Le Monde - 22.02.2020

(John Hannent) #1
QUATRE DÉCENNIES PLUS TARD, ils
étaient encore incapables de répondre. Pourquoi
eux, ces trois policiers islandais chargés de l’en-
quête sur un double homicide, s’étaient-ils
acharnés sur ces six jeunes un peu marginaux?
Comment avaient-ils réussi à les convaincre de
leur culpabilité? Comment avaient-ils pu parti-
ciper à cet énorme scandale judiciaire islandais
qui vit, au milieu des années 1970, ces six mêmes
jeunes gens avouer des meurtres dont ils
n’avaient aucun souvenir, puis écoper de lourdes
peines de prison, avant que, en 2018, la justice
n’en acquitte cinq d’entre eux?
À l’époque, les Islandais croient découvrir le mal
incarné : une « Manson family », comme celle du
gourou américain Charles Manson à Hollywood,
sur leur archipel de 220 0 00 habitants, petite com-
munauté conservatrice, peu habituée aux faits
divers. Sur l’île-pays, de temps en temps, des gens
se perdent dans ses paysages volcaniques, soumis
aux caprices de la météo. Les disparitions nour-
rissent les contes pour enfants. Mais ce n’est rien
comparé à cette affaire qui, aujourd’hui encore,
pour les Islandais, marque le moment où leur
innocence s’est envolée, trente ans seulement
après leur indépendance.
D’abord fasciné par cet étrange cas d’amnésie col-
lective, le photographe britannique Jack Latham
en a tiré un livre, Sugar Paper Theories, réalisé
avec le professeur de psychologie Gísli
Gudjónsson. Militant aux côtés des survivants,
Jack Latham y montre les lieux où les six accusés
ont vécu, ceux où ils ont avoué avoir tué les deux
hommes, les endroits où les policiers ont organisé
les reconstitutions de faits qui n’avaient jamais
existé. Dans son livre apparaissent également
les théories des conspirationnistes, dessinées sur
des feuilles cartonnées colorées – sugar paper, en
anglais. « Une photographie est presque l’illustra-
tion d’un souvenir. Je photographie aujourd’hui des
choses qui ont lieu dans le passé. Il y a une étrange
relation avec la mémoire. C’était donc, d’une cer-
taine façon, le meilleur médium pour raconter cette
histoire. » À l’origine de son intérêt, une enquête

Ci-dessous, le bureau d’un théoricien du
complot rencontré par Jack Latham, à
Reykjavík. Au mur, un schéma représentant les
allées et venues des protagonistes de l’affaire.


À droite, la ville de Keflavík, où eut lieu la
disparition de Geirfinnur Einarsson, un ouvrier
du bâtiment, le 19 novembre 1974.
La photo est datée du 16 février 1977.


LE PORTFOLIO

Jack Latham
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