteint leurs objectifs de
création de logements sociaux : Nice, Toulon,
Aix­en­Provence, Marseille et Montpellier.
« La loi SRU a mieux réparti l’offre dans toutes
les communes », observe Hervé Legros, PDG
d’Alila, promoteur spécialisé. « Une enquête
[réalisée en ligne par Elabe, du 28 août au 3 sep­
tembre 2019, auprès de 2 009 locataires] mon­
tre que 74 % sont favorables à des quotas de
logements sociaux dans leur propre commune,
ce qui est remarquable », juge M. Legros.
Un autre levier, dont l’efficacité reste à dé­
montrer faute d’expérience menée sur le long
terme, est l’encadrement des loyers privés. Pa­
ris, depuis le 1er juillet 2019, et Lille, à partir du
1 er mars 2020, le mettent en vigueur : « Et toutes
les villes qui demanderont mon accord pour
mettre en place un encadrement des loyers l’ob­
tiendront », assurait le ministre du logement,
Julien Denormandie, devant la Fondation
Abbé­Pierre, le 31 janvier.

PROPOSITIONS NOVATRICES
La cherté des logements privés et la saturation
du parc social obligent les pouvoirs publics,
donc les candidats aux élections municipales, à
inventer des solutions afin d’accueillir les
ménages trop riches pour accéder au logement
social et pas assez aisés pour devenir proprié­
taires. Il faut donc créer des logements dits
intermédiaires.
A ce sujet, les candidats, par exemple à Paris,
rivalisent de propositions novatrices. Anne
Hidalgo, maire (PS) sortante, envisage de créer
une société foncière publique dotée de 20 mil­
liards d’euros, dont 14 milliards d’euros em­
pruntés, pour créer, dans Paris et le Grand Paris,
des logements locatifs intermédiaires avec des
loyers 20 % au­dessous de ceux du marché.
Benjamin Griveaux (La République en marche),
avant qu’il ne renonce à sa candidature,
préférait aider l’accession à la propriété, avec un
apport d’au plus 100 000 euros à un maximum
de 20 000 ménages. La mesure, contestée pour
son caractère potentiellement inflationniste,
notamment, pourrait être abandonnée par
Agnès Buzyn, qui le remplace.
La solution des organismes fonciers solidai­
res, qui dissocient propriété du terrain (publi­
que) et du bâti (privée), et combat la spéculation
en contrôlant le prix de revente, séduit aussi
nombre de candidats plutôt marqués à gauche
des grandes villes comme Rennes, Lyon,
Nantes, Bordeaux ou Lille.
La poussée écologiste vient également percu­
ter les logiques politiques classiques. L’argu­
ment vert est bien commode, ici ou là, pour jus­
tifier le refus de construire et d’ouvrir la com­
mune à de nouveaux arrivants : « Certains mai­
res sont soumis à une pression infernale de leurs
administrés, observe Daniel Béhar, géographe.
Dans la petite couronne parisienne, notamment,
les habitants se rebiffent, au nom de la préserva­
tion du cadre de vie, contre le rythme de cons­
truction et la densité qu’on leur impose, qu’ils
jugent violente. »
Les maires se retrouvent alors face à une
équation impossible, note ce professeur de
l’Institut d’urbanisme de Paris : « Construire
pour accueillir tout le monde et faire accepter la
densité, mais pas trop haut ni trop dense et
en préservant les espaces naturels pour respec­
ter l’objectif désormais national de “zéro artifi­
cialisation nette des sols” inscrit dans le Plan
biodiversité. »
isabelle rey­lefebvre

Lors de la
rénovation
du quartier
de Malakoff,
à Nantes,
en 2006.
FRÉDÉRIC ACHDOU/REA

É L E C T I O N S M U N I C I P A L E S


A Bordeaux, un retard


de logements sociaux à rattraper


Les principaux candidats sont conscients de cette pénurie,
dans la troisième ville la plus chère de France

bordeaux ­ correspondante

L


a question du logement, et
plus particulièrement de
son volet social, a pris une
place prépondérante dans le dé­
bat des élections municipales
bordelaises. Dans la métropole
girondine, le parc immobilier ne
compte que 18,4 % de logements
sociaux, encore loin du quota
prévu par la loi Solidarité et re­
nouvellement urbain (SRU). Les
communes de plus de 3 500 ha­
bitants sont censées atteindre le
seuil de 25 % d’ici à 2025.
Les quatre candidats à la mairie
de Bordeaux les mieux placés
dans les sondages – Nicolas Flo­
rian (LR), Pierre Hurmic (EELV),
Thomas Cazenave (LRM) et Phi­
lippe Poutou (NPA) – s’y enga­
gent et certains ont même l’am­
bition d’aller plus loin. La ville
garde également les stigmates
du mouvement des « gilets
jaunes », qui est venu secouer
son calme relatif.
Les tracas d’une classe
moyenne qui peine à se loger,
contrainte de s’exiler en péri­
phérie et plus loin encore sur
son territoire, a remis au cœur
du débat cette problématique
dans la troisième ville de plus de
150 000 habitants la plus chère,
derrière Paris et Lyon, en termes
d’immobilier. Les loyers y ont
augmenté de 10 %, en 2019.
L’année passée, pourtant, n’a
pas été favorable aux logements
sociaux dans la capitale giron­

dine, avec une baisse de 25 % de
la programmation de logements
neufs de ce type. Un phénomène
qui s’explique, pour Muriel
Boulmier, présidente de l’union
régionale HLM en Nouvelle­
Aquitaine, « par l’augmentation
du prix du foncier de 25 % en cinq
ans, avec une perte de recettes de
34 millions d’euros en 2018 pour
les bailleurs girondins, due à la
baisse de l’APL. Il a fallu que les
organismes de logements so­
ciaux s’adaptent ».

Mesures insuffisantes
L’objectif fixé ces six dernières
années par la métropole était de
7 000 à 7 500 logements à
construire chaque année, dont
3 000 à 3 200 sociaux, mais seuls
2 420 ont été livrés en 2019. Mais
selon Gilles Pinson, enseignant
chercheur à Sciences Po Bor­
deaux, le problème réside égale­
ment dans le type de logements
construits. « On peut identifier des
problématiques dans de nouvelles

opérations où l’on a laissé les pro­
moteurs construire énormément
de petits logements en défiscalisa­
tion, alors qu’il y a un déficit de lo­
gements de plus grande taille ac­
cessibles », explique­t­il.
Nicolas Florian, le maire sor­
tant, héritier d’Alain Juppé,
maire de Bordeaux pendant
vingt­quatre ans, prévoit que
35 % des logements construits
dans les prochaines années sur
la ville soient des logements so­
ciaux, s’il est réélu.
Le candidat EELV, Pierre Hur­
mic, qui le talonne dans les der­
niers sondages, envisage d’aller
encore plus loin. Outre l’enca­
drement des loyers, il veut impo­
ser aux promoteurs jusqu’à 50 %
de logements sociaux pour cha­
que opération dans les quartiers
déficitaires. Du côté de Thomas
Cazenave (LRM), l’objectif est de
veiller « en particulier à ce que ces
HLM puissent être proposés dans
chaque quartier de notre ville et
pas les concentrer dans certains
d’entre eux ». Enfin, Philippe
Poutou souhaite « construire en
priorité des logements très so­
ciaux pour les ménages les plus
précaires », selon le prêt locatif
aidé d’intégration.
Un ensemble de mesures en­
core insuffisantes, pour Gilles
Pinson, qui regrette que « la
course à l’échalote sur le plan
environnemental relègue la
question du logement social au
second plan. »
claire mayer

DANS LA MÉTROPOLE 


GIRONDINE, LE PARC 


IMMOBILIER NE COMPTE 


QUE 18,4 % DE 


LOGEMENTS SOCIAUX, 


LOIN DU QUOTA PRÉVU 


PAR LA LOI SRU

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